2011


ANALYSE

1-

Ébauche d’une sociologie des travailleurs indépendants

Étudier l’histoire et la sociologie des différentes catégories de travailleurs non-salariés est un moyen de mieux comprendre leur identité collective, leurs attitudes par rapport au travail, au stress et à la santé en général. Cette démarche vise à caractériser à grands traits les éléments qui pourraient justifier, au-delà de l’évidente hétérogénéité des métiers indépendants, une certaine homogénéité de condition, de culture et de valeurs des travailleurs non-salariés relativement aux salariés. Si globalement les conditions de travail des indépendants sont assez proches de celles des salariés de métiers comparables, elles diffèrent au moins sur deux points : le temps de travail et l’autonomie. Mais tous les indépendants ne possèdent pas forcément le même niveau d’autonomie et d’indépendance économique. Dans la dernière partie de ce chapitre, le cas des indépendants fortement dépendants (d’un donneur d’ordre, d’une chaîne de franchisés...) sera abordé à part, dans la mesure où cette situation pourrait les exposer à des risques spécifiques1 .

Morphologie sociale des travailleurs non-salariés

En 2007, les travailleurs non-salariés étaient 2 778 000 soit environ 11 % de la population active (Chevalier et coll., 2008renvoi vers). Il s’agit d’une population plutôt masculine (tableau 1.Irenvoi vers).

Tableau 1.I Répartition (%) des salariés et non-salariés selon le genre (d’après l’enquête Emploi de l’Insee, 2007renvoi vers)

 
Hommes
Femmes
Total
Non-salariés
14
 7,3
10,8
Salariés
86
92,7
89,2
Les travailleurs non-salariés, hors exploitants agricoles, peuvent être divisés en trois familles : commerçants (42 %), artisans (40,5 %) et professions libérales (17,5 %).
Les indépendants ont un âge moyen plus élevé que les salariés, y compris lorsque l’on retire les exploitants agricoles : la moyenne d’âge des travailleurs non-salariés en 2006 était de 46 ans contre 40 ans pour l’ensemble des actifs (données Insee, citées dans Rapelli et Piatecki, 2008renvoi vers). Cet âge plus élevé peut s’expliquer par une entrée plus tardive (32 ans en moyenne) dans le statut d’indépendant (passage par le salariat, études plus longues, attente de la transmission d’une affaire familiale...) ainsi que par la présence parmi les travailleurs non-salariés de groupes (artisans, commerçants et exploitants agricoles) en vieillissement démographique.
Le niveau de diplôme des travailleurs non-salariés est légèrement supérieur à celui des salariés, ce qui s’explique par la présence parmi les travailleurs non-salariés des professions libérales, mais également par le fait qu’un certain nombre de professions artisanales sont soumises à l’obligation de diplôme pour pouvoir exercer.
Enfin, les travailleurs étrangers sont un peu plus nombreux parmi les travailleurs non-salariés qu’au sein de la population salariée (10,3 % contre 8,2 % pour l’ensemble des actifs), notamment dans le bâtiment, l’hôtellerie-restauration et le commerce de détail.
Ces données sur la structure sociodémographique du groupe des indépendants appellent à la prudence : une partie des problèmes de santé pourraient être liés à la composition sociale du groupe (effet de structures) plutôt qu’au statut d’indépendant lui-même.

Éléments d’histoire des indépendants

Plusieurs études en sociologie et sciences politiques ont montré comment l’identité collective d’un groupe se construisait historiquement autour des rapports entre les représentants de ce groupe et le reste de la société ou les pouvoirs publics (Zarca, 1986renvoi vers ; Hassenteufel, 1997renvoi vers). En prenant la parole publiquement au nom des représentés, les représentants forgent une image de la profession, de ses intérêts, qui sera d’autant plus prégnante qu’il n’existe pas de discours alternatifs. Une des premières façons de s’identifier, c’est de s’opposer collectivement à d’autres groupes : « eux et nous ». Cela peut être les ouvriers contre la maîtrise ou les patrons, les gens du terrain contre ceux du siège... Pour les indépendants, le « eux » concerne à la fois les salariés, supposés être des assistés en puissance, et les grands patrons représentant une logique gestionnaire qui serait oublieuse des métiers et de la qualité.

Une identité constituée dans une relation ambiguë face à l’État et au marché

Les « métiers » et occupations qui constituent le gros des catégories indépendantes d’aujourd’hui sont le fruit d’une longue histoire et semblent plus anciens que les activités salariées. Pourtant, la notion « d’indépendance », paradoxalement, ne prend son sens qu’avec et en réaction au développement du salariat. Tant que le salariat n’est pas constitué comme un groupe stable et bien défini, les catégories indépendantes ne peuvent être clairement distinguées. C’est dans un double combat contre la condition de salarié et contre la dérégulation du marché que se construisent progressivement les catégories indépendantes. C’est pourquoi, politiquement, les indépendants seraient, globalement passés, au fur à mesure que le salariat se définissait dans la subordination et la protection, de la défense de valeurs révolutionnaires et républicaines (lors de la révolution française et au début du XIXe siècle) à des positions plus conservatrices et anti-étatiques au cours du XXe siècle.
Dès le XIIIe siècle, le pouvoir royal distingue les métiers réglés (contrôlés par la puissance royale et dont l’accès est fortement contrôlé), les métiers jurés dont les membres prêtent serment de respecter leurs règles disciplinaires et les métiers non réglementés. L’apprentissage, la maîtrise, le compagnonnage, structurent la vie et le travail des gens de métiers. L’organisation en confréries permet d’assurer une certaine solidarité interne, mais aussi de promouvoir des œuvres caritatives afin d’améliorer l’image sociale du groupe. En 1791, les lois d’Allarde et Le Chapelier (interdiction des corporations) suppriment les privilèges accordés aux groupes professionnels et interdisent en principe toute défense en commun des intérêts collectifs. Les corporations et organisations de métiers ne vont renaître que progressivement et partiellement après la révolution française pour éviter les troubles sociaux, protéger les consommateurs et favoriser, à partir des années 1860, l’entraide mutuelle.
Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, la distinction entre ouvrier et travailleur indépendant n’est pas encore stabilisée, particulièrement en France où l’industrialisation est moins rapide qu’en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Nombre d’ouvriers qualifiés peuvent passer du statut d’employé à celui de patron suivant le parcours ou la conjoncture économique. Le rêve de beaucoup est d’ailleurs de pouvoir s’installer à leur compte. C’est la raison pour laquelle l’opposition aux assurances sociales aura un écho dans ce milieu (refus des cotisations obligatoires qui viendraient grever les économies personnelles et renvoient au statut de salarié à vie, voir Hatzfeld, 1971renvoi vers). Dans les campagnes, une grande masse des ouvriers sont des ouvriers-paysans qui alternent le travail aux champs et à l’usine au gré des saisons et des crises économiques. Il faut aussi mentionner le système du travail à domicile (proto-industrialisation) sous la dépendance d’un marchand : un négociant ou un agent d’une grosse entreprise distribue des tâches et les matières premières, parfois l’outillage ou les machines, à des ouvriers-paysans ou des artisans urbains. La dépendance est très forte, les conditions de travail et les tarifs sont particulièrement mauvais, parfois plus que pour les ouvriers en usine. Ce système de dépendance brouille encore la distinction entre patron et ouvriers. Ainsi, les canuts lyonnais : au milieu du XIXe siècle, on compte environ 8 000 chefs d’atelier à Lyon (dont la moitié à la Croix-Rousse) et près de 40 000 compagnons. Ces petits ateliers, souvent familiaux, sont très dépendants des marchands et industriels qui achètent leur production et fixent les tarifs. Bien qu’employeurs de quelques compagnons, les canuts ne sont pas totalement « indépendants ».
Si la distinction entre les indépendants et les salariés apparaît comme une construction historique complexe, cela est également le cas de la distinction par rapport aux chefs d’entreprises. Après la première guerre mondiale et le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, un équivalent français du modèle de formation de la main-d’œuvre artisanale par l’apprentissage développé outre-Rhin est mis en place, avec la loi Courtier de 1925 qui institue les chambres de commerce et d’artisanat. Si dans un premier temps, toutes les entreprises peuvent y être représentées, rapidement des limites de taille (pas plus de dix salariés) et d’activité (seulement les patrons appartenant à une corporation de métier) sont imposées pour être reconnu comme « artisan » (Zarca, 1986renvoi vers). L’artisan est un homme de métier qui fait le même travail que ses salariés et non un gestionnaire dont la seule activité serait de faire travailler les autres.
Il faut attendre le XXe siècle, les assurances sociales (1930) et la codification des emplois salariés (accord de Matignon en 1936 et grille Parodi en 1945) pour que la distinction entre salariés et indépendants apparaisse clairement dans les statistiques (Dérosières et Thévenot, 2002renvoi vers). Au XXe siècle, la mobilisation syndicale et politique des indépendants s’est alors faite pour une grande part en réaction au développement de la protection sociale, de la fiscalité et de l’emploi salarié.
C’est le cas tout d’abord des médecins qui pour beaucoup d’entre eux cumulaient une pratique libérale, des charges publiques prestigieuses mais peu rémunératrices et différentes formes de paiement (à l’acte, capitation, salariat). Déjà divisée sur l’accès gratuit aux soins et le tiers payant institués par certaines lois sociales (loi de 1893 sur l’aide médicale gratuite, loi de 1898 sur les accidents du travail, lois de 1919 sur les pensions de guerre et sur les maladies professionnelles), la profession va se restructurer contre le projet de loi sur les assurances sociales prévoyant des tarifs opposables et le tiers payant pour les ouvriers. Une minorité active se constitue au sein du monde médical contre toute forme de contrôle collectif et parvient à faire voter les fameux sept principes de la médecine libérale (libre choix du médecin, secret médical, paiement à l’acte et par le malade, liberté thérapeutique et de prescription, les caisses d’assurance ne pourront contrôler que les malades et non les médecins mais les syndicats médicaux auront un droit de regard sur le fonctionnement des caisses). Le nouveau syndicat qui naît de ce mouvement (la CSMF, Confédération des syndicats médicaux français) s’oppose alors avec vigueur à la loi de 1928 sur l’assurance maladie qui prévoit la négociation de tarifs dans le cadre de contrats locaux et la possibilité du tiers payant. Une nouvelle loi doit être votée en 1930 qui laisse de côté cette fois la question de la fixation des honoraires et du tiers payant. Ce coup de force des tenants de la médecine libérale fige pour longtemps la position des syndicats de médecins face à la protection sociale et la régulation des coûts. Le syndicalisme médical tente alors de contrer les institutions médicales qui pourraient faire concurrence à la médecine libérale, comme l’hôpital, réservé jusqu’en 1941 aux indigents, la médecine du travail et scolaire ou les PMI après 1945, qui n’auront pas le droit de prescrire ni de soigner.
Ce combat à la fois contre la concurrence et contre différentes formes de contrôle externe lié aux réglementations étatiques ou à la protection sociale se retrouve dans d’autres mouvements d’indépendants. En témoigne le succès dans les années 1950 du poujadisme2 et de l’Union de défense des commerçants et artisans (UDCA), tout comme l’histoire du CID (Comité d’information et de défense, 1969, qui rejoint l’Unati, Union nationale des travailleurs indépendants) et les manifestations parfois violentes contre les cotisations maladie ainsi que le développement des grandes surfaces. Ces mouvements débouchent notamment sur la loi Royer de 1973 censée réguler les implantations commerciales de grandes surfaces pour protéger les petits commerçants, des aménagements du régime de protection sociale.

Regroupements et associations comme garants de l’indépendance

En se constituant en collectifs organisés, les différentes catégories de travailleurs indépendants vont progressivement rompre leur isolement et bâtir tout un réseau d’institutions, d’associations professionnelles, de syndicats, de lieux d’échange et d’entraide, comme le montre notamment l’exemple du monde agricole. Les paysans ont longtemps été isolés et dépendants au sein de systèmes locaux de domination dont le servage a été la manifestation la plus visible. Au XIXe siècle encore, Karl Marx dans Le 18 brumaire de LN Bonaparte (1852) note : « Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. L’exploitation de la parcelle ne permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de rapports sociaux. Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. ».
La constitution des agriculteurs en groupe structuré, défendant ses intérêts, est progressive au XXe siècle. La lutte contre les retraites ouvrières et paysannes (1910), les assurances sociales (1928-30) ou la sécurité sociale pour les salariés agricoles, ainsi que le syndicalisme et le militantisme agricole après la seconde guerre mondiale vont à la fois contribuer à diffuser les méthodes modernes et à conforter l’identité des agriculteurs autour d’une image plus homogène de la profession. Comme l’écrit Henri Mendras (1988)renvoi vers, grand spécialiste de sociologie rurale : « Dans les années 1950, la JAC (Jeunesse agricole chrétienne) et le CNJA (Centre national des jeunes agriculteurs) ont mis sur pieds un formidable réseau de formation générale et technique qui, à coup de stages, de sessions, de journées d’étude, de voyages, a diffusé chez les militants, puis dans leur famille, une nouvelle vision du métier, une fierté d’être paysan, des connaissances techniques et un savoir économique élémentaire. C’est sans doute la plus grande réussite d’éducation populaire qui soit au monde : toute une population, en une génération, a appris un métier rénové et s’est acclimatée au monde moderne. Une nouvelle conception des rapports sociaux, libérée des tabous anciens, autorise l’échange et la coopération entre voisins, la participation à des associations professionnelles, l’écoute d’un technicien et la discussion de ses avis. Aujourd’hui, les agriculteurs sont une des catégories les mieux informées, les plus en éveil et les plus ouvertes au progrès. ». En 1954, il y avait 4 millions d’agriculteurs exploitants. Ils sont 539 000 en 2007, pour une production trois fois plus élevée.
Les associations professionnelles agissent comme un amortisseur des angoisses et un moyen de mutualisation des connaissances face aux difficultés professionnelles et aux innovations techniques. De nombreux travaux sociologiques sur la diffusion des innovations (présentés notamment dans Mendras et Forsé, 1992renvoi vers) ont montré l’importance des réseaux sociaux : une innovation (comme l’utilisation d’une nouvelle technique, d’une nouvelle matière première...) est d’autant plus facilement acceptée et mise en œuvre que les agriculteurs, artisans ou libéraux concernés peuvent en discuter avec d’autres membres de leur métier et en connaître les effets chez les devanciers. Sans le soutien d’une organisation capable d’assurer la veille technologique, l’évaluation de l’impact de l’innovation et la prospective sur les marchés, les indépendants ont besoin de connaître les effets concrets chez les « pionniers ». Les premiers à adopter une innovation, souvent mieux informés, peuvent alors jouer un rôle d’entraînement par l’exemple ou la diffusion d’informations sur l’intérêt de la nouvelle technique ou de nouveaux produits et ainsi rassurer les « suiveurs ».
Les métiers indépendants se structurent tout d’abord autour de leurs instances de représentation collectives. Les chambres de commerce et d’industrie, créées en 1803, sont réaménagées par la loi du 9 avril 1898 qui leur confère le statut d’établissement public et règle l’essentiel de leur organisation et de leurs attributions. Devenues Chambres de Commerce et d’Industrie (CCI) par décret en 1960, leur action est coordonnée par 21 chambres régionales créées en 1964 et 155 chambres départementales. La loi du 26 juillet 1925 institue, quant à elle, les chambres de métiers et de l’artisanat (CMA), aujourd’hui au nombre de 107. Les élus y sont issus des métiers représentés et jouent un rôle important dans la défense des intérêts des indépendants et la diffusion de référents identitaires (Rapelli et Piatecki, 2008renvoi vers).
Il n’est pas possible de dresser une liste exhaustive des multiples formes d’associations, de syndicats ou de groupements professionnels assurant le maillage des différents métiers des travailleurs non-salariés. Si à l’origine, le syndicalisme patronal regroupe à la fois les indépendants et les gros employeurs (plus de 10 salariés), à partir des années 1920, artisans et commerçants tendent à séparer leurs revendications et leurs organisations de celles du patronat (Offerlé, 2009renvoi vers). Pour comprendre cette évolution, il est possible d’évoquer l’opposition ancienne entre deux visions du libéralisme, un libéralisme des groupes et un libéralisme des marchés. Les premiers se réunissent par métiers pour développer des secours mutuels, partager des informations sur les marchés et les techniques, défendre leurs intérêts en justice ou face aux évolutions de la législation. Ils n’hésitent pas quand cela leur semble nécessaire à limiter les formes de concurrence pour défendre leurs intérêts. Comme l’écrivait déjà Adam Smith en 1776, « toutes les fois que les marchands de même métier se réunissent, on peut être sûr qu’il se trame quelque chose contre les poches du public. » (cité dans Offerlé, 2009renvoi vers, p. 9). Les seconds, au contraire, valorisent le libre jeu de l’offre et de la demande et condamnent les privilèges et protections dont bénéficieraient les premiers.
L’Union professionnelle artisanale (UPA), créée en 1975, regroupe trois fédérations (la Capeb, Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment ; la Cnams, Confédération nationale de l’artisanat, des métiers et des services et la CGAD, Confédération générale de l’alimentation en détail), cinquante confédérations, 115 structures régionales et 5 000 syndicats départementaux pour 920 000 artisans. De leur côté, les commerçants sont regroupés en une myriade d’associations mal connues : unions de commerçants qui s’occupent de l’animation commerciale et peuvent porter des revendications collectives auprès des municipalités ; organisations autonomes et contestataires (comme l’UDCA, le Cidunati, le CDCA) qui s’oppose tant aux « gros » distributeurs qu’aux prélèvements fiscaux et sociaux (Offerlé, 2009renvoi vers).
Les professions libérales, enfin, sont souvent représentées par différentes structures syndicales, traversées par des oppositions politiques ; par des divergences par rapport aux Ordres professionnels, des différences d’intérêts économiques (par exemple entre médecins spécialistes et médecins généralistes, entre petits et gros cabinets de comptables ou d’architectes)... Les syndicats coexistent avec des sociétés savantes plus tournées vers la diffusion et la certification des connaissances ; les ordres professionnels, des groupes de réflexion sur l’avenir de la profession... (voir par exemple les travaux de Florent Champy (2001)renvoi vers sur les architectes, de Lucien Karpik (1995)renvoi vers sur les avocats ou de Patrick Hassenteufel (1997)renvoi vers sur les médecins...).
Les institutions représentatives des organisations et groupements professionnels pourraient constituer un vecteur important pour toute action de prévention des risques psychosociaux. Les indépendants n’apprécient pas forcément un regard extérieur sur leur façon de travailler (qui pourrait leur rappeler le contrôle étatique qu’ils rejettent souvent), mais peuvent plus se reconnaître dans des discussions et réunions extérieures de professionnels partageant les mêmes activités. Les associations, syndicats ou réseaux professionnels pourraient également jouer un rôle dans la prévention des facteurs potentiels de stress dans la mesure où ils permettent aux travailleurs indépendants d’avoir collectivement une certaine prise sur l’environnement économique, de se créer des marges de manœuvre en stabilisant et en segmentant leur marché, leurs fournisseurs, les normes de qualité... De nombreux travaux de sociologie économique (Bagnasco, 1993renvoi vers ; Roy, 1995renvoi vers ; Burt, 2005renvoi vers ; Comet, 2007renvoi vers) ont montré l’importance du capital social et des réseaux sociaux dans la performance. Cette entraide entre professionnels peut prendre plusieurs formes : partage de l’information ; échanges de clients (surtout entre métiers complémentaires, comme carreleurs et plombiers) ; échanges temporaires de matériel ou de main-d’œuvre, accords locaux sur les prix, les horaires d’ouverture, pour limiter la concurrence ; mise en commun des achats pour mieux négocier avec les fournisseurs...

Identité sociale et conditions de travail communes aux indépendants

Le groupe des travailleurs indépendants, au-delà d’une histoire commune de résistance à la fois au salariat et au marché, présente de grandes divergences internes tant en terme de niveau d’étude que de revenu. C’est la raison pour laquelle la typologie de l’Insee des professions et catégories professionnelles disperse les travailleurs non-salariés dans plusieurs catégories pour tenir compte de ces différences (ainsi, les professions libérales sont regroupées avec les cadres dont ils sont proches par les niveaux de revenu et de diplômes).

Une culture propre aux indépendants ?

S’il devait y avoir un socle identitaire commun à tous les indépendants, il se structurerait autour de quelques grandes dimensions.
On distingue tout d’abord la non subordination et l’autonomie, bien que celle-ci existe chez certains salariés et soit remise en cause pour divers indépendants (par exemple les commerçants franchisés, les prestataires de service dépendant d’un seul client...). De par leur histoire, des groupes comme les journalistes pigistes ou les intermittents du spectacle ont pu bénéficier de la protection sociale des salariés tout en étant dans leur travail proches des prestataires de service indépendants (dans plusieurs pays, ils n’ont pas le statut de salarié).
On note également la volonté de conserver une relation de proportionnalité entre la quantité de travail ou les résultats et le niveau de rémunération, même si cela est également le cas de certains salariés (commerciaux, pigistes, traders...). L’indépendant est responsable de ses gains comme de ses pertes. En 2005, 67,4 % des non-salariés estimaient que leur rémunération dépend de leur façon de travailler, contre seulement 18,5 % des salariés (source Enquête conditions de travail 2005, dans Algava et Vinck, 2009renvoi vers).
Enfin, la responsabilité financière, un goût plus grand pour le risque sont vérifiés par plusieurs recherches de psychologie économiques (Levesque et coll., 2002renvoi vers ; Rapelli et Piatecki, 2008renvoi vers). Mais tous les indépendants n’ont pas le statut d’entreprise individuelle avec responsabilité sur les biens propres (69,2 % dans la boulangerie, pâtisserie, charcuterie, contre 35,3 % dans le commerce et la réparation automobile). Pour les agriculteurs, les médecins, les patrons-taxis, il existe des garanties de tarifs minimaux ou réglementés. Certaines professions sont protégées par des aides, un numerus clausus, des clauses de non-concurrence. La responsabilité financière se mesure également aux conséquences des erreurs dans le travail. Dans tous les secteurs, à travail équivalent, les indépendants déclarent plus que les salariés qu’une erreur de leur part entraînerait des coûts financiers pour l’entreprise : 70 % des agriculteurs exploitants contre 48 % des salariés agricoles, 70 % des artisans contre 50 % des ouvriers qualifiés de type artisanal ; 45 % des commerçants contre 37 % des employés de commerce et 86 % des chefs d’entreprise contre 79 % des cadres d’entreprise (source Enquête conditions de travail 1991, dans Hamon-Cholet, 1998renvoi vers).
La protection sociale est généralement moins importante et moins protectrice, à la fois parce que les indépendants se sont montrés longtemps hostiles aux prélèvements sociaux, mais aussi parce qu’il est compliqué de leur garantir sur certains risques les mêmes droits qu’aux salariés (revenus de remplacement en cas de grossesse ou de maladie, formation continue...).
Les travailleurs indépendants se définissent en référence à un métier ou à une profession, même si la plupart des métiers peuvent être exercés en indépendant ou comme salarié, ce qui peut occasionner des conflits et des rapports de force internes à ces métiers (par exemple, dévalorisation de la médecine salariée non hospitalière par les médecins libéraux ; conflit au sujet du conseil de l’ordre entre infirmières libérales et salariées...). Pour les indépendants, cela se traduit par un fort attachement à la valeur travail. D’après l’enquête « histoire de vie, construction des identités » de l’Insee (2003), les indépendants sont, avec les cadres supérieurs (qui comptent aussi les professions libérales), parmi les plus nombreux (68 %) à citer le « métier » comme un des trois éléments permettant de les définir (contre 57 % pour les professions intermédiaires et seulement 33 % pour les ouvriers non qualifiés).
Une conséquence importante, pour la problématique de la santé au travail des indépendants, de cet ensemble d’attitudes est le rapport à la médecine et le niveau de consommation médicale. Globalement, et en neutralisant l’effet de l’âge, la consommation de soins des indépendants est plus faible que celle des salariés (Mormiche, 1995renvoi vers ; Raynaud, 2002renvoi vers). Cela peut s’expliquer par une plus grande difficulté à trouver le temps de se soigner et d’avoir des arrêts maladie, par une tolérance plus grande à la fatigue ou à la douleur, une éthique du travail plus forte, mais aussi, pendant longtemps, par une moins bonne couverture sociale qui a pu installer des habitudes durables, même après une mise à niveau. La question qui se pose alors est la suivante : cette moindre consommation est-elle le signe d’une résistance plus forte ou de meilleures conditions de vie et de travail (moins de stress) ou au contraire un risque de mauvais suivi médical (avec comme conséquence plus de problèmes de santé à terme) ?

Conditions de travail des indépendants : quelles spécificités ?

Globalement, les conditions de travail des indépendants sont tout aussi variées et hétérogènes que celles des salariés, notamment du point de vue de l’exposition aux risques physiques, chimiques et biologiques. Il y a peu en commun entre un boulanger, un agriculteur et un médecin libéral confrontés à des produits, des environnements de travail, des gestes et une organisation très différents. De ce point de vue là, au sein d’un même métier, les contraintes sont très proches entre salariés et non-salariés.
Pour mettre au jour des différences, il faut distinguer plusieurs familles parmi les travailleurs non-salariés. En effet, le fait que les conditions de travail des professions libérales sont globalement très proches de celles des cadres supérieurs, atténue le fait que les conditions des autres indépendants sont souvent proches de celles des ouvriers (travail physiquement pénible, exposition à des substances dangereuses...). Les conditions de travail des « agriculteurs exploitants », notamment, sont sur certains points, plus difficiles que pour les autres professions et catégories socioprofessionnelles (CSP), comme le montre notamment l’enquête décennale santé 2003 de l’Insee (Cohidon et Santin, 2007renvoi vers). Ainsi, les hommes agriculteurs exploitants sont les plus nombreux (40,9 %) à être exposés à des produits chimiques (contre 24,3 % pour les ouvriers qui arrivent en deuxième position) et aux intempéries (63,8 % contre 27 à 3 % pour les autres catégories). De même, ils sont un peu plus nombreux à déclarer porter des charges lourdes (48,9 % contre 47,6 % pour les ouvriers). Les mêmes tendances se retrouvent pour les femmes.
Le groupe « artisans, commerçants, chefs d’entreprise » se rapproche plutôt des « employés » et des « ouvriers ». Les artisans ont des conditions physiques et environnementales de travail très proches de celles des ouvriers qualifiés, tandis que les commerçants se situent entre les professions intermédiaires et les employés.
Sur deux points, toutefois, la différence peut être importante entre salariés et non-salariés : la durée du travail d’une part et l’autonomie et la solitude face aux responsabilités d’autre part.

Temps de travail et horaires

Globalement, le temps de travail des non-salariés est supérieur à celui des salariés. D’après l’enquête Emploi 2007 de l’Insee, en France, les indépendants travaillent en moyenne 53,3 heures par semaine (et parmi eux les employeurs 57,3), contre 37,6 pour l’ensemble de la population active occupée. La tendance est la même en Europe où les indépendants travaillent en moyenne 44,5 heures contre 36,7 pour les salariés (Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, 2002). Cet écart a plusieurs explications : l’absence de réglementation sur le temps de travail des non-salariés, le lien entre rémunérations et quantité de travail, le cumul de l’activité professionnelle et de tâches annexes de gestion, comptabilité, management et la faible part du temps partiel, ce dernier point étant plutôt favorable aux indépendants. En revanche, les non-salariés sont moins soumis que les ouvriers ou les professions intermédiaires aux horaires atypiques. Ainsi, les agriculteurs, artisans, commerçants ou professions libérales sont beaucoup moins nombreux que les ouvriers, employés et professions intermédiaires à déclarer avoir des horaires alternants, tardifs ou très matinaux (même si les travailleurs non-salariés sont plus nombreux à travailler 5 jours d’affilée) (tableau 1.IIrenvoi vers). Or l’alternance travail du matin et du soir, jour/nuit est réputée particulièrement nocive.

Tableau 1.II Part des actifs (%) déclarant des horaires atypiques (d’après l’Enquête décennale santé Insee, 2003)

 
Horaires alternants
Coucher après minuit
Lever avant 5 h
Pas dormir de la nuit
Ha
Fb
H
F
H
F
H
F
Agriculteurs exploitants
5,3
1,9
6,4
1,3
13,1
7,7
2,3
0
Artisans, commerçants, chefs d’entreprise
5,1
1,2
7,9
2,7
13,8
6,0
3,5
2,2
Cadres professions intellectuelles
1,1
1,2
6,8
3,3
4,0
1,7
2,0
1,1
Professions intermédiaires
12,2
10,8
10,4
4,1
11,4
4,5
6,9
3,6
Employés
27,2
16,2
17,7
3,8
16,7
6,1
12,2
2,4
Ouvriers
28,5
35,1
15,7
8,0
30,9
31,4
13,5
5,6

a Hommes : N=6 232 ; Femmes : N=5 663

Autonomie et solitude

L’autre grande caractéristique qui distingue les indépendants par rapport au reste de la population active et aux catégories salariées proches est l’autonomie, l’absence de routine dont la contrepartie peut être la solitude (tableau 1.IIIrenvoi vers).

Tableau 1.III Part des actifs (%) déclarant chaque caractéristique de travail (d’après l’Enquête décennale santé Insee, 2003)

 
Travail varié
Choix dans la façon de procéder
Moyens de faire un travail de qualité
Travail répétitif sous contrainte de temps
Ha
Fb
H
F
H
F
H
F
Agriculteurs exploitants
95,3
87,7
95,8
91,1
93,7
90,6
3,7
6,2
Artisans, commerçants, chefs d’entreprise
87,9
84,4
97,7
98,3
91,8
93,8
3,1
1,1
Cadres professions intellectuelles
95,1
94  
92,1
95,1
92,1
89,2
0,6
0,5
Professions intermédiaires
87,2
90,4
87,5
87,2
86,2
86,4
3,2
11,5
Employés
76,5
70,7
72,2
75,1
79,7
79,9
5,4
29,7
Ouvriers
73,9
58,4
71,2
54,9
79,7
73,2
18,5
40,9

a Hommes : N=6 232 ; b Femmes : N=5 663

Cette autonomie est également confirmée par l’enquête Conditions de travail de 2005 : les non-salariés sont seulement 18,5 % à ne pas avoir la possibilité d’interrompre leur travail (contre 40,4 % pour les salariés) et 13,7 % à ne pas régler seuls les incidents (contre 48,6 % pour les salariés). Du coup, les non-salariés sont moins nombreux (35 %) à déclarer ne pas pouvoir respecter à la fois la qualité et les délais que les salariés (52 % ; cité dans Algava et Vinck, 2009renvoi vers).
La contrepartie est que les catégories indépendantes (à l’exception des professions libérales) sont les moins nombreuses à trouver de l’aide (auprès de leurs collègues supérieurs hiérarchiques ou de l’extérieur) en cas de difficultés, notamment parmi les hommes : en 1991, 71,1 % pour les agriculteurs exploitants et 73,9 % pour les artisans, commerçants, chefs d’entreprise, contre 80 à 90 % pour les autres CSP (Enquête conditions de travail, 1991). De même, 25 % des non-salariés déclarent ne pas pouvoir coopérer pour faire leur travail contre 13 % des salariés. Les plus mal lotis sont les commerçants (40 %) et les artisans (31 %) (source Enquête conditions de travail 1991, dans Hamon-Cholet, 1998renvoi vers). En 2005, les non-salariés sont 33,8 % à déclarer ne pas recevoir d’aide des supérieurs ou des collègues ni de personnes extérieures et 23,4 % à ne pas avoir la possibilité de coopérer pour effectuer leur travail, contre respectivement 15,2 % et 11 % pour les salariés. Les écarts restent donc stables (source Enquête conditions de travail 2005, dans Algava et Vinck, 2009renvoi vers).
Au total, les indépendants présentent une situation de forte durée de travail, des responsabilités importantes, mais également une assez forte autonomie et des marges de liberté dans l’organisation de leur travail. On pourrait donc faire l’hypothèse qu’ils seraient plus proches des « travailleurs actifs » que des « travailleurs tendus » au sens du modèle de Karasek3 . À travail équivalent, les indépendants sont moins soumis, par exemple, à l’interruption des tâches. Les infirmières libérales ne sont ainsi que 27 % à déclarer devoir abandonner une tâche pour une autre non prévue contre 70 % pour les infirmières salariées (source Enquête conditions de travail 1991, dans Hamon-Cholet, 1998renvoi vers).
De même, au vu des remarques précédentes, il est possible de faire l’hypothèse que les indépendants seraient plutôt moins touchés que les salariés, toutes choses égales par ailleurs, par le déséquilibre décrit dans le modèle de Siegrist4 (meilleures rémunérations, sens et valeurs fortes du travail). Par exemple, les infirmières et médecins libéraux sont un peu moins nombreux que leurs confrères salariés à déclarer vivre des tensions avec le public (source Enquête conditions de travail 1991, dans Hamon-Cholet, 1998renvoi vers).
Cela ne se retrouve pas dans les déclarations de stress et de fatigue perçus. Le fait de se voir comme un métier à responsabilités, à lourde charge de travail, par rapport aux salariés, pourrait encourager la représentation des problèmes en termes de stress et de fatigue. D’après la quatrième enquête européenne sur les conditions de travail (2005), les travailleurs indépendants (self-employed) sont plus nombreux que les salariés (employés) à déclarer des problèmes de santé liés au travail (tableau 1.IVrenvoi vers) (Milczarek et coll., 2009renvoi vers).

Tableau 1.IV Part des travailleurs (%) qui déclarent des troubles liés au stress et à la fatigue (d’après la quatrième enquête européenne sur les conditions de travail, 2005 ; Source : Milczarek et coll., 2009renvoi vers)

 
Stress
Fatigue générale
Problèmes de sommeil
Anxiété
Irritabilité
Maux de tête
Problèmes cardiaques
Self-employed
24,9
27,3
9,4
9  
11,2
17,3
3,3
Employés
21,3
20,2
8,1
7,6
10,4
14,3
1,8

De nouvelles catégories d’indépendants ?

Depuis quinze ou vingt ans, économistes, sociologues et juristes ont évoqué le développement de « faux » indépendants (à propos de non-salariés dépendants économiquement) ou de « nouveaux » indépendants (travaillant dans des activités nouvelles, encore peu organisées collectivement) qui connaîtraient une forte croissance contrastant avec les catégories traditionnelles d’indépendants (commerçants, agriculteurs, artisans, professions libérales). Ces travailleurs, dont l’appellation n’est pas bien stabilisée, cumuleraient alors, du point de vue de leurs conditions de travail, les inconvénients du salariat et de l’indépendance sans en avoir les avantages.

Des indépendants dépendants

Certains travailleurs non-salariés peuvent parfois se trouver, pour différentes raisons, dans des situations de forte dépendance par rapport à un donneur d’ordre ou une chaîne de franchise. Ce groupe hétérogène d’indépendants, en expansion numérique, regroupe les personnes qui suite à la perte d’un emploi ou de difficultés à en trouver se mettent à leur compte, ou des salariés poussés par leurs employeurs à prendre le statut d’indépendant. On peut y ajouter les commerçants franchisés. Les changements juridiques récents, comme la loi Madelin de 1993 qui facilite la présomption de travail non-salarié, les contrats d’accompagnement de la loi Dutreil de 2003 ou le statut d’auto-entrepreneur d’août 2008, ont pu alimenter ce mouvement.
« Une autre zone intermédiaire retient depuis quelques années l’attention croissante des chercheurs : celle qui sépare le travail salarié du travail indépendant. Se multiplient ainsi les situations dans lesquelles un travailleur placé dans la position de subordination qui est constitutive du salariat adopte (ou se voit incité à adopter) un statut de travailleur indépendant, tout en n’obtenant souvent de commandes que d’un seul donneur d’ordre. Certains secteurs d’activités, nouveaux comme anciens (le plus souvent dans le cadre du développement de la sous-traitance), sont propices au développement de telles situations, qui peuvent recouvrir le meilleur comme le pire. On les appelle « faux indépendants » en Belgique, « pseudo-indépendants » en Allemagne, ou encore « indépendants dépendants » au Royaume-Uni. Certains pays ont créé des statuts particuliers pour rencontrer ces situations. Ainsi, en Italie, les « parasubordinati » sont des personnes qui, sans être salariées, exercent leur activité de travail dans un contexte où elles sont soumises à une subordination. » (Pierre Desmarez, 2003renvoi vers).
En France, « le phénomène est difficile à quantifier précisément. Toutefois, les enquêtes Emploi de l’Insee signalent à la fois une diminution annuelle constante (2,5 %) du nombre d’indépendants depuis 1990 et une croissance (1,3 %) des professions libérales non réglementées et des entreprises de conseil et d’assistance n’employant aucun ou un seul salarié. » (Reynaud, 2009renvoi vers). En 2009, le nombre de créations d’entreprise a été supérieur de 75,1 % par rapport à 2008 du fait des créations d’auto-entrepreneurs5 (sans ces dernières, il aurait connu au contraire une baisse de 21,5 % ; Hagège et Masson, 2010renvoi vers). Au Canada, le mouvement est plus ancien et plus profond. Martine d’Amours (2006, p. 26)renvoi vers note ainsi « l’archétype du travailleur indépendant n’est plus l’agriculteur, l’artisan ou le professionnel libéral, mais le professionnel qui dispense des services aux entreprises ou le non-professionnel qui dispense des services personnels ». Les trois premières catégories représentaient 65 % des indépendants en 1976 et 46 % en 1998.

Fluctuation en fonction du contexte économique et juridique

Dans son étude sur le secteur du bâtiment, Nicolas Jounin (2008)renvoi vers explique comment, face à la crise économique (on passe de 1,7 à 1,2 millions de salariés dans le BTP entre 1973 et 1986) et au renforcement des protections juridiques des salariés (indemnités de licenciement en 1967, limitation des licenciements et interdiction du « marchandage » de main-d’œuvre en 1973), les employeurs, de plus en plus concentrés autour de quelques grosses entreprises, développent le recours au travail indépendant. On passe entre 1973 et 1986 de 220 000 artisans dans le secteur à 330 000 (dans un contexte de réduction des effectifs). Mais de nouvelles lois sur l’intérim et la sous-traitance, offrent d’autres opportunités pour flexibiliser la main-d’œuvre. Entre 1990 et 2005, alors que le nombre de salariés continue à baisser (de 10 %), le secteur du BTP perd 42 000 artisans, mais gagne 52 000 emplois intérimaires.
Au-delà du seul secteur du bâtiment, le nombre d’indépendants semble varier en fonction de la conjoncture économique et des opportunités juridiques permettant aux employeurs de gérer de façon plus flexible et moins coûteuse leur main-d’œuvre (D’Amours, 2006renvoi vers). En période de ralentissement économique, il est fait appel, en fonction de la législation, à des travailleurs indépendants ou à d’autres formes d’emplois flexibles (intérimaires, saisonniers, sous-traitants...).

Des indépendants plus fragiles ?

Ces catégories de « faux » ou de « néo » indépendants se distingueraient du reste des indépendants par un certain nombre de caractéristiques qui pourraient en faire un groupe à risque pour le stress :
• plus grande dépendance par rapport à un client ou une chaîne commerciale (avec une extension de la présomption de non-salariat à l’auto-entrepreneur par la loi d’août 2008 dite de « modernisation de l’économie ») ;
• un choix du statut d’indépendant plus contraint (par le chômage, les employeurs, les systèmes d’assurance chômage...), donc moins lié à un projet personnel faisant sens pour l’intéressé ;
• contraintes légales (chiffre d’affaire maximum, pas d’employés pour les auto-entrepreneurs) parfois imposées par les nouveaux dispositifs juridiques ;
• moindre expérience ou tradition familiale de l’indépendance. Différentes études montrent que le fait d’avoir des parents (Dunn et Holtz-Eakin, 2000renvoi vers) ou un conjoint (Caputo et Dolinski, 1998renvoi vers) eux-mêmes indépendants permet non seulement d’avoir plus facilement un capital de départ, mais surtout apporte une formation informelle, des compétences entrepreneuriales qui font défaut aux personnes qui n’ont connu dans leur entourage familial que le salariat ;
• taux de mortalité des entreprises plus élevé du fait du manque d’expérience et de capitaux de ces néo-entrepreneurs, mais aussi en raison du contexte de crise et de chômage dans lequel ils créent leur entreprise ;
• moindres protections réglementaires (de métier et syndicale) pour des métiers nouveaux dont les structures collectives ne sont pas encore forcément mises en place ;
• statuts hybrides entre indépendance et salariat comme dans le cas du portage salarial, des franchisés...
De plus, ces « faux » ou « néo » indépendants sont souvent soumis à de nouvelles formes de travail potentiellement stressantes. Selon une étude de la Dares (Dares, 2004renvoi vers), par exemple, le nombre des télétravailleurs indépendants à domicile s’élevait en 2004 à 160 000 (ce qui représente 6 % des travailleurs non-salariés), tandis que les travailleurs indépendants « nomades »6 étaient 106 700 (4 % des travailleurs non-salariés). Ces salariés peuvent se sentir isolés et privés du support social que peut offrir l’entreprise.
Les enquêtes qualitatives (Reynaud, 2003renvoi vers ; Durand, 2004renvoi vers ; Reynaud, 2007renvoi vers) donnent néanmoins des résultats plus nuancés. Moins protégés par des organisations ou des formes de régulation collectives, les « faux » et les « néo » indépendants sont plus soumis aux contraintes du marché. Ainsi, les risques de précarisation et de pertes des protections touchent surtout les moins qualifiés (travailleurs du bâtiment ou de la maintenance par exemple). En revanche, ceux disposant d’une compétence professionnelle reconnue, parfois qualifiés de « nouveaux entrepreneurs » ou de « nouveaux professionnels », déclarent trouver dans l’indépendance un univers de travail moins étriqué, plus ouvert à l’initiative et la création personnelle, que l’univers bureaucratique qu’ils critiquent souvent. Mais certains expriment des craintes et des angoisses au sujet de la viabilité de leur entreprise. Les échecs peuvent être d’autant plus mal ressentis qu’il y a un fort investissement personnel.
En conclusion, les travailleurs indépendants constituent un ensemble de catégories largement hétérogènes du point de vue des conditions de travail, du niveau de diplôme ou de rémunération. Ils partagent toutefois en commun le fait de se distinguer à la fois des salariés, et des employeurs seulement dédiés à la gestion du travail de leurs employés. Cette position d’autonomie est source à la fois d’avantages et d’inconvénients. D’après une étude canadienne (Delage, 2002renvoi vers), « les inconvénients cités par le plus grand nombre de travailleurs indépendants sont l’incertitude ou le manque de stabilité, les longues heures de travail et le fait de ne pas avoir de vacances, l’instabilité du revenu et les problèmes de liquidités, l’absence d’avantages sociaux, le stress et les tâches liées à l’administration d’une entreprise. ».
Pour défendre leur indépendance, se ménager collectivement des marges de manœuvre afin de réduire les incertitudes économiques et sociales, obtenir un rapport de force plus favorable face aux pouvoirs publics, les travailleurs non-salariés se sont regroupés autour de diverses structures (chambres de commerce et d’artisanat, syndicats, ordres, associations professionnelles ou savantes...) qui pourraient être autant de lieux pertinents pour initier des actions de prévention des risques psychosociaux au travail.
Toutefois, ces vingt ou trente dernières années suivant les pays, se sont développées des catégories nouvelles de travailleurs autonomes moins encastrés dans ces réseaux sociaux qui ont permis aux indépendants de construire et de préserver leur autonomie collective. Pour les moins qualifiés d’entre eux, il y a alors cumul des inconvénients du salariat (forte subordination) et de l’indépendance (insécurité économique) ; cumul potentiellement générateur d’un stress d’autant plus difficile à prévenir que les réseaux sociaux ou institutionnels qui pourraient en être vecteur d’action de santé publique font défaut.

Bibliographie

[1] ALGAVA E, VINCK E. Les conditions de travail des non-salariés en 2005. DARES. Premières synthèses. 2009; 50 :18Retour vers
[2] BAGNASCO A. Le défi de la troisième Italie. Editions de l’ENS Cachan; 1993; Retour vers
[3] BURT R. Brokerage and closure. An introduction to social capital. Oxford University Press; 2005; Retour vers
[4] CAPUTO RK, DOLINSKY A. Women’s choice to pursue self-Employment: the role of financial and human capital of housold members. Journal of Small Business Management. 1998; 36 : 817Retour vers
[5] CHAMPY F. Sociologie de l’architecture. La Découverte; Collection Repères. 2001; Retour vers
[6] CHEVALIER F, MACARIO-RAT I, MANSUY A. Une photographie du marché du travail en 2007. Résultats de l’enquête Emploi. Insee Premiere. 2008; 14Retour vers
[7] COHIDON C, SANTIN G. Conditions de travail selon l’activité professionnelle dans l’enquête décennale santé 2003 de l’Insee. Institut de veille sanitaire. 2007; Retour vers
[8] COMET C. Capital social et profits des artisans du bâtiment : le poids des incertitudes sociotechniques. Revue française de sociologie. 2007; 1 :6791Retour vers
[9] D’AMOURS M. Le travail indépendant. Un révélateur des mutations du travail. Les Presses de l’Université du Québec; 2006; 217p Retour vers
[10]DARES. Le télétravail en France. Premières synthèses. 2004; no 51.3. Retour vers
[11] DELAGE B. Résultats de l’Enquête sur le travail indépendant au Canada. Direction générale de la recherche appliquée. Développement des ressources humaines. Canada. 2002; Retour vers
[12] DESMAREZ P. La comparaison internationale des marchés du travail : pour une redéfinition des frontières. L’année sociologique. 2003; 53 :345371Retour vers
[13] DESROSIERES A, THEVENOT L. Les catégories socio-professionnelles. La Découverte; Collection Repères. 2002; Retour vers
[14] DUNN TA, HOLTZ-EAKIN J. Financial capital, human capital, and the transition to self-employment: Evidence from intergenerational links. Journal of Labor Economics. 2000; 18 :282305Retour vers
[15] DURAND L. Les logiques du travail indépendant du service aux entreprises. Rapport de recherche du GLYSI pour la DARES. 2004; Retour vers
[16]FONDATION EUROPÉENNE POUR L’AMÉLIORATION DES CONDITIONS DE VIE ET DE TRAVAIL. Temps et travail : la durée du travail. Luxembourg . Office des publications officielles des Communautés européennes; 2002; 62p Retour vers
[17] HAGEGE C, MASSON C. La création d’entreprise en 2009 dopée par les auto-entrepreneurs. Insee Première. no 1277. janvier 2010; Retour vers
[18] HAMON-CHOLET S. Les conditions de travail des non-salariés sont proches de celles des salariés. Économie et Statistique. 1998; 319-320 :113126Retour vers
[19] HASSENTEUFEL P. Les médecins face à l’État. Presses de Sciences Po; Paris:1997; Retour vers
[20] HATZFELD H. Du paupérisme à la Sécurité Sociale. Essai sur les origines de la Sécurité Sociale en France. Armand Colin; Paris:1971; 349p Retour vers
[21]INSEE. Fichiers détail : Enquête emploi en continu 2007. Base de données. 2008; http://www.insee.fr. Retour vers
[22] JOUNIN N. Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment. La Découverte; Paris:2008; Retour vers
[23] KARPIK L. Les avocats. Entre l’État, le public et le marché, XIIIe-XXe siècle. Bibliothèque des Sciences Humaines. Gallimard; Paris:1995; Retour vers
[24] LEVESQUE M, SHEPHERD DA, DOUGLAS EJ. Employment or self-employment: A dynamic utility maximizing model. Journal of Business Venturing. 2002; 17 :189210Retour vers
[25] MENDRAS H. La seconde révolution française, 1965-1984. Gallimard; Paris:1988; Retour vers
[26] MENDRAS H, FORSE M. Le Changement social. Tendances et paradigmes. Armand Colin; Paris:1992; Retour vers
[27] MILCZAREK M, SCHNEIDER E, RIAL GONZALEZ E. OSH in figures: stress at work – facts and figures. European Agency for Safety and Health at Work. 2009; Retour vers
[28] MORMICHE P. L’accès aux soins : évolution des inégalités entre 1980 et 1991. Économie et Statistique. 1995; 282 :319Retour vers
[29] OFFERLE M. Sociologie des organisations patronales. La Découverte; Collection Repères. 2009; Retour vers
[30] RAPELLI S, PIATECKI C. Les travailleurs indépendants de l’industrie, du bâtiment et des services – Portraits et perspectives. Pharmathèmes éditions; 2008; Retour vers
[31] RAYNAUD D. Les déterminants individuels des dépenses de santé. Solidarité santé. 2002; 1 : 2958Retour vers
[32] REYNAUD E. Les professionnels autonomes, une nouvelle figure du salariat. DECAS (Ministère de l’Economie) - Observatoire des cadres. juin 2003; Retour vers
[33] REYNAUD E. Aux marges du salariat : les professionnels autonomes. In : Le salariat. Théorie, histoire et formes. In: VATIN F (ed), editors. La Dispute. 2007; Retour vers
[34] REYNAUD E. Des professionnels experts : les travailleurs autonomes des services des entreprises. In : Sociologie des groupes professionnels. In: DEMAZIÈRE D (ed), editors. La Découverte. 2009; Retour vers
[35] ROY S. Accords de collaboration et réseaux locaux. Le cas des artisans couvreurs. Sociétés Contemporaines. 1995; 22-23 :169184Retour vers
[36] ZARCA B. L’artisanat français ; du métier traditionnel au groupe social. Economica; Paris:1986; Retour vers

→ Aller vers SYNTHESE
Copyright © 2011 Inserm