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Med Sci (Paris). 40(10): 782–787.
doi: 10.1051/medsci/2024108.

Kant à l’épreuve de l’inoculation de la petite vérole

Marie Hervé*

1Doctorante en philosophie, université Bordeaux-MontaigneBordeauxFrance
Corresponding author.
 

Vignette (© DR).

« Les humanités en santé : études de cas » sont coordonnées par Claire Crignon, professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Lorraine, qui a créé le master « humanités biomédicales » à Sorbonne université .

Kant est l’un des philosophes les plus mobilisés dans la littérature d’éthique médicale : que ce soit en référence à l’autonomie, la dignité ou à l’impératif catégorique 1, , la philosophie morale kantienne est le soubassement de la plupart des principes éthiques mobilisés lorsqu’il s’agit de tracer des limites aux nouvelles techniques médicales. Pourtant, s’il peut paraître étonnant que l’on s’inspire de concepts kantiens datant d’il y a plus de deux siècles pour statuer sur des questions contemporaines et impensables à l’époque de Kant 2 , on peut s’étonner plus encore que la seule question que l’on pourrait anachroniquement qualifier de bioéthique à laquelle Kant ait été frontalement confrontée n’ait pas (ou trop peu) été prise en compte. En effet, Kant a été de son vivant sommé de répondre à la question : est-il moralement permis d’inoculer la variole à toute une population ? Pour formuler le paradoxe autrement : alors que l’obligation vaccinale est une question d’éthique médicale typique, que Kant a été confronté à une telle question et que la pensée de Kant est par ailleurs fréquemment utilisée en bioéthique, le cas que nous appellerons « Kant à l’épreuve de l’inoculation de la petite vérole » est trop peu analysé dans ces champs.

La variole au siècle des Lumières : quelques éléments de contexte

La variole ou « petite vérole » a été déclarée éradiquée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1980. Or, cette éradication est le résultat d’une longue histoire dont le point de départ est l’inoculation.

Au XVII e siècle en Europe, la variole était une maladie très contagieuse avec un taux de mortalité très élevé. C’est pour tenter de contrer cette « maladie endémoépidémique » [ 2 ], qu’a été développée en Europe au XVIII e siècle l’inoculation de la variole. Cela consistait à mettre en contact une personne saine avec du pus prélevé sur un malade afin de préserver cette personne des risques de la variole naturelle 3 . Pour une définition de l’inoculation telle qu’elle était entendue au XVIII e siècle en Europe, nous pouvons nous référer à celle proposée par l’ Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : «  ce nom synonyme d’insertion, a prévalu pour désigner l’opération par laquelle on communique artificiellement la petite vérole, dans la vue de prévenir le danger et les ravages de cette maladie contractée naturellement  » [ 4 ]. La variole « artificielle » devait donc prévenir et empêcher « les ravages » de la variole naturelle. La vaccination pratiquée par Jenner à la fin du XVIII e siècle consistera à inoculer la variole de la vache 4 à l’homme.

Une importante littérature existe sur l’inoculation. Notre étude de cas se concentrant sur la manière dont Kant a été confronté à cette pratique, il ne s’agira pas ici de détailler l’origine du procédé 5 , ni son protocole, ni le passage de l’inoculation à la vaccination et la différence entre les deux, ni même l’immense querelle déclenchée dans toute l’Europe entre les partisans de l’inoculation (dont Voltaire et les Encyclopédistes) et ses opposants [ 6 ]. Néanmoins, afin de rendre les arguments de Kant à nouveau compréhensibles, soulignons quelques points.

Premièrement, il est important de rappeler qu’à la fin du XVIII e siècle, au moment où Kant écrit à propos de l’inoculation, la pratique de l’inoculation est répandue et qu’il y a des hypothèses médicales sur son mode d’action, mais que l’immunologie en tant que telle n’existe pas. Anne-Marie Moulin souligne à ce sujet le paradoxe d’une « immunisation sans immunologie » [ 7 ].

Le deuxième point à souligner est qu’avec cette pratique, on pense pour la première fois une certaine forme de prévention en médecine, puisqu’il s’agit, dans des conditions réfléchies et déterminées, de provoquer une forme atténuée de la maladie chez des personnes saines afin de pouvoir les protéger contre une variole naturelle, proportionnellement plus à risque. Il s’agit de prévenir une maladie pour ne pas avoir à la guérir. Or, ce qu’aujourd’hui nous appelons prévention, et qui est l’objectif de politiques sanitaires, pouvait être perçu à l’époque simplement comme un risque inutile : pourquoi provoquer une maladie que l’on n’a pas ? Pourquoi prendre le risque de mourir d’une variole artificielle alors qu’il est possible de ne pas contracter la variole et de ne pas en mourir ? Car si le calcul des risques qui se développe à l’époque et s’applique à l’inoculation [ 8 ] montre qu’il est plus probable de mourir de la variole naturelle que de son inoculation (entre 10 et 20 % de mortalité pour la variole naturelle), le risque de mourir à cause de l’inoculation n’est cependant pas négligeable (entre 1 sur 50 et 1 sur 400). Si la balance des risques dans un calcul utilitariste penche en faveur de l’inoculation du point de vue de la population générale, le calcul coût/bénéfice, si l’on peut se permettre cet anachronisme, n’annule pas le risque, à l’échelle de l’individu.

Enfin, avec la comparaison des risques de la variole naturelle et de la variole artificiellement provoquée, on en vient pour la première fois à s’intéresser à la santé de toute une population, et à « modifier quelque chose au destin biologique de l’espèce » [ 9 ]. Si au départ, comme l’explique Grégoire Chamayou dans Les corps vils 6 , « on expérimente d’abord sur les corps de peu de prix, qui endossent les risques, avant de redistribuer socialement les gains cognitifs obtenus à leurs dépens » [ 11 ], l’inoculation au cours du XVIII e siècle devient progressivement une « expérience de masse », qui concerne toute la population 7 . Nous nous placerons dans la lignée des travaux de Grégoire Chamayou afin de mettre en lumière cette étude de cas dans le champ médical.

Kant, le philosophe de la Loi morale , a été confronté à la question de la moralité de l’inoculation ( Figure 1 ). Comment le philosophe qui a le plus radicalement placé l’autonomie au fondement de la morale s’est-il confronté à cette question ? Comment et pourquoi ce cas a-t-il mis en difficulté la Loi morale ?

Kant à l’épreuve de l’inoculation : une première étape à l’échelle de l’individu
Le cas d’école
En 1797, Kant a 73 ans et publie la Doctrine de la vertu . C’est dans la première section de ce livre, qui concerne « les devoirs envers soi-même » et l’interdit du suicide au nom de l’amour de soi, que l’on trouve un petit alinéa consacré à l’inoculation de la petite vérole. En se faisant inoculer la variole, selon Kant, on se met en danger de mort, même si c’est pour conserver sa vie. La question formulée ici est alors la suivante :

«  Celui qui prend la décision de se faire inoculer la petite vérole risque sa vie sur la base de quelque chose d’incertain, bien qu’assurément il agisse ainsi pour la conserver, et il se trouve lui-même en agissant ainsi dans un cas qui est, vis-à-vis de la loi du devoir, beaucoup plus préoccupant que le marin, qui du moins ne fabrique pas la tempête à laquelle il s’expose, alors que le premier s’attire lui-même la maladie qui le met en danger de mort : l’inoculation de la petite vérole est-elle donc permise ?  » [ 13 ].

Si l’on raisonne en termes de conséquences, on pourrait voir des similitudes entre le cas de l’inoculé et celui du marin, notamment en ce que le risque est le même (la mort), à ceci près que dans le premier cas, on risque sa vie pour la sauver. La question se construit alors autour du caractère incertain de l’inoculation : on n’est pas certain de contracter naturellement la variole ; si l’on a plus de chances de survivre à l’inoculation, il y a tout de même une possibilité d’en mourir. Est-on prêt à prendre ce risque pour soi-même ? On pourrait se dire alors : le marin non plus n’est pas sûr en partant en mer de ne pas rencontrer de tempête, il risque lui aussi sa vie, pourtant il ne semble pas que partir en mer soit immoral. Alors quelle différence ?

Le marin au moins « ne fabrique pas la tempête à laquelle il s’expose », alors que celui qui se fait inoculer choisit de mettre sa vie en jeu, même si c’est pour la conserver. Il fabrique les conditions de sa mort potentielle. Or, ce qui transparaît très clairement à la lecture de cette question casuistique, c’est que le respect de la Loi morale ne peut s’accommoder d’un raisonnement utilitariste qui établirait la moralité d’une action en fonction d’une balance des risques. Autrement dit : que la probabilité de mourir de l’inoculation soit inférieure à celle de mourir de la variole est un argument qui peut entrer en ligne de compte dans un raisonnement utilitariste, mais certainement pas dans un raisonnement moral. La rationalité morale ne peut s’accommoder de l’utilitarisme sans se trahir elle-même. À ce stade, Kant ne prend pas position sur la moralité de l’inoculation, il se contente d’indiquer la possibilité d’une contradiction avec le devoir de conservation.

La structure interrogative des questions casuistiques
La tentation est alors forte de vouloir conclure : pour Kant, l’inoculation est immorale 8, . Ne nous hâtons pas cependant de tirer des conclusions qu’il s’est lui-même retenu de poser puisque comme pour toutes les autres « questions casuistiques » de la Doctrine de la vertu , la structure du paragraphe est entièrement interrogative 9 . La raison en est que :

«  L’éthique ne fournit pas de lois pour les actions (car c’est là ce que fait le [droit]), mais seulement pour les maximes des actions  » [ 13 ].

L’autonomie étant « le principe suprême de la moralité », le sujet ne peut que trancher en première personne. Cela ne signifie pas que chacun tranche en fonction de ses besoins, inclinations, fins ; bien au contraire, l’autonomie au sens strict est l’autonomie de la volonté qui veut l’universel – et rien d’autre. Ainsi, l’éthique ne peut pas nous dire ce qu’il faut faire. C’est à chacun d’exercer son jugement moral 10 .

Si la loi vient de l’extérieur, on quitte le domaine de l’éthique pour entrer dans celui du droit, et le droit ne peut s’occuper que des rapports extérieurs entre les personnes, nullement des « devoirs envers soi-même », dont fait partie l’inoculation. En effet, la légalité à l’œuvre dans une Doctrine du droit ne peut et ne doit concerner que les rapports extérieurs entre les personnes. Or, la dimension constitutive de la légalité éthique est précisément l’intériorité. Littéralement donc, il ne peut y avoir de législation juridico-éthique 11 . Ce serait là une contradiction au fondement même de la moralité : contraindre par une loi les personnes à un assentiment moral contredirait le principe constitutif de la Loi morale qui est l’autolégislation.

C’est pourquoi Kant ne répond pas à la question : choisir ou non de se faire inoculer, cela relève uniquement d’un devoir éthique, qui ne peut concerner que soi-même. Je ne peux juger que pour moi-même, même si ce jugement s’exerce sous la forme de l’universalité.

Le débat relancé
En 1797, lorsque la Doctrine de la vertu est publiée, le débat sur la moralité de l’inoculation et son efficacité est déjà bien implanté en Europe. Pour autant, cet alinéa va relancer le débat dans l’espace germanique [ 17 ], puisque des contemporains et proches de Kant vont répondre à sa place et publiquement que l’inoculation est immorale. Grégoire Chamayou écrit à propos de l’un d’eux nommé JH Tieftrunk : «  Ironiquement, son souci de promotion de la morale kantienne va aboutir, du fait de cette imprudence tactique, à mettre Kant en difficulté, au point de menacer de discrédit sa philosophie pratique, prise en défaut sur un simple cas  » [ 18 ].

En avril 1799, le docteur Juncker, éminent médecin allemand qui veut mettre au point un grand plan pour éradiquer la variole, suit les débats sur la moralité de l’inoculation qui utilisent la Loi morale et envoie une lettre à plusieurs professeurs de philosophie, dont Kant, afin de leur demander leur avis sur la moralité de l’inoculation, et sur l’inoculation à grande échelle. Kant ne répond pas, Juncker le relance l’année suivante (juin 1800) :

«  Permettez-moi, très honorable Monsieur, de solliciter encore une fois instamment votre avis sur la question suivante : Tenez-vous, et dans quelle mesure, l’inoculation de la variole humaine pour morale ou immorale ? Et dans quelle mesure ? Merci de me communiquer votre avis  » [ 19 ].

Les fragments sur l’inoculation : les difficultés à l’échelle de la population

C’est dans ce contexte que Kant rédige un projet de réponse, en 1800, pour «  calmer l’alerte au feu là-dessus  » [ 20 ]. Nous n’avons que quatre fragments de ce projet de réponse, qui sont en fait des brouillons écrits de la main du vieux philosophe, publiés de manière posthume.

On pourrait considérer que ces brouillons n’ont pas grand intérêt philosophique à côté de l’alinéa de la Doctrine de la vertu . Il est clair que ces fragments ne peuvent pas avoir le même poids que les textes publiés du vivant et par la volonté de Kant : les mots employés ne sont pas définitifs, on voit Kant se reprendre plusieurs fois, arrêter sa plume au milieu des phrases, avec l’impression que chaque fragment est la tentative de réécriture du précédent. C’est précisément cette différence de statut qui nous intéresse, car on y voit une pensée au travail, on y voit toute la difficulté de l’étude de cas éthique – et peut-être les limites de la casuistique (kantienne). Comme l’écrit Grégoire Chamayou : «  Ces notes manuscrites, fragmentaires et inachevées, nous montrent une réflexion éthique au travail, confrontée à un cas. Elles fournissent une rare esquisse d’application, par Kant lui-même, de sa morale à ce que l’on appellerait aujourd’hui une question d’éthique médicale  » [ 21 ].

Il ne s’agira pas ici de commenter linéairement ces fragments mais d’en souligner les lignes directrices et de comprendre pourquoi Kant peine à prendre une position claire.

Laisser faire la Providence…
Kant est prisonnier d’une conception de la médecine de son époque qui consiste à préférer la nature à l’artifice, la diététique à la thérapeutique, la Providence à l’intervention technique. D’où son recours à la Providence qui peut paraître étonnant dans ses réflexions : «  Afin que les États ne croulent pas sous les hommes […] : deux maux ont été placés en eux comme antidotes — la petite vérole et la guerre  » [ 22 ]. Les réflexions s’ouvrent alors sur l’idée que la nature aurait un plan intentionnel 12 de régulation des populations, dont la variole ferait partie. On pourrait penser que ce que Kant ne parvient pas à concevoir ici, c’est la prévention. Comme nous l’avons vu précédemment, l’inoculation à grande échelle ressortit d’une pensée de la prévention en médecine, qui inaugure quelque chose d’inédit. La conception de la médecine est à un point de bascule ; Kant le sent mais ne parvient pas à l’expliquer : ce qu’il sent c’est qu’intervenir sur le cours de la nature, c’est changer le destin biologique de l’espèce. Cette possibilité nouvelle, créée par la technique de l’inoculation et sa mise en nombres, modifie les termes de la question telle qu’elle se posait à un niveau strictement individuel dans la Doctrine de la vertu . C’est une chose de s’inoculer, une autre d’inoculer d’autres que soi.
Les politiques sanitaires : question juridique ou morale ?
D’où peut-être l’oscillation que l’on peut percevoir dans ces fragments entre la moralité et la légalité de l’inoculation : Kant peine à savoir sur quel terrain se situer pour répondre à la question, il oscille entre le devoir moral et la règle de droit. Il commence par renvoyer à la Doctrine du droit , se place du point de vue des États, et en arrive à citer une recommandation gouvernementale 13 : la question n’est plus seulement de savoir s’il est moral de se faire inoculer (devoir envers soi-même) mais s’il est moral d’inoculer également des enfants et pourquoi pas toute la population.

Pour une philosophie morale qui, comme nous l’avons vu, place l’autonomie à son fondement, comment justifier éthiquement la mise en danger d’autrui et de personnes qui n’ont pas la capacité de consentir ? Parce que tout le système de la philosophie morale de Kant repose sur le principe d’autonomie, il y aurait une stricte impossibilité d’envisager la moralité à une plus grande échelle que celle de l’individu. Alors comment envisager moralement une question qui, dans ses termes mêmes, est exclue du champ de la stricte moralité ?

De la même manière que dans la Doctrine de la vertu le raisonnement utilitariste était inadmissible moralement pour soi-même, il en est de même lorsqu’il s’agit de décider pour d’autres. Pour preuve : alors même que Kant reconnaît que dans le cas de la variole « on est en plus grand danger lorsqu’on s’en remet à la nature que lorsqu’on la devance en se [l’]infligeant soi-même pour pouvoir [la] guérir avec davantage de sécurité » [ 24 ], la question morale reste irrésolue :

«  est-il permis de mettre autrui dans l’un ou l’autre de ces dangers, avec ou sans son consentement, afin qu’il en résulte quelque chose de bien pour les hommes – un salut physique ou moral, qui ne saurait se produire sans cette dangerosité ?  » [ 25 ].

Qu’importe à quel point la balance des risques penche en faveur de l’inoculation à l’échelle d’une population mise en statistiques, l’État et les médecins peuvent-ils prendre la décision d’inoculer et donc de mettre en danger la vie des autres, surtout de ceux qui n’ont pas la capacité de juger ? De la même manière qu’à l’échelle de l’individu, il s’agissait de s’inoculer pour conserver sa vie, ici l’État promet aussi un bien au sens où c’est pour conserver la majorité de sa population que l’inoculation pourrait faire l’objet d’une loi. De manière catégorique, ce raisonnement ne peut pas être moral. Risquer la vie d’une partie de la population (même infime) pour en sauver une autre, cela reviendrait à faire de toute cette population un corps vil, un corps de peu de prix que l’on échange contre du savoir et du résultat [ 26 ].

Comme on l’a vu, dès lors que l’on déciderait pour autrui du contenu d’une action, on sortirait du domaine de la stricte moralité pour entrer dans celui de la légalité. Or, pour Kant, il n’y a rien de pire pour un gouvernement que de contraindre juridiquement au nom du bien-être : contraindre extérieurement d’autres personnes à l’inoculation au nom d’un supposé « salut physique ou moral », c’est adopter une attitude paternaliste. Dans Théorie et pratique , Kant avait été très clair sur ce point : un gouvernement qui imposerait au nom d’une prétendue idée du bien ce que les individus doivent faire en ce qui les concerne en propre «  est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir  » [ 27 ].

Conclusion : le « juriste moral » ou comment penser une législation juridico-éthique

Pour autant, ce qu’inaugure l’inoculation, c’est bien la question d’une loi de bioéthique avant l’heure, au sens où c’est une nouvelle technique qui introduit de nouvelles questions et ouvre un nouveau champ que Kant aperçoit comme étant celui du « juriste moral » [ 28 ]. C’est la seule fois que l’on voit ce terme sous la plume de Kant. Le « juriste moral », situé entre la doctrine du droit et celle de la vertu, serait le signe que l’État ici ne peut pas s’en remettre uniquement à la philosophie morale ou aux médecins. Le passage de la question individuelle à la question politique dépasse la simple étude de cas : un problème politico-sanitaire ne peut pas être résolu individuellement par une discussion casuistique. Pourtant, c’est ce que Kant tente de faire à plusieurs reprises dans ces brouillons : formuler une question casuistique d’un point de vue autre qu’individuel.

Cette difficulté pour Kant de trouver la bonne manière de formuler les termes du problème d’une politique d’inoculation montre sa résistance à tout raisonnement qui confondrait morale et bénéfices. Cette résistance morale, que Kant appelle Loi morale, est aujourd’hui toujours présente dans les débats de bioéthique.

 
Footnotes
1 Dont les deux formulations les plus fameuses sont : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » et « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen » [ 1 ].
2 Par exemple : le don d’organe, l’aide active à mourir, ou encore la gestation pour autrui.
3 «  La sécurité du procédé dépend de règles strictes : choisir une variété bénigne de variole de l’espèce non confluente (où les pustules laissent de grands intervalles de peau saine), chez un enfant de bonne constitution, et n’inoculer que les sujets robustes. Il faut s’entourer de toutes sortes de précautions concernant le régime de préparation, la saison de l’inoculation (en général en hiver), etc . » [ 3 ].
4 vaccine vient de vache (en latin).
5 Origine du procédé que l’on fait remonter en Chine et en Turquie (voir [ 5 ]).
6 «  Les corps vils, ce sont les condamnés à mort, les bagnards, les détenus, les orphelins, les prostituées, les internés, les patients de l’hôpital, les paralytiques, les esclaves, les colonisés, les moribonds qui ont historiquement servi de matériel expérimental pour la constitution de la science médicale moderne . » [ 10 ]
7 Foucault va jusqu’à dire, même si cela n’en est pas la seule cause, que les procédés d’inoculation font apparaître la population comme «  personnage politique absolument nouveau  » [ 12 ].
8 D’autant qu’il semble, d’après le témoignage de proches du philosophe, que ce dernier était opposé à l’inoculation et à la vaccination de Jenner [ 14 ].
9 Kant pose la question «  l’inoculation de la petite vérole est-elle donc permise ?  » mais n’y répond pas.
10 «  “Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse devenir une loi universelle”  ; avec cette précision toutefois que, dans l’éthique, cette loi est pensée comme la loi de ta volonté propre, et non comme celle de la volonté en général, qui pourrait aussi être la volonté des autres : cela donnerait naissance, dans ce cas, à un devoir de droit, qui ne relève pas du domaine de l’éthique  » [ 15 ].
11 «  Les devoirs de vertu sont tels qu’il n’y a pas pour eux de législation externe  » [ 16 ].
12 La Providence n’est pour Kant qu’une idée régulatrice, comme un fil conducteur tiré pour donner du sens au cours de la nature. On fait comme si la nature avait une intention : c’est une hypothèse interprétative.
13 Citant probablement un document officiel : «  il faut dire que le gouvernement recommande en général l’inoculation de la petite vérole, qu’elle est donc incontournable pour chaque individu : et, partant, permise  » [ 23 ].
 
Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article .

References
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Pour aller plus loin
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