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« Les humanités en santé : approches de terrain » sont coordonnées par Claire Crignon, professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Lorraine, qui a créé le master « humanités biomédicales » à Sorbonne université.
« Le refus exprimé à l’occasion de telle ou telle proposition thérapeutique oblige à une réflexion éthique qui tienne compte du respect de la dignité du malade mais aussi de celle du médecin dans sa finalité professionnelle […] . Un refus de traitement est donc toujours au croisement d’enjeux multiples où le besoin de reconnaissance occupe probablement une place considérable » [ 1 ].
Le législateur a participé à la reconnaissance du patient dans sa complexité, son identité, en lui accordant le droit « de refuser ou de ne pas recevoir un traitement » (art. L. 1111-4 du Code de santé publique). Cette même reconnaissance est au cœur des principes d’éthique biomédicale selon Tom L. Beauchamp et James F. Childress [ 2 ]. Le principe du respect de l’autonomie postule en effet que le patient est le meilleur juge de ce qu’il souhaite pour lui-même. Il a pour traduction directe le droit au consentement comme au refus de traitement [ 3 ]. Le droit et l’éthique pensent donc le refus de soin comme le reflet du consentement au soin, l’un ne pouvant exister sans l’autre. Dès lors, nul ne doute que la place de la volonté du patient qui refuse un traitement soit cardinale. Pour autant, elle ne saurait occulter les interrogations relatives au respect de la conscience professionnelle 1 des médecins.
La conscience professionnelle des équipes médicales est mise à rude épreuve par le refus de transfusion sanguine, souvent opposé par les témoins de Jéhovah. En effet, depuis 1945, la Watch Tower Bible and Tract Society 2, prohibe les transfusions de produits sanguins labiles sur la base d’une observance littérale du Livre sacré et notamment des passages suivants : Gen.9, 3-6, Lev.17, 14 « Car l’âme de toute chair, c’est son sang, qui est en elle » et Act.15, 28-29. Cette lecture stricte fait du sang le siège de l’âme, de la vie, création divine. La force de cette règle repose également sur l’importance accordée par les témoins de Jéhovah au dernier livre de la Bible, l’Apocalypse, et à la bataille du dernier jour, Armageddon. En ce jour, seuls 144 000 fidèles, parmi les plus purs, accéderont à la vie éternelle. Or, en l’absence de rémission des péchés chez les témoins de Jéhovah, il leur est impératif de suivre l’ensemble des règles qui dictent la conduite de leur vie pour être dans une relation pure avec Dieu et ainsi accéder à la vie éternelle 3 . La transfusion rendant le fidèle impur, elle compromet son salut au dernier jour.
Cette prescription, à laquelle s’ajoutent aujourd’hui l’argument des risques de complications liées à la transfusion et celui des progrès médicaux permettant de recourir à des alternatives, est à l’origine de la relation complexe entre les soignants et les témoins de Jéhovah. Ainsi des comités inter-hospitaliers ont-ils été mis en place par les témoins de Jéhovah. Ils interviennent à la demande du patient ou du médecin. Les discussions conduisent, d’un côté, les témoins de Jéhovah à reconnaître certains des bienfaits de la médecine 4 et encouragent, de l’autre, les soignants à développer et à proposer des solutions de prise en charge novatrices telles que la mise en place d’un « contrat transfusionnel », stipulant les limites à l’engagement de ne pas transfuser, de stratégies d’épargne sanguine, ou de stratégies pré et post-opératoires évitant les transfusions.
Étudier le refus de transfusion sanguine tel qu’il est exprimé par des témoins de Jéhovah montre que le principe du respect de l’autonomie ne suffit pas à régler le dilemme des médecins. En vertu du seul respect de la parole donnée, il devrait être systématiquement proscrit de transfuser un témoin de Jéhovah qui a précisé son refus, peu importe l’ampleur des conséquences de cette décision. La situation est pourtant loin d’être simple. Les juges refusent d’ailleurs de sanctionner un médecin qui outrepasse le refus du patient si la transfusion est vitale : jurisprudence du « ni-ni » qui ne sanctionne ni le médecin qui respecte la volonté du patient ni celui qui va à son encontre. Peut-être parce qu’ils se retrouvent seuls face à ce dilemme, des médecins se tournent parfois vers le Centre d’éthique clinique (Cec) de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).
La tentation est grande de considérer que, si le recours à l’autonomie n’est pas suffisamment opératoire dans ces situations, c’est en réalité parce que les patients en sont dépourvus. Sous emprise, les témoins de Jéhovah ne seraient pas à même d’émettre une volonté authentique, ce qui rendrait les médecins légitimes à décider pour eux. La pente de l’autonomie est glissante : il est tentant de disqualifier l’autonomie d’un patient lorsque l’objet de sa volonté est inédit, incongru, dangereux.
Emblématique, la question du refus de transfusion sanguine par des témoins de Jéhovah n’est pourtant pas épuisée. Depuis mai 2020, 19 patients ont été adressés au Cec par le service de chirurgie thoracique de l’hôpital Cochin pour refus de transfusion sanguine exprimé en amont d’une opération chirurgicale prévue peu de temps après. Chacune de ces situations a donné lieu à des entretiens d’éthique clinique avec les patients pour comprendre leur position et les arguments qui la soutiennent.
Il ressort de ces entretiens que le postulat selon lequel toute personne est, par principe, autonome s’applique aux témoins de Jéhovah, à condition de ne pas les considérer in abstracto sous emprise 5, . Et si le recours à l’autonomie se révèle insuffisant pour analyser globalement les situations de refus de traitement, ce n’est pas parce que l’autonomie n’existe pas – et devrait donc être disqualifiée – mais, à l’inverse, parce que le recours au principe d’autonomie existe trop – et mérite donc d’être relativisé. En effet, la volonté du patient ne doit pas être entendue isolément mais, à l’inverse, être intégrée dans le paysage médical qui comprend inéluctablement des tiers. C’est dire que le recours à l’autonomie ne saurait absorber les autres principes de l’éthique clinique, et en particulier ici, le principe de justice, en ce qu’il protège le bien « vivre-ensemble » [ 3 ] et garantit donc le respect de la conscience professionnelle des médecins. Il s’agit finalement de concilier les principes entre eux pour rendre à l’autonomie sa juste place.
La coopération innovante entre le service de chirurgie thoracique de l’hôpital Cochin et le Cec illustre cette recherche de conciliation. Au-delà de la singularité de chaque situation, une certaine modélisation de la réponse médicale peut être proposée. Une démarche similaire a déjà été engagée par la sociologue Janine Barbot (Centre d’étude des mouvements sociaux) [ 4 ] sur la base des positionnements éthiques des médecins. Il convient d’y ajouter une variable, celle de la position éthique des patients. Cela suppose une réflexion adaptée à chaque patient quant à l’information donnée, l’importance conférée au consentement libre et éclairé, et le niveau d’engagement du professionnel.
Lorsque le refus est clairement établi, même si l’expression de l’autonomie peut être déconcertante pour l’équipe médicale, celle-ci devra composer avec la volonté du patient pour concilier le principe du respect de l’autonomie et le principe de justice. En revanche, lorsque le patient doute plus qu’il ne décide, l’équipe médicale devra investir d’autres principes que le seul respect de l’autonomie.

