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Med Sci (Paris). 40(2): 139–142.
doi: 10.1051/medsci/2023209.

Signalisation par la nétrine, mémoire et latéralisation du cerveau

Cloé Fixary-Schuster,1* François Lapraz,1** and Stéphane Noselli1***

1Institut de biologie Valrose (iBV), Université Côte d’Azur, CNRS, Inserm , Nice , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Encéphale, Transduction du signal, Nétrines

 

L’asymétrie est une caractéristique fondamentale des organismes vivants. Elle se manifeste à toutes les échelles biologiques, de l’homochiralité des briques biochimiques (acides aminés, sucres), à l’asymétrie des cellules, tissus, organes et organisme entier, jusqu’au comportement. L’asymétrie droite-gauche (DG) est une forme d’asymétrie prépondérante qui est présente chez les animaux « bilatériens », c’est-à-dire l’ensemble des animaux à l’exception des éponges et cnidaires (méduses et coraux). Quoiqu’elle ne soit pas forcément visible extérieurement (contrairement aux asymétries antéro-postérieure et dorso-ventrale), l’asymétrie DG n’en est pas moins essentielle sur le plan fonctionnel. De nombreuses maladies du développement, ainsi qu’une proportion élevée des fausses couches, résultent de défauts d’asymétrie DG au cours de l’embryogenèse.

La plupart des travaux réalisés ces dernières années se sont focalisés sur l’asymétrie DG des organes viscéraux ( e.g. , cœur, tube digestif), donnant lieu à plusieurs modèles mécanistiques de la brisure de symétrie, comme l’implication des cils et de la voie de signalisation de la protéine nodal, ou celle du cytosquelette d’actine et de la myosine 1D. En comparaison, les connaissances concernant les asymétries DG du système nerveux restent très limitées.

La latéralité cérébrale est présente des invertébrés jusqu’aux vertébrés, et se manifeste à différentes échelles (morphologique, activité neuronale, connectivité ou expression de gènes), mais également sous la forme de comportements latéralisés comme le langage parlé, traité en majorité (chez 95 % des personnes) par l’hémisphère gauche (aire de Broca) [ 1 ], ou la préférence manuelle (90 % des individus humains sont droitiers) [ 2 ]. Des défauts d’asymétrie cérébrale sont corrélés à de nombreux troubles cognitifs comme l’autisme, la schizophrénie ou la dyslexie [ 3 ]. L’origine développementale, génétique et moléculaire, ainsi que les rôles de ces asymétries restent cependant mal connus, et les études dans l’espèce humaine sont souvent controversées.

Les travaux réalisés sur des modèles animaux, dont le poulet, le poisson zèbre et le ver nématode ( Caenorhabditis elegans ), ont permis de montrer l’implication de facteurs environnementaux tels que la lumière [ 4 ], mais aussi de quelques gènes conservés tels que nodal [ 5 ] ou notch [ 6 ]. Ces découvertes restent cependant parcellaires, et ne permettent pas de comprendre les mécanismes sous-tendant de nombreux types d’asymétrie existant dans ces espèces. De même, les liens entre asymétries et fonctions cérébrales ne sont pas clairement identifiés, et la question de l’existence de mécanismes conservés au cours de l’évolution reste ouverte. Ces dernières années, la mouche drosophile a émergé comme un organisme modèle majeur pour l’étude des asymétries DG, avec la découverte du rôle du gène myosine 1D dans l’établissement des asymétries DG viscérales, un rôle conservé au cours de l’évolution chez les vertébrés [ 7 , 8 ]. La drosophile possède également des asymétries cérébrales qui n’avaient pas encore été étudiées en détail. Une étude récente vient de combler ce manque en identifiant les premiers gènes nécessaires à la formation de l’asymétrie cérébrale dans cette espèce, et en montrant que la perte d’asymétrie s’accompagne de défauts cognitifs spécifiques. La drosophile devient ainsi un nouveau modèle d’étude génétique et comportementale pour comprendre l’origine, l’évolution et le rôle physiologique des asymétries cérébrales.

La drosophile, nouveau modèle d’étude des asymétries DG cérébrales

Le cerveau de la drosophile, comme celui des autres animaux, a un aspect globalement symétrique. Il existe cependant une asymétrie DG cérébrale, sous la forme d’une paire de neuropiles 1 appelés « corps asymétriques » (CA) gauche et droit. Les CA font partie du complexe central, un ensemble de neuropiles qui joue le rôle de centre intégrateur sensoriel et moteur chez les mouches adultes ( Figure 1A , B ). Les CA présentent à la fois une asymétrie morphologique (le CA droit a un volume quatre fois supérieur à celui du CA gauche) [ 9 ] et une asymétrie de connectivité. En effet, un petit groupe de neurones (9 par hémisphère en moyenne), appelés neurones H (du fait de leur forme rappelant la lettre H) envoient leurs projections axonales uniquement dans le CA droit ( Figure 1C , D ) [ 9 , 10 ]. Il s’agit d’une asymétrie directionnelle 2, , car elle présente un biais de population marqué, tout comme les asymétries cérébrales humaines ( e.g. , l’aire du langage ou la préférence de main). En effet, les neurones H projettent leurs axones uniquement dans le CA droit (projections dites asymétriques) chez 95 % des drosophiles ( Figure 1E ), alors qu’ils les projettent à la fois dans les CA gauche et droit (projections dites symétriques) chez seulement 5 % des individus [ 9 , 10 ]. L’asymétrie de projection axonale des neurones H s’établit progressivement au cours du développement, les neurones H projetant d’abord leurs axones de façon symétrique dans les deux CA, avant la régression des axones du côté gauche : ainsi, chez 95 % des mouches adultes, seules subsistent les projections axonales dans le CA droit [ 10 ].

Comme dans l’espèce humaine, les asymétries DG cérébrales et viscérales sont indépendantes chez la drosophile. En effet, nous avons montré que le gène codant la myosine 1D, nécessaire et suffisant pour induire les asymétries DG viscérales, n’est pas requis pour la mise en place de l’asymétrie DG cérébrale [ 10 ].

La signalisation par la nétrine contrôle l’asymétrie de projection axonale des neurones H

Afin d’identifier les gènes requis pour la mise en place de l’asymétrie de projection axonale des neurones H, nous avons réalisé un criblage génétique par ARN interférents (ARNi) ciblant les molécules de guidage axonal. Ce criblage a révélé que plusieurs gènes impliqués dans la voie de signalisation de la nétrine B sont essentiels à l’asymétrie cérébrale ( Figure 2A ). En particulier, nous avons montré que la perte de fonction de l’un ou l’autre des deux récepteurs, Unc-5 ( uncoordinated-5 ) et Frazzled (ou DCC, deleted in colorectal cancer ), capables de se lier à la nétrine B et d’activer sa voie de signalisation, ou du ligand nétrine B (NetB) lui-même, induit une perte d’asymétrie partielle ou totale des projections des neurones H. Chez 100 % des mouches mutantes pour unc-5 ou pour netB , les neurones H projettent leurs axones symétriquement ( Figure 2B ). Par quel mécanisme la voie de la nétrine B contrôle-t-elle l’asymétrie de projection axonale des neurones H ? Se pourrait-il que cette voie soit activée de façon asymétrique, d’un seul côté du cerveau (gauche ou droit) ? Pour tester cette hypothèse, nous avons induit la perte de fonction du ligand NetB ou de son récepteur Unc-5 uniquement dans l’hémisphère droit ou gauche du cerveau des mouches. Nous avons ainsi pu déterminer que l’asymétrie de projection nécessite la présence du récepteur Unc-5 dans les neurones H des hémisphères droit et gauche, tandis que la présence de son ligand NetB n’est requise que dans l’hémisphère droit ( Figure 2C ), ce qui indique donc une activité asymétrique de cette voie de signalisation.

La voie de la nétrine B est impliquée dans le guidage des axones exprimant les récepteurs Unc-5 et/ou Frazzled par un mécanisme de répulsion ou d’attraction. Ainsi, le modèle d’action de la voie de la nétrine B chez la drosophile ( Figure 2C ) implique l’activité unilatérale de NetB dans des neurones de l’hémisphère droit, qui entraîne à son tour l’activation des récepteurs Unc-5 et Frazzled dans les neurones H, induisant l’attraction ou le remodelage de leurs axones de sorte qu’ils ne se projetteront finalement que dans le CA droit.

La voie de la nétrine contrôle la mémoire à long terme

Quel est le rôle de la voie de la nétrine et celui des neurones H d’un point de vue fonctionnel et cognitif ? Les mouches de génotype sauvage chez lesquelles la projection axonale des neurones H est symétrique ont des défauts de mémoire à long terme. Nous avons donc évalué la performance de mutants dans plusieurs tests de mémoire, utilisant deux modèles différents. Dans un premier test, dit de conditionnement olfactif aversif, une odeur aversive est associée à un choc électrique. Après conditionnement, les drosophiles mutantes pour le gène unc-5 ont été testées pour leur mémoire à court terme et à long terme. L’indice de performance de ces mouches pour la mémoire à court terme était identique à celui des drosophiles témoins, mais elles présentaient un défaut de mémoire à long terme similaire à celui des rares mouches de génotype sauvage chez lesquelles la projection axonale des neurones H est symétrique. Un autre test d’évaluation de la mémoire, dit test de suppression de parade nuptiale, qui teste la capacité de mouches mâles sans expérience nuptiale à mémoriser leur rejet par des femelles déjà accouplées, a confirmé le résultat du test précédent, à savoir une perte de mémoire à long terme sans atteinte de la mémoire à court terme chez les mutants unc-5 .

Perspectives

Nous avons montré que la voie de signalisation de la nétrine B, impliquée dans le guidage axonal, contrôle l’asymétrie de projection axonale des neurones H du cerveau de la mouche drosophile grâce à l’activité unilatérale de la nétrine, qui est restreinte à l’hémisphère cérébral droit. Les défauts de la mémoire à long terme constatés chez des drosophiles mutantes pour cette voie de signalisation, qui ont perdu cette asymétrie de projection axonale, indiquent que l’asymétrie de circuits neuronaux est nécessaire pour certaines fonctions cognitives dans cette espèce.

L’existence de nombreux outils génétiques permettant diverses approches expérimentales chez la drosophile, mais également la récente publication de plusieurs connectomes 3 du cerveau adulte, font de cette mouche un modèle intégré présentant de nombreux avantages pour tenter d’élucider les fondements de la latéralité du cerveau. Quels sont les gènes et les mécanismes contrôlant l’asymétrie du système nerveux ? Ont-ils été conservés au cours de l’évolution des espèces ? Existe-t-il d’autres asymétries cérébrales chez la mouche, et sont-elles contrôlées par les mêmes gènes ? Quelles sont les fonctions cognitives fondées sur ces asymétries, et quel avantage évolutif procurent-elles ? Quels sont les mécanismes conduisant à une minorité de mouches dépourvues de ces asymétries au sein d’une population ? Autant de questions auxquelles de futurs travaux de recherche devront s’efforcer de répondre.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Un neuropile désigne une région cérébrale dense en projections neuronales (ou synapses).
2 Asymétrie comportant un biais en faveur d’un côté (gauche ou droit) au sein d’une population donnée (par exemple, la position du cœur du côté gauche dans l’espèce humaine). Ces asymétries sont déterminées génétiquement.
3 Un connectome est une représentation en trois dimensions (3D) d’un cerveau entier et de chaque neurone qui le compose, obtenue à partir de coupes d’un cerveau unique imagées par microscopie électronique. Les connectomes représentent des cartes complètes, à l’échelle du nanomètre, d’un cerveau et de l’ensemble des neurones et des connexions synaptiques qu’ils établissent. La drosophile est le seul organisme modèle à offrir une telle ressource à ce jour ; les deux connectomes publiés ont été mis à la disposition des chercheurs en libre accès.
References
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