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Med Sci (Paris). 39(11): 885–887.
doi: 10.1051/medsci/2023158.

Le dépistage du cancer sauve-t-il vraiment des vies ?
Chroniques génomiques

Bertrand Jordan1*

1Biologiste, généticien et immunologiste, Président d’Aprogène (Association pour la promotion de la Génomique) , 13007Marseille , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Dépistage de masse, Dépistage précoce du cancer, Tumeurs, diagnostic, épidémiologie, prévention et contrôle

 

«  Le dépistage du cancer sauve des vies  » : cette affirmation maintes fois répétée rencontre un large assentiment dans le public [ 1 ] ; elle est mise en avant par de multiples associations ( Figure 1 ) et motive moult campagnes soutenues par les organismes publics [ 2 ]. Cela tombe apparemment sous le sens : le dépistage permet de détecter des cancers à un stade peu avancé, dont le traitement est plus aisé et plus efficace que lorsque la tumeur a progressé et, a fortiori , lorsque sont apparues des métastases. Pourtant des scientifiques – encore minoritaires – mettent en doute cette évidence et affirment que «  l’on n’a jamais montré que le dépistage sauve des vies  » 1 [ 3 ]. Comment peut-on soutenir de telles positions et les publier dans des revues scientifiques sérieuses ? C’est que la question est plus complexe qu’il n’y paraît. Un article tout récent [ 4 ] présente une méta-analyse de dix-huit essais randomisés, et jette un sérieux doute sur l’efficacité réelle du dépistage. Il s’agit en fait de considérer la mortalité globale des personnes (et non la seule mortalité liée à un cancer) et, plus généralement, de prendre en compte les risques du dépistage subis par toutes les personnes qui y ont recours.

Une méta-analyse révélatrice

L’article qui fait l’objet de cette chronique [ 4 ], paru fin août 2023 dans JAMA Internal Medicine , présente les résultats de l’analyse de dix-huit essais cliniques visant à mesurer l’efficacité du dépistage de différents cancers en termes de la diminution de la mortalité liée au cancer étudié ainsi que de la mortalité globale. Il s’agit d’essais randomisés menés dans les règles de l’art, portant sur un grand nombre de personnes (plusieurs dizaines de milliers à chaque fois) et incluant un suivi sur au moins dix ans, parfois vingt ans ou plus. On compare ainsi le nombre de décès observés parmi les personnes dépistées et le nombre de décès observés parmi celles qui n’ont pas été dépistées, en distinguant les décès dus au cancer et le nombre total de décès.

Ce sont des données de très bonne qualité, portant au total sur plus de deux millions de personnes ; elles concernent le cancer colorectal (onze essais) et ceux de la prostate (quatre essais), du poumon (trois essais) et du sein (trois essais). Un dernier essai, parmi les plus récents, examine les résultats d’un dépistage combiné de quatre cancers (prostate ou ovaires, poumon, et colorectal). L’examen du tableau des résultats de ces dix-huit essais montre que, pour chacun d’eux, on observe une réduction sensible du nombre de décès par cancer, mais que la mortalité globale varie peu. Par exemple, pour un essai portant sur le dépistage du cancer du côlon par Hémoccult 2 [ 5 ], on relève, au bout de vingt ans, 1 176 décès par cancer sur les 75 056 personnes dépistées, contre 1 300 décès par cancer sur 75 919 personnes non dépistées : le dépistage aurait donc évité plus d’une centaine de morts par cancer. Mais la mortalité totale (toutes causes confondues) est de 40 681 parmi les personnes dépistées et de 40 550 parmi les non dépistées : on ne voit donc pas d’effet favorable du dépistage (au contraire, mais la différence observée n’est pas statistiquement significative). Les autres essais donnent des résultats comparables : le dépistage réduit la mortalité par cancer, mais n’a pas d’effet net sur la mortalité globale. Il est vrai que cet effet est difficile à détecter compte tenu de la faible mortalité spécifique (généralement moins de 1 %) pour chacun des cancers étudiés sur la période considérée.

Un effet limité

En fait, la réduction même sensible de la mortalité apportée par le dépistage d’un cancer spécifique ne peut avoir qu’un faible retentissement sur la mortalité globale telle qu’on peut la mesurer dans un essai clinique, forcément limité dans le temps. C’est le point que développe un article récent centré sur le cas du cancer du sein [ 6 ], probablement celui pour lequel le dépistage est le plus largement pratiqué. L’analyse indique que même si le dépistage éliminait totalement les décès par cancer du sein sans aucun effet négatif par ailleurs, la mise en évidence d’un effet sur la mortalité globale imposerait un essai impliquant dix mille personnes sur vingt ans et plus. Dans un cas de figure plus réaliste où le dépistage réduit la mortalité par cancer du sein de 30 %, il faudrait un effectif de près de trente mille personnes pour mesurer la mortalité spécifique – mais de plus de deux cents mille pour voir un effet sur la mortalité globale. C’est que le cancer du sein, bien que relativement fréquent, ne représente au total que 3 % environ des causes de décès chez les femmes [ 6 ], et seulement une fraction de ce chiffre au cours d’une étude s’étendant sur dix ou vingt ans.

De ce point du vue, le dernier essai rapporté dans l’article de Bretthauer et al [ 4 ] (sur le dépistage combiné) est intéressant puisque l’on cumule la mortalité due aux quatre cancers concernés [ 7 ], qui atteint presque 4 % sur la période de suivi (16,8 ans). Mais les résultats vont dans le même sens : 22 562 décès au total sur 77 443 personnes dépistées, 22 652 sur 77 444 non dépistées, alors que le nombre de décès par cancer diminue de façon significative… Il faut donc en conclure que la mesure d’un effet du dépistage sur la mortalité globale est bien difficile et requiert des effectifs très importants. On peut aussi penser que le dépistage comporte des effets négatifs qui, même s’ils sont faibles, jouent sur l’ensemble des personnes dépistées, alors que seules celles chez qui on aura détecté un cancer pourront en retirer un bénéfice. Par exemple, dans le dépistage du cancer du poumon par scanner, la personne subit une irradiation non négligeable ; de plus, le nombre de faux positifs (lésions détectées qui s’avèrent non cancéreuses après ré-examen et éventuellement biopsie) est deux à trois fois supérieur à celui des vrais positifs [ 8 ], ce qui induit des explorations dont le risque n’est pas nul. En somme, la grande masse des dépistés prend un (petit) risque bénéficiant aux quelques personnes chez lesquelles on découvrira effectivement un cancer, ce qui augmentera la probabilité d’un traitement efficace.

La mode du dépistage tous azimuts

Depuis quelques années, de nombreuses entreprises tentent de mettre au point des tests de diagnostic très précoce permettant, dans l’idéal, de détecter tout type de cancer bien avant qu’il ne devienne cliniquement repérable et, de plus, de préciser sa localisation. Ces tests reposent sur l’analyse de l’ADN présent dans le plasma, qui peut contenir des fragments provenant d’une tumeur encore indétectable. C’est le principe de la « biopsie liquide » [ 9 ] ( ) déjà, largement utilisée pour le suivi des cancers en cours de traitement. L’analyse peut reposer sur la recherche de mutations dans l’ADN présent dans le plasma, ou sur l’examen de son patron de méthylation. L’entreprise la plus en vue dans ce domaine est GRAIL [ 10 ] ( ) mais elle a de très nombreux concurrents plus ou moins avancés 3 . GRAIL commercialise déjà un test appelé Galleri (et facturé un millier de dollars) ( Figure 2 ) dont la sensibilité et la spécificité ne sont pas encore vraiment satisfaisantes, avec un nombre de faux positifs dépassant celui des vrais positifs (cas où la suspicion de cancer est confirmée), et un recours fréquent à des biopsies (dont, rappelons-le, le risque n’est pas nul) pour confirmer ou infirmer le résultat [ 11 ].

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 8-9, août-septembre 2015, page 805

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 4, avril 2016, page 417

La perspective d’un test de dépistage pour tous les cancers est néanmoins prometteuse, elle suscite un fort intérêt médiatique et industriel, et pourrait permettre de trancher la question d’un impact du dépistage sur la mortalité globale : l’incidence plus élevée « tous cancers confondus » entraîne des effectifs plus raisonnables pour les essais. Une étude récemment publiée [ 12 ] montre que pour un tel test multi-cancer un effectif de 41 000 personnes (et un suivi de dix ans) serait suffisant pour tester l’effet du dépistage sur la mortalité globale (13 000 pour la mortalité par cancer). Reste à effectuer une telle étude…

Dépister ou ne pas dépister ?

Effectivement, comme l’affirme le titre de l’article de Prasad et al. [ 3 ], «  On n’a jamais montré que le dépistage sauve des vies  » (au niveau de la population totale). Mais on n’a jamais montré, non plus, qu’il n’en sauve pas… De fait, comme l’indique l’étude de Yaffe et Mainprize [ 6 ], même le dépistage efficace d’un cancer fréquent ne peut avoir qu’un effet très faible sur la mortalité globale évaluée sur dix ans : il faudrait un essai de longue durée portant sur plus de cent mille personnes pour pouvoir conclure dans un sens ou dans l’autre. Si les tests multicancer comme celui de GRAIL tiennent leurs promesses, et parviennent à réduire la proportion de faux positifs tout en améliorant la sensibilité, ils pourraient à terme apporter une réponse plus solide. En attendant, une utilisation raisonnée de ceux des tests existants qui ont montré leur efficacité en termes de mortalité cancer-spécifique semble recommandée, en limitant leur emploi aux cas où la probabilité de cancer est relativement élevée (en fonction de l’âge, par exemple) afin de ne pas se trouver en présence d’un nombre élevé de faux positifs entraînant des investigations potentiellement nuisibles, sans parler de l’angoisse induite chez les patients [ 13 ]. Mais clairement, tout dépistage n’est pas bon à prendre, et son emploi requiert une décision informée plutôt qu’une application aveugle.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 “Cancer screening has never been shown to save lives” [ 3 ].
2 Le test dit Hémoccult ou test de recherche de sang occulte dans les selles (RSOS) est un examen visant à rechercher de très petites quantités de sang dans les selles.
3 On peut citer Exact Sciences Corporation., Foundation Medicine, AnchorDx, Guardant Health, Burning Rock Biotech, GENECAST, Laboratory for Advanced Medicine, Singlera Genomics, entre autres.
References
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Schwartz LM , Woloshin S , Fowler FJ , Jr , et al. Enthusiasm for Cancer Screening in the United States. . JAMA . 2004; ; 291 : :71. – 78 .
2.
Hill C. Prévention et dépistage des cancers. . Bull Cancer . 2013; ; 100 : :547. – 554 .
3.
Prasad V , Lenzer J , Newman DH . Why cancer screening has never been shown to "save lives"–and what we can do about it. . BMJ . 2016; ; 352 : :h6080. .
4.
Bretthauer M , Wieszczy P , Løberg M , et al . Estimated Lifetime Gained With Cancer Screening Tests : A Meta-Analysis of Randomized Clinical Trials. . JAMA Intern Med . 2023 : :e233798. .
5.
Scholefield JH , Moss SM , Mangham CM , et al. Nottingham trial of faecal occult blood testing for colorectal cancer : a 20-year follow-up. . Gut . 2012; ; 61 : :1036. – 1040 .
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Yaffe MJ , Mainprize J.-G. The Value of All-Cause Mortality as a Metric for Assessing Breast Cancer Screening. . J Natl Cancer Inst . 2020; ; 112 : :989. – 93 .
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Pinsky PF , Miller EA , Zhu CS , Prorok PC . Overall mortality in men and women in the randomized Prostate, Lung, Colorectal, and Ovarian Cancer Screening Trial. . J Med Screen . 2019; ; 26 : :127. – 134 .
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de Koning HJ , van der Aalst CM , de Jong PA , et al . Reduced lung-cancer mortality with volume CT screening in a randomized trial. . N Engl J Med . 2020; ; 382 : :503. – 13 .
9.
Jordan B. Biopsies liquides, une révolution en cancérologie ? . Med Sci (Paris) . 2015; ; 31 : :805. – 807 .
10.
Le Jordan B. Graal de Grail est-il un mirage ? . Med Sci (Paris) . 2016; ; 32 : :417. – 420 .
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Woloshin S , Jørgensen KJ , Hwang S , Welch HG . The New USPSTF Mammography Recommendations - A Dissenting View. . N Engl J Med . 2023; ; 389 : :1061. – 4 .