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Med Sci (Paris). 39(11): 879–883.
doi: 10.1051/medsci/2023154.

La sélection des patients en unités de soins palliatifs, une condition nécessaire du maintien du care

Roger Thay1* and Céline Lefève2**

1Médecin de soins palliatifs, docteur en philosophie, groupe hospitalier Diaconesses Croix-Saint-Simon , Paris , France
2Professeure de philosophie, UMR 7219 et institut « La Personne en médecine », université Paris Cité , Paris , France
Corresponding author.
 

Vignette (© DR).

Les questions éthiques de la priorisation, de la sélection et du tri en médecine ont été mises en exergue dans le débat public à l’occasion de la pandémie de Covid 19 ( coronavirus disease 2019 ). Celle-là a entraîné la raréfaction et le rationnement de nombreuses ressources, des modifications dans les critères d’accès à la réanimation pour les personnes âgées, notamment au moment du pic d’hospitalisation en mars 2020, ainsi que, pendant plusieurs mois, des déprogrammations d’actes diagnostiques ou thérapeutiques, notamment pour les patients présentant des maladies chroniques [ 15 ]. Cependant, la priorisation et la sélection des patients sont consubstantielles à la médecine. Elles se déploient en effet en temps ordinaire puisque les ressources sont toujours limitées et qu’il convient de décider quels patients individuels peuvent accéder à une même prestation de soin ou de santé. D’ordinaire, dans les pays bien dotés, la priorité est censée être donnée aux patients les plus grièvement atteints, et les critères médicaux sont présentés comme prédominants, voire exclusifs (aux urgences, en réanimation ou dans le cas de transplantations d’organes). Ce n’est qu’en temps de crise (catastrophe, pandémie, etc.), lorsque les ressources matérielles et/ou humaines se raréfient que la priorisation peut prendre la forme du triage ou du tri. Ce dernier se caractérise par une redéfinition explicite des principes et finalités éthiques de la priorisation ; il peut, par exemple, viser à sauver le plus grand nombre de personnes. De nouveaux critères de priorisation peuvent être privilégiés, favorisant notamment les patients censés avoir plus de chances de tirer bénéfice de certains traitements. En conséquence, certains patients peuvent alors être tout simplement exclus de l’accès à la prestation de santé ou de soin [ 68 ].

Dans le contexte actuel de fortes tensions sur les ressources du système de santé et de l’hôpital public en France, des recherches en sciences sociales se sont portées sur les modalités des prises de décision de priorisation et de sélection des patients en temps ordinaire [ 912 ]. Ces études décrivent leurs déterminants politiques, économiques et organisationnels, les critères médicaux, sociaux et éthiques qui s’y appliquent et, enfin, leurs implications sur le travail des professionnels de santé et sur l’accès et la qualité des soins. Fondamentalement, ces recherches interrogent le passage ou la porosité, dans le soin ordinaire, entre la priorisation et le tri [ 13 , 14 ]. En contribuant à expliciter ces décisions, banales et peu visibles, elles participent à l’appropriation de leurs enjeux éthiques par l’ensemble des acteurs.

Nous explorons, dans cet article, la pratique de la sélection des patients, précisément dans le contexte des soins palliatifs en temps ordinaire, en nous fondant sur une recherche de terrain, associant philosophie et sciences sociales, qui a été menée dans deux unités de soins palliatifs (USP) parisiennes, afin de décrire l’ensemble du processus de sélection des patients pour l’attribution d’un lit d’hospitalisation. Cette recherche mobilise la notion de tri, notamment du fait que de nombreux patients, dont les besoins relèvent pleinement des missions et compétences d’une hospitalisation en soins palliatifs, en sont exclus .

Nous montrerons, d’abord, le continuum du tri dans lequel cette sélection s’inscrit et dont nous distinguerons chaque niveau auquel nous ferons correspondre un type de tri caractéristique. Au niveau des unités de soins palliatifs elles-mêmes, nous nous concentrerons ensuite sur les liens entre sélection des patients et organisation du travail de care (d’attention, de soin). Nous verrons comment certains critères de sélection mis en œuvre par les équipes visent directement à préserver la capacité de prendre soin.

La nécessité de la priorisation et de la sélection en unités de soins palliatifs

Une unité de soins palliatifs (USP) est un service hospitalier destiné à accompagner les patients présenant des maladies graves, au pronostic vital engagé à plus ou moins court terme, où les traitements sont limités ou en passe de l’être, et présentant une situation complexe. Une telle unité dispose d’importants moyens humains et matériels pour assurer ses missions cliniques, de formation et de recherche. En 2019, la France comptait 164 USP, pour un total de 1 880 lits [ 15 ]. Malgré l’augmentation continue du nombre de ces unités, celles-ci ne peuvent répondre à toutes les demandes qui leur sont adressées, et les équipes sont, par conséquent, contraintes d’arbitrer entre les patients « candidats » pour l’accès à un lit. De manière générale, les besoins en lits d’USP sont difficiles à chiffrer, la notion de besoins en santé restant une entité complexe à appréhender et les pouvoirs publics lui substituant la notion d’objectifs [ 16 ]. Pour autant, dans les deux unités que nous avons étudiées, les taux d’admission oscillaient entre 8 et 30 % 1 des demandes reçues, et l’on peut raisonnablement conclure que leur nombre actuel ne permet pas de répondre aux besoins.

L’hypothèse du continuum de la médecine du tri

L’étude de la sélection des patients nécessite de regarder au-delà de la problématique de la décision d’attribution d’un lit par une unité de soins palliatifs. Il convient, d’abord, de prendre en compte les politiques de santé publique, au niveau national et au niveau de l’aménagement du territoire. À ces niveaux, sont effectués des choix concernant les moyens accordés à la fin de vie en France, en général, et à l’ouverture d’unités de soins palliatifs, en particulier. S’y s’articule ensuite le niveau des projets hospitaliers propres à chaque établissement de santé. Les arbitrages effectués à chacun de ces niveaux se répercutent sur le niveau situé en aval, celui de l’USP. L’ensemble peut être conçu comme un «  continuum de triage », pour reprendre les termes de la philosophe Frédérique Leichter-Flack [ 13 ]. La présente recherche a précisément consisté à explorer, dans le domaine des soins palliatifs, ces niveaux de décisions et donc de sélection, et à y individualiser les mécanismes et les avatars de ce que l’on peut appeler la médecine du tri.

Les différents niveaux de la médecine du tri

Au niveau de la santé publique, nous avons identifié deux avatars de la médecine du tri. Le premier, que nous nommons « tri conceptuel », résulte de l’histoire de la discipline des soins palliatifs et de la définition de la catégorie de « patient de soins palliatifs ». Les soins palliatifs naissent dans les années 1970-1980, en réaction au « mal mourir ». Ils gardent comme objectifs aujourd’hui encore la prise en charge globale (médicale, psychologique, sociale, existentielle), le soulagement et l’accompagnement des patients présenant des maladies graves, au pronostic engagé à plus ou moins long terme [ 17 ]. La reconnaissance d’un besoin spécifique en fin de vie permet le déploiement et l’organisation d’une réponse à ce besoin, et entraîne l’orientation des patients vers les prestations et les structures ad hoc . La norme définissant le patient palliatif fait en outre l’objet de redéfinitions constantes, comme l’illustrent aujourd’hui les tensions qui traversent la discipline. On peut ainsi prendre comme exemples le débat autour de l’implication du monde des soins palliatifs en cas de légalisation de l’euthanasie, ou encore le débat concernant l’ouverture plus importante à des maladies chroniques autres que le cancer.

Le second avatar, le « tri systémique », également décrit par l’historien de la médecine Jean-Paul Gaudillière [ 18 ], relève des choix politiques globaux concernant le système de santé dans lequel les soins palliatifs s’inscrivent (« hospitalo-centrisme » et faiblesse de la médecine de ville ; politiques d’austérité et application de la gestion autonome des services publics [ new public management ] ; renforcement des inégalités sociales et territoriales de santé ; insuffisance de la prévention et des interventions médico-sociales). Ce tri systémique engendre des limitations d’accès aux soins palliatifs pour certaines populations, selon des critères sociodémographiques ou économiques : les USP ne peuvent en effet sélectionner les patients qu’à la condition que ceux-ci soient déjà inscrits dans le système de santé. Les patients sans domicile fixe, sans couverture sociale, ou stigmatisés du fait de leur mode de vie, verront ainsi leur accès aux soins de santé limités, par exemple par manque d’information ou par autocensure.

À un niveau intermédiaire, nous distinguons d’abord le « tri géographique ». Un patient ne peut être admis en USP que si cette USP existe sur son territoire. Ce tri procède des politiques d’implantation des USP, qui ont pour principal objectif d’étoffer le maillage territorial en comblant les zones non pourvues, et en renforçant la coopération entre structures et modalités existantes de soins palliatifs. Ces décisions reposent sur les Agences régionales de santé (ARS) et sur les directions d’établissements de santé. Aujourd’hui, si chaque métropole est pourvue d’au moins une USP, ce n’est pas le cas de tous les départements, ce qui entraîne des distances parfois importantes entre le lieu de prise en charge initial du patient et l’USP.

Vient ensuite ce que nous appelons le « tri hospitalier », qui implique les directions d’établissements de santé et les chefferies de service. Il vise à renforcer ou, au contraire, à tarir, dans un service, le flux d’un profil particulier de patients, selon les volontés de développer certaines activités, ou de diminuer les prises en charge pouvant nuire à l’équilibre financier de l’établissement.

Enfin, au niveau de l’unité de soins palliatifs, la médecine du tri prend la forme, pour l’équipe, d’un travail de synthèse visant à répondre à des contraintes qui apparaissent contradictoires, dans l’objectif d’un compromis conciliant impératifs de gestion et activités cliniques. Nous nous concentrerons sur deux de ces contraintes : la charge en soins et la pression de rentabilité, qui véhiculent chacune une manière d’envisager un patient autrement que sous l’angle d’une relation de soin.

Le « prendre soin » comme une activité d’accordage du rythme soignant au rythme des patients

Afin d’appréhender la notion de charge en soins, il convient de préciser le travail particulier de care qui caractérise les USP. La spécificité de ce « prendre soin » réside dans l’accord permanent nécessaire entre les équipes de soin et les rythmes des patients. Le confort des patients et leur accompagnement passent par une anticipation, une attention, une disponibilité à leurs besoins et par une réactivité et une adaptation à leurs sollicitations, permises par une dotation en soignants qui est supérieure à celle des autres services. Le confort du patient passe par cette disposition d’« arrière-plan », considérée, en soi, comme thérapeutique.

Cette temporalité soignante et relationnelle, relevant d’une synchronisation avec le rythme des besoins des patients, est variable car purement individuelle. C’est en particulier cette ressource qui va rendre une prise en charge « lourde », et cela parfois de façon contre-intuitive. Pour une toilette, ce ne seront pas les patients inconscients ou totalement grabataires qui occasionneront la plus lourde tâche, car ils se voient apposer, dans cette activité donnée, le rythme des soignants. Ce sont les patients en perte d’autonomie, qualifiés d’« entre deux états », suspendus entre autonomie physique et dépendance, qui demanderont le plus de temps. Ces patients possèdent en effet un rythme qui leur est propre, lié notamment à leurs besoins relationnels, que les soignants s’astreignent à respecter, mais qui représente un investissement à prendre en compte. Le patient « léger », ne demandant aucun effort, est celui qui nécessitera un investissement moindre de la part des soignants ; il ne communiquera pas ou peu, son entourage restera limité et discret, sa trajectoire ne connaîtra pas d’accroc, ses symptômes ne demanderont que peu de réajustements de soins. Finalement, sa place en USP ne se justifie pas nécessairement, dans la mesure où il s’agit d’une situation simple. Cependant, sa présence à l’USP – et donc sa sélection pour une admission – peut permettre d’alléger un autre service.

La charge globale de travail, ou la tension entre patient individuel et salle

À la charge individuelle du patient s’articule la charge de la salle, qui relève d’une perspective différente pour les soignants dont l’objet est le groupe de patients hospitalisés à un temps « t » dans l’USP. Ces patients ne constituent pas un collectif en soi, ils le deviennent dans l’optique fonctionnelle de l’équipe, dont la visée est de réguler et d’organiser sa charge de travail. Ainsi, les professionnels conçoivent le travail de soin selon deux prismes : à travers le prisme « du » patient d’une part, et à travers le prisme « des » patients d’autre part. Selon ce dernier prisme, l’inscription du patient individuel dans ce groupe tend à le dépersonnaliser et à le réduire à une synecdoque 2 : il devient une chambre, une maladie, un pansement, un détail saillant. Il est surtout désigné par ce qui le différencie des autres patients du point de vue de la charge de travail qu’il requiert. Alors que la situation de chaque patient est discutée de manière formalisée, autour d’une table, selon des temps définis et précis (transmissions du matin et du soir, staff durant la journée) et qu’elle est tracée dans le dossier médical, l’évaluation et la gestion de la charge globale de la salle, tout en constituant un travail à part entière, ne sont pas évoquées lors de temps dédiés, ni d’espace formalisés – mais essentiellement au détour de couloirs – pas plus qu’elles ne sont tracées.

L’évaluation de la charge globale se fait à travers lesobservations des soignants et la comptabilisation des gestes objectivables, comme les toilettes ou les soins réputés « lourds » ou chronophages (pansements, médications antalgiques, etc.). En même temps, les équipes tiennent compte du fait que la prise en charge simultanée de plusieurs patients ne se réduit pas à l’addition de leur prise en charge individuelle. Elle l’excède, car elle comprend un flux permanent d’événements et d’interruptions, de passages d’un patient à un autre en fonction de l’arrivée d’informations, de la survenue de symptômes et de besoins. La charge globale de la salle est aussi connue des soignants comme étant très labile selon l’évolution de l’état de santé des patients et donc des soins. Une salle considérée comme « calme » peut devenir « agitée », « lourde » en quelques heures, en fonction d’aggravations, de décès ou d’accueil des proches. Enfin, nous l’avons esquissé, la charge globale de travail englobe le travail d’accompagnement – mission fondamentale des soins palliatifs – et la seule prise en compte des actes techniques ne permet pas de juger du temps à investir dans chaque prise en charge.

Le tri comme réponse à la nécessité de réguler la charge en soins

Une charge inadaptée en soins est à l’origine de la recherche d’une charge en soins constante, d’un travail incessant de priorisation des tâches, et in fine du sacrifice des tâches les moins instrumentales (les tâches relevant de l’éducation thérapeutique ou de l’accompagnement psychologique, par exemple) au sein des services [ 19 ]. Ce sacrifice participe d’ailleurs à la perte de sens que peuvent éprouver les soignants et à sa forme la plus aiguë, le syndrome d’épuisement professionnel, ou burn-out .

La sélection des patients constitue dès lors un outil de maîtrise de la charge en soins, tant en « quantité » qu’en « qualité ». Il s’agit de ne pas alourdir une salle déjà perçue comme « lourde ». Les demandes d’admission sont évaluées sous cet angle, et pondérées en fonction des possibilités d’accueil du service. Cette pondération passe aussi par un « panachage » de la salle d’hospitalisation, afin d’y accueillir des patients aux maladies et besoins différents.

Ainsi, la charge de travail variable et évolutive selon les patients concourt à produire la charge de travail propre à la salle prise dans sa globalité. L’évaluation et la gestion de cette dernière charge ne vont pas sans difficulté et ont un impact direct et crucial sur la sélection et, donc sur le tri des patients. Les équipes cherchent à la fois à préserver le prendre soin individuel et à équilibrer la charge de la salle, ce qui érige en critère de sélection les profils dit « légers » ou, au contraire, les profils dits « lourds ».

L’activité de sélection tient donc autant d’une activité de distribution d’une ressource limitée, voire rare, que d’un aménagement permanent par les soignants de leurs conditions de travail et de la prise en charge des patients déjà présents.

La pression de rentabilité

Les médecins assurant la sélection des patients pour l’admission en USP intègrent, parallèlement, une préoccupation financière, une pression de rentabilité de leur service qui ont aussi un impact sur les profils des patients admis. La régulation, la recherche d’équilibre qu’ils mettent en œuvre concernent plus l’état financier de leur service et vise sa pérennité. Les indicateurs issus de la tarification à l’activité, que sont la durée moyenne de séjour, le taux d’admission et le taux de remplissage, restent les éléments les plus représentatifs de cette pression, et sont donc les plus scrutés par ces médecins.

Nos entretiens ont permis de préciser combien la perception de ces indicateurs différait, dans les propos tout au moins, entre les directions hospitalières et le corps soignant. De manière schématique, là où les directions utilisent les indicateurs comme support de discussion sur l’activité, le corps soignant les envisage de manière plus injonctive, comme autant d’objectifs à remplir.

L’expression de cette contrainte économique, via les indicateurs, est d’autant plus singulière que les menaces liées à de mauvais résultats ne se matérialisent finalement que peu pour les soignants.

Les effets sur la sélection des patients sont pluriels. Cette pression de rentabilité peut assigner à certains patients un rôle particulier : celui de « remplir » l’USP, quitte, parfois, à épuiser les équipes soignantes. Dans d’autres cas de figure, certains patients bénéficiant de procédures coûteuses de soin, comme la dialyse, peuvent voir ce critère peser dans la décision de ne pas être admis en USP.

La responsabilité de la sélection ne se déploie pas sans interrogation éthique. Elle s’articule à un engagement dans le travail de soin dans lequel les médecins peuvent assumer d’admettre certains patients malgré leur faible profil de rentabilité (des patients sans solution sociale d’hébergement au long cours, par exemple, et qui vont occuper un lit plusieurs semaines ou mois). Cependant – et c’est là l’un des enjeux d’une réflexion sur la médecine du tri –, l’admission, l’inclusion de ces patients représentent une pression sur la sélection des futurs patients, influent sur le tri et donc sur l’exclusion de ces types de profils.

Si les équipes paramédicales semblent épargnées par ces questions, elles subissent en pratique, elles aussi, une « pression de remplissage » transmise par le corps médical, qui conduit à admettre un profil de patients dont les situations restent peu complexes et ne nécessitent pas un recours à une hospitalisation en USP. Ce type de sélection entraîne, chez le corps paramédical, un questionnement sur la qualité des soins qu’ils peuvent alors prodiguer et la pertinence de certains séjours.

Conclusion

Le rôle de « gardien de la porte d’entrée » de l’USP révèle un travail permanent d’équilibrage de multiples contraintes. Il implique d’abord de travailler au sein d’un cadre fixé par des triages préexistants, définis par des niveaux de décision situés en amont, dont les acteurs ignorent jusqu’à l’existence. Il implique ensuite de prendre la mesure tant de la capacité que de l’intérêt du service à accueillir une nouvelle personne, de tenir compte de la charge en soins que celle-ci représente – pouvoir absorber le travail requis par sa prise en charge – et de la « rentabilité » qu’elle promet – contribuer à pérenniser l’existence même de l’unité de soins palliatifs.

Dans la médecine du tri appliquée aux soins palliatifs, le patient est évalué selon la charge en soins générée, d’une part, et selon la valorisation financière rapportée, d’autre part. Il l’ignore et n’a que peu de leviers pour influer sur son admission. Pourtant, de cela notamment, dépendent le lieu mais surtout les conditions dans lesquelles il décédera – le continuum du tri ne s’arrêtant pas à la porte de l’USP puisqu’à l’intérieur du service, les patients entrent aussi dans une certaine forme de compétition pour d’autres ressources, comme celles de l’attention que vont leur apporter les soignants.

En dépit de sa place dans le travail quotidien des équipes, malgré les questions éthiques et sociétales qu’elle soulève (qui doit mourir ici ? qui doit mourir ailleurs ?) et ses implications sur la qualité des soins et sur l’existence des patients et de leurs proches, cette médecine de gestion de lits n’est globalement pas nommée. Cette action relève de l’une des missions informelles de l’encadrement d’un service. Elle débute lorsque les professionnels de santé sont en responsabilité sur le terrain, le plus souvent à la fin de l’internat pour le corps médical, et au moment de la prise de fonction pour les cadres de santé. Elle s’apprend de manière strictement empirique, au contraire de la plupart des compétences attendues de ces professionnels, ajoutant encore de la conjoncture dans ce mécanisme ubiquitaire et, malgré tout, invisible qu’est la médecine du tri.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Roger Thay, « Qui meurt ici et qui meurt ailleurs ? La médecine du tri en mouvement, des politiques de santé à l’attribution d’un lit en unité de soins palliatifs », Thèse de doctorat en Histoire et Philosophie des Sciences, sous la direction de Céline Lefève, Paris, Université de Paris Cité, 2021.
2 La pandémie de Covid 19 et la pénurie de personnel soignant ont entraîné un effondrement du taux d’admission à la fin de l’année 2021, par fermeture du nombre de lits d’hospitalisation.
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