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Med Sci (Paris). 39(11): 819–822.
doi: 10.1051/medsci/2023151.

Approche neuro-computationnelle de la procrastination

Raphaël Le Bouc1,2* and Mathias Pessiglione1

1Équipe Motivation, cerveau et comportement, Institut du cerveau (ICM), Sorbonne université, Inserm, CNRS, hôpital Pitié-Salpêtrière , Paris , France
2Département de neurologie, hôpital Pitié-Salpêtrière, Sorbonne université, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) , Paris , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Procrastination, Étudiants, Anxiété

 

Presque tous les individus procrastinent, par exemple pour payer leurs factures, déclarer leurs impôts, ou arrêter de fumer. Malgré la fréquence de ce comportement et ses conséquences financières ou médicales parfois majeures, les mécanismes cérébraux de la procrastination sont mal connus.

La procrastination consiste à reporter au lendemain ( crastinus en latin) les tâches qui nous incombent. Elle a été plus spécifiquement définie en psychologie comme la tendance à reporter volontairement, et de façon non nécessaire, des tâches imposées par autrui ou souhaitées par le sujet, tout en ayant conscience des conséquences potentiellement délétères de ce report [ 1 ]. La procrastination est considérée comme un trait comportemental stable, dont une part est génétiquement héritable, comme l’ont montré des études chez des jumeaux [ 2 ]. Mais on ne connaît pas les mécanismes cognitifs qui favorisent la procrastination, ce qui s’explique, en partie, par le fait que les échelles psychométriques utilisées pour mesurer la procrastination ne permettent pas d’y accéder. Pour les philosophes anciens, comme Aristote, le mécanisme responsable de la procrastination est une faiblesse de la volonté, empêchant d’agir conformément à son meilleur jugement (acrasie). Cette conception de défaut de « contrôle de soi » perdure dans les travaux psychologiques récents sur la procrastination [ 1 , 3 ]. Pour les économistes néoclassiques du xix e  siècle, la procrastination est un comportement irrationnel de l’individu puisqu’il s’oppose à la maximisation de son propre intérêt à long terme. Pour les économistes comportementaux du xx e  siècle, à l’inverse, procrastiner, c’est-à-dire repousser continuellement une tâche dans le futur au risque de n’en jamais obtenir le bénéfice, reflèterait bien une délibération coût-bénéfice rationnelle, mais qui serait biaisée par une surestimation des efforts immédiats nécessaires à la tâche [ 4 ], ou par une sous-estimation des bénéfices futurs qui lui sont associés [ 1 , 5 ].

Les modèles théoriques de procrastination expliquent cependant mal pourquoi nous procrastinons même pour des tâches qui comportent un bénéfice immédiat. Ils ne prennent pas non plus en compte l’intuition que la procrastination est un phénomène dynamique consistant à repousser la tâche encore et toujours. Nous avons donc décidé d’envisager la procrastination comme un processus itératif enchaînant les prises de décisions, chacune reposant sur un arbitrage coût-bénéfice où les efforts les plus distants dans le futur sont systématiquement sous-estimés [ 6 ].

Nous avons tout d’abord recherché si le biais consistant à sous-estimer l’importance d’un évènement futur était similaire ou différent pour les efforts et les récompenses. Nous avons mesuré la motivation de volontaires sains pour différentes récompenses (alimentaires ou non alimentaires) et leur aversion pour différents efforts (physiques ou mentaux) à l’aide d’une échelle analogique. Nous avons ensuite mesuré leurs préférences dans des tests de choix intertemporel. Dans un premier test, il leur a été demandé de choisir entre recevoir une petite récompense immédiatement ( e.g. , cinq pièces de sushi à manger) ou une plus grande récompense ultérieurement ( e.g. , dix pièces de sushi sept jours plus tard), et, dans un second test, de choisir entre réaliser un petit effort immédiatement (e.g., cinq contractions volontaires abdominales) ou avoir plus de temps pour effectuer un effort plus pénible (e.g., vingt contractions abdominales avant le lendemain) ( Figure 1 ) . Nous avons ensuite estimé, pour chaque participant, un taux de décompte temporel des récompenses et des efforts, en ajustant les paramètres d’un modèle mathématique aux choix effectués par les participants. Ces paramètres reflètent la tendance de chaque participant à dévaluer le coût des efforts ou la valeur des récompenses au fur et à mesure que celles-ci ou ceux-là s’éloignent dans le futur. Nous avons constaté que les participants avaient en moyenne un taux de décompte plus important pour les efforts que pour les récompenses.

Nous avons ensuite recherché si ces biais temporels distincts pour les récompenses et les efforts impliquaient des circuits cérébraux différents. Nous avons constaté que la valeur décomptée des récompenses présentées essai après essai (et calculées grâce au taux de décompte estimé pour chaque participant) était positivement corrélée à l’activité cérébrale, en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), du cortex préfrontal ventro-médian ( Figure 1 ) . Elle était également négativement corrélée à l’activité du cortex préfrontal dorso-médian. Par ailleurs, le coût décompté des efforts étaient corrélé positivement à l’activité cérébrale dans l’insula antérieure et dans le cortex préfrontal dorso-médian. Ces résultats suggèrent l’existence de deux systèmes opposants, le cortex préfrontal ventro-médian représentant la valeur décomptée des récompenses, et l’insula antérieure représentant le coût décompté des efforts. Ils renforcent aussi l’hypothèse d’un système commun, selon laquelle le cortex préfrontal dorso-médian pourrait intégrer les bénéfices et les coûts [ 7 ] et ainsi permettre une « délibération coût-bénéfice ».

La tendance à procrastiner des volontaires sains a ensuite été mesurée dans un test consistant à choisir entre effectuer une tâche maintenant pour obtenir une récompense immédiate ( e.g. , effectuer vingt contractions abdominales volontaires pour remporter dix pièces de sushi ), ou reporter la tâche et sa récompense au lendemain ( Figure 1 ) . À la différence des tâches de choix intertemporel, ce test nécessite d’intégrer trois dimensions, le bénéfice (la récompense associée à la tâche), le coût (l’effort nécessaire à la tâche), et le délai (aujourd’hui ou demain). Comme nous nous y attendions, la tendance à procrastiner dans ces choix ponctuels est corrélée à la valeur nette des tâches ( i.e. , la différence entre le bénéfice de la tâche et son coût), diminuant pour des efforts moins rebutants et pour des récompenses plus attractives ( Figure 1 ) . La tendance à procrastiner à domicile a également été mesurée, par la demande de renvoyer sous trente jours, dix questionnaires administratifs complétés, conditionnant le payement de l’indemnité de participation à l’étude. Le temps pris pour renvoyer les questionnaires témoignait d’un certain degré de procrastination ( Figure 1 ) , qui était corrélé à la fois à la tendance à procrastiner mesurée au laboratoire, et au score de procrastination dans un auto-questionnaire (échelle de Lay) 1 . Cela suggère que les décisions ponctuelles de procrastiner et les comportements récurrents de procrastination reflètent un trait individuel assez stable.

Pour tester l’hypothèse selon laquelle la procrastination résulterait d’un biais à dévaluer les efforts avec le temps plus rapidement, nous avons examiné le lien entre le taux de décompte temporel des participants et leurs comportements de procrastination. La tendance à repousser les efforts au laboratoire s’expliquait par un taux de décompte temporel des efforts k E plus élevé, et pas par le taux de décompte des récompenses k R ( Figure 1 ) . De la même manière, la durée de procrastination à domicile était uniquement corrélée au taux de décompte temporel des efforts. Nous avons également extrait une signature neurale du décompte temporel, en estimant l’influence du délai associé aux efforts ou aux récompenses (β délai R et β délai E ) sur l’activité du cortex préfrontal dorso-médian en IRMf. À nouveau, seule la signature neurale du décompte temporel des efforts s’est avérée corrélée aux comportements de procrastination au laboratoire et à domicile.

Finalement, nous avons développé et comparé deux modèles théoriques de procrastination récurrente. Dans le premier modèle (modèle statique), la date optimale pour réaliser une tâche est déterminée à l’avance. Cette date est celle qui maximise, aux yeux d’un sujet qui se projette dans le futur, la valeur nette de la réalisation de la tâche ( i.e. , la différence entre son bénéfice décompté et son coût décompté). Dans le second modèle (modèle dynamique), la procrastination résulte de choix régulièrement reconduits entre réaliser une tâche immédiatement ou la repousser à plus tard. Des simulations numériques et une comparaison bayésienne 2 de ces modèles ont montré que le modèle dynamique expliquait mieux les données empiriques, et permettait de prédire le délai avec lequel les participants procrastinaient à domicile pour compléter et renvoyer les formulaires administratifs.

La tendance à procrastiner semble donc liée à la façon dont le cerveau décompte le coût des efforts (mais pas leur bénéfice associé) lorsqu’ils sont envisagés dans le futur. Ce décompte différentiel du coût et du bénéfice paraît reposer sur des systèmes cérébraux opposants, spécialisés dans l’évaluation des évènements appétitifs (cortex préfrontal ventro-médian) ou aversifs (insula). Leur intégration par un système commun (cortex préfrontal dorso-médian) constituerait le support d’une délibération coût-bénéfice et de la décision de s’engager ou non dans une tâche. Nos résultats valident un mécanisme cognitif ( i.e. , le biais consistant à dévaluer plus fortement les efforts envisagés dans le futur) expliquant pourquoi les individus repoussent des tâches qui pourtant leur paraissent bénéfiques. L’origine de ce biais dans le décompte temporel de l’effort reste cependant à identifier. Il pourrait impliquer des mécanismes attentionnels, les individus se focalisant davantage sur le coût des actions lorsque leur implémentation approche. La procrastination pourrait également impliquer une déficience des systèmes cérébraux impliqués dans le contrôle cognitif [ 8 , 9 ], comme le cortex préfrontal dorso-latéral, empêchant de surmonter la pénibilité de l’effort nécessaire à l’exécution des tâches. À une autre échelle, la procrastination pourrait avoir une justification évolutive : il y aurait un avantage sélectif à préserver ses ressources énergétiques jusqu’à ce qu’une tâche devienne incontournable. D’autres travaux de recherche devraient permettre de progresser encore dans la compréhension des mécanismes de la procrastination, et d’aider à en limiter les conséquences parfois désastreuses. Ne remettons pas ces efforts de recherche à demain !

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Cette échelle comporte 20 énoncés visant à mesurer la tendance générale à la procrastination. Les participants répondent à chaque énoncé sur une échelle de allant de 1 (pas du tout vrai pour moi) à 5 (vrai pour moi).
2 Le raisonnement bayésien (du nom de Thomas Bayes, mathématicien anglais du xviii e  siècle) construit, à partir d’observations, une probabilité de la cause d’un type d’évènements. On attribue à toute proposition de cause une valeur de sa probabilité, prise dans l’intervalle ouvert allant de 0 (contradiction, faux à coup sûr) à 1 (tautologie, vraie à coup sûr).
References
1.
Steel P. The nature of procrastination: A meta-analytic and theoretical review of quintessential self-regulatory failure. . Psychol Bull . 2007; ; 133 : :65. – 94 .
2.
Gustavson D , Miyake A , Hewitt J , Friedman N Genetic relations among procrastination, impulsivity, and goal-management ability: implications for the evolutionary origin of procrastination. . Psychol Sci . 2014; ; 25 : :1178. – 1188 .
3.
Sirois F , Pychyl T Procrastination and the priority of short-term mood regulation: Consequences for future self. . Soc Personal Psychol Compass . 2013; ; 7 : :115. – 127 .
4.
Akerlof GA Procrastination and obedience. . Am Econ Rev . 1991; ; 81 : :1. – 19 .
5.
Ainslie G. Procrastination, the basic impulse. . In: Andreou C , White MD (ed.), The Thief of Time: Philosophical Essays on Procrastination . . Oxford: : Oxford University Press; , 2010 : pp. :11. – 27 .
6.
Le Bouc R , Pessiglione M . A neuro-computational account of procrastination behavior. . Nat Commun . 2022; ; 13 : :5639. .
7.
Pessiglione M , Vinckier F , Bouret S , et al. Why not try harder? Computational approach to motivation deficits in neuro-psychiatric diseases. . Brain . 2018; ; 141 : :629. – 650 .
8.
Ferrari JR , Emmons RA Methods of procrastination and their relation to self-control and self-reinforcement: An exploratory-study. . J Soc Behav Pers . 1995; ; 10 : :135. – 142 .
9.
O’Donoghue T , Rabin M Doing it now or later. . Am Econ Rev . 1999; ; 89 : :103. – 124 .