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Med Sci (Paris). 39(10): 763–768.
doi: 10.1051/medsci/2023112.

La bioéthique au Japon
Entretien avec Matthieu Forlodou

Anne-Marie Moulin1* and Matthieu Forlodou2*

1Directrice de recherche émérite, UMR SPHERE CNRS/université de Paris-Cité, bâtiment Condorcet , 4 rue Elsa Morante , 75013Paris , France
2Institut de recherche juridique de la Sorbonne, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne , 4 rue Valette , 75005Paris , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Japon, Bioéthique

 

Vignette (© Inserm – Patrick Delapierre).

Le Japon fait parler de lui dans la recherche et le développement de modèles animaux dans lesquels des gènes humains sont introduits. Il associerait ainsi une quête spectaculaire de modernisation à la préservation de valeurs culturelles traditionnelles. Mais certains critiques parlent plutôt d’un bricolage. Manque d’outils conceptuels ou adoption de dispositifs ponctuels en réponse aux urgences, sans se risquer à une théorie éthique du corps humain ?

Pour parler de l’histoire de la bioéthique dans le pays, Anne-Marie Moulin s’est entretenue avec Matthieu Forlodou, juriste fin connaisseur du Japon.

Anne-Marie Moulin. La bioéthique au Japon, dites-vous, a des caractéristiques singulières. Tout d’abord, dites-nous à quel titre vous vous êtes intéressé à la société japonaise et quelle a été votre expérience.

Matthieu Forlodou. J’ai commencé à m’intéresser au Japon, comme beaucoup de jeunes, à travers les dessins animés de la télévision. Après ma maîtrise, je me suis inscrit à des cours de japonais et fait un diplôme d’études approfondies (DEA) 1 en droit privé à Nantes. Majeur de ma promotion, j’ai décroché une bourse de doctorat. Je suis parti deux ans étudier le droit à l’université de Kyoto. J’étais, soi-disant, le premier Français à faire un tel voyage.

AMM. Vraiment ?

MF. Des étudiants français travaillant dans divers domaines étaient déjà venus. Mais, paradoxalement, peu de français avaient souhaité venir étudier le droit japonais. J’étais parti avec l’idée d’identifier le statut juridique du corps humain au Japon, à partir du matériau juridique classique (les lois, la jurisprudence, etc.). Je me suis vite aperçu que cette approche n’était pas la plus pertinente : je ne retrouvais pas, comme en France, un corpus de règles régissant un objet juridiquement défini.

Depuis 1994, le corps humain est une catégorie juridique du droit français : un régime juridique formulé dans le Code civil qui s’est articulé avec les dispositions plus anciennes du Code de santé publique. Or, on ne trouve rien d’équivalent au Japon. Première surprise ! Ma deuxième surprise concerne le centre de gravité de la réflexion juridique dans le domaine. Les droits et libertés garanties par la Constitution constituent un fondement commun à la France et au Japon, et à un grand nombre de pays, mais avec une différence significative. Le régime juridique du corps humain est, en France, fondé dans le droit civil. Au Japon, il faut plutôt se tourner vers le droit pénal pour comprendre comment s’organisent les choses. Encore aujourd’hui, la majorité des juristes japonais qui s’intéressent à ces questions sont des pénalistes qui définissent des exceptions aux infractions touchant les atteintes à l’intégrité du corps humain.

AMM. Il s’agit plutôt de discussions théoriques que de règlements à élaborer, ou de projets de loi ?

MF. Oui, on trouve surtout des discussions théoriques. Il y a tout de même des lois régissant un secteur particulier et quelques décisions de justice. Il faut aussi compter sur un ensemble de textes, à ranger sous la rubrique du « droit souple », qui n’impose pas d’obligations claires, laissant une latitude dans l’appréciation de leur usage. À cela s’ajoute, ce qui intrigue toujours les comparatistes s’intéressant au Japon, le faible recours au droit et ses institutions dans les interactions sociales.

AMM. Face à cette situation, comment vous êtes-vous organisé ?

MF. J’ai dû sortir du cadre strictement civiliste et m’ouvrir à d’autres branches du droit. Cela m’a obligé à aller du côté des comités ministériels où se préparent les projets de loi et de réglementation, et du côté des associations professionnelles pour étudier leurs recommandations et directives. Globalement, j’ai dû rester très ouvert quant aux sources à mobiliser. La difficulté, c’était de trouver les grands axes organisant le matériau normatif dans ce domaine, aux limites floues, qu’est la bioéthique.

AMM. Est-ce qu’on transcrit le terme occidental de bioéthique, ou y a-t-il un terme proprement japonais ?

MF. Bioéthique s’y dit de deux manières. La première est une transcription phonétique de l’anglais bioethics. L’autre est un néologisme : seimei rinri (seimei signifie la vie et rinri l’éthique). Ces termes, apparus au Japon dans les années 1970-1980, sont-ils synonymes ? L’usage de seimei rinri domine désormais. Seimei est en lien avec d’autres termes qui évoquent aussi la vie, en particulier inochi (qui signifie également vie en japonais). Seimei et inochi relèvent de registres sémantiques différents. Seimei provient du fonds linguistique chinois, alors qu’inochi appartient à un vocabulaire autochtone plus ancien. Contrairement à seimei, qui relève principalement du vocabulaire scientifique, inochi évoque la vie, le vécu, la période pendant laquelle on est vivant, et aussi ce qu’il y a de plus important pour quelqu’un, comme des pinceaux pour un peintre. Ces subtilités terminologiques sont importantes pour comprendre la place de la bioéthique dans le paysage intellectuel japonais et les problèmes de fond qu’elle soulève.

Les termes seimei et rinri plongent dans l’histoire de la langue japonaise et impliquent plus qu’une translittération de l’anglais. Certains auteurs objectent que la bioéthique est de toute façon importée, et la référence est, par exemple, l’ouvrage de Tom Beauchamp et James Childress [ 1 ].

AMM. C’est donc un peu considéré comme un « truc » américain ?

MF. Oui, quelque chose de récent qui viendrait des États-Unis.

AMM. En France, on fait souvent démarrer l’histoire de la bioéthique avec les procès de Nuremberg 2, après la deuxième Guerre mondiale, ou avec le rapport Belmont 3 , en 1979, donc avec l’Amérique. D’où la réaction du philosophe et historien des sciences Michel Serres, dans sa préface à « L’œuf transparent » du biologiste Jacques Testard : « Nous importons à grand frais de traductions une éthique éclatée en morceaux de matière plastique, alors que notre tradition européenne avait sculpté la même, pendant plus de deux millénaires, en granit et en or » [ 2 ]. Au Japon, on a des réactions similaires ?

MF. Certains auteurs pourraient reprendre ce propos. C’est un peu ce que fait le médecin Kazumasa Hoshino, lorsqu’il écrit que la traduction de bioethics en seimei rinri ne rend pas pleinement compte de l’idée que véhicule le mot et de sa nouveauté, au risque d’une confusion avec la déontologie médicale traditionnelle et une forme ancienne d’éthique de la vie [ 3 ]. À ce titre, le Japon peut apparaître divisé dans sa normativité entre un système juridique importé de l’Occident et un système normatif spécifiquement japonais. La bioéthique renverrait à quelque chose d’importé, et l’enjeu est de découvrir une bioéthique japonaise derrière la bioéthique américaine, où normes et valeurs s’articuleraient d’une manière propre au pays. Certains auteurs essayent de dégager ce qui serait typiquement japonais et aurait une histoire plus longue, ayant même connu, avec le legs chinois, une première fondation. Parce que l’autre grande école à laquelle s’est formé le Japon, c’est la Chine.

AMM. Qui se situe, historiquement…

MF. Entre le v e et le viii e siècles. On peut comparer les périodes où le Japon s’est mis à l’école d’un ailleurs, une rencontre plus ou moins violente ou consentie. Un des enjeux de la bioéthique renvoie à cette histoire, avec toujours cette tension entre ce qui relève du japonais et ce qui relève de l’extérieur. Qu’entend-on par « japonais » ? On touche à la question de la légitimité.

AMM. Et ce débat a émergé peu après la déclaration de Belmont en 1979 ?

MF. D’une certaine manière. La bioéthique apparaît au Japon de manière presque concomitante de son essor aux États-Unis et en Europe. Les premiers ouvrages ont paru dans les années 1970. Avant, on trouvait des textes de déontologie médicale ou des écrits sur la « vie bonne » : qu’est-ce qu’un bon médecin, qu’est-ce que le bien-être, qu’est-ce qu’être en bonne santé, et aussi qu’est-ce que la vie ? Tout un héritage notamment chinois. Mais il ne faut pas négliger la tradition médicale bouddhiste. Et là, c’est l’Inde qui compte. On tombe sur d’autres thématiques que la technique et le progrès de la biomédecine, sur des systèmes de savoirs et des techniques de soin dits traditionnels. Les médecins ont toujours recouru à diverses formes de soin, dont la diététique, importante pour rester en bonne santé et aussi se soigner.

AMM. Dans la tradition gréco-arabe, c’était fondamental : les conseils en matière d’alimentation mais aussi d’exercice physique et d’activité sexuelle…

MF. Récemment, Philippe Pons (historien, spécialiste du Japon et de la Corée, correspondant pour Le Monde ) et Pierre Souyri (également historien) ont publié un livre sur les plaisirs de la chair [ 4 ] et la sexualité au Japon, qui renverrait à l’amusement. On peut peut-être y trouver l’idée que la sexualité joue un rôle important dans la santé, dans l’équilibre du corps.

AMM. … Et dans la prévention des maladies ?

MF. Certainement. Il faut ouvrir la réflexion sur la bioéthique en tant que morale de la vie bonne, sur d’autres aspects que le légal et l’illégal dans la conduite de la science, l’ouvrir à d’autres disciplines. Il y a des investigations à mener sur l’interdit et le légitime, et sur tous les aspects de l’existence biologique des êtres humains et la protection physique de l’espèce humaine, comme celle de son milieu naturel.

AMM. En France, en ce qui concerne la bioéthique, un événement a été, en 1983, la création 4 du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), au sein de l’Inserm, en lien avec la recherche médicale, à propos des problèmes soulevés par les avancées de la biologie qui introduisaient des choses impensables auparavant. Au départ, ce comité d’éthique, sous la forme institutionnelle d’un comité de sages avec des juristes, a été tenu pour une spécificité française. Est-ce qu’au Japon un organisme a joué ce rôle ?

MF. Oui, mais avec un positionnement institutionnel différent. Depuis la réforme de l’organisation du gouvernement central de 1999-2001, un comité d’éthique est placé auprès du premier ministre.

AMM. Le comité d’éthique français était supposé indépendant. Un comité proche du premier ministre n’est pas nécessairement un comité indépendant.

MF. Le comité fait partie du Conseil pour la science, la technologie et l’innovation, placé sous l’autorité du premier ministre et du ministre chargé de la politique scientifique et technologique. C’est un lieu de pouvoir important dans la mesure où ce conseil chapeaute les autres ministères sur les questions de politiques scientifique et technologique, comme le Conseil pour la science et la technologie du ministère de l’éducation et sa section dédiée à la bioéthique et la biosécurité.

AMM. Qui sont les membres de ce comité ?

MF. Il est composé d’une quinzaine de membres. Y siègent, entre autres, un médecin et une infirmière, des chercheurs en biologie, en bio-ingénierie et en santé publique, ainsi que des chercheurs en sciences humaines et sociales, une journaliste scientifique et un représentant de l’Association médicale japonaise ( Japan Medical Association , JMA). À souligner que, contrairement à la France où le CCNE compte des personnalités retenues pour leurs compétences et leur intérêt pour l’éthique, des représentants des grandes religions et courants de pensée, les membres du comité japonais sont essentiellement des professionnels de la santé et des experts scientifiques. La société civile n’y est pas représentée : d’où les critiques sur le déficit démocratique dans la définition des politiques publiques dans le domaine. Le discours religieux sur ces questions n’est pas aussi retentissant qu’en Europe et en France. Les autorités bouddhistes sont plutôt discrètes !

(→) Voir le Repères de D. Crainich, m/s n° 2, février 2022, page 198

AMM. Comment sont organisés les bouddhistes ?

MF. Il y a plusieurs écoles 5 . Les questions de bioéthique peuvent être abordées dans l’enseignement aux fidèles. Mais surtout, il y a des figures médiatiques de moines et de nonnes qui parlent publiquement de la « vie bonne ». Le bouddhisme possède un savoir sur la biologie humaine et a développé un art médical. Mais aujourd’hui, c’est plutôt dans le rapport à la mort et l’organisation des rites funéraires que le bouddhisme compte socialement.

AMM. Pour moi, le Japon, c’est le bouddhisme, mais aussi le shintoïsme 6 .

MF. Tout à fait. Le paysage religieux est très varié aujourd’hui. Le bouddhisme et le shintoïsme occupent le devant de la scène, mais n’oublions pas l’héritage confucéen, l’influence du christianisme, et ce qu’on appelle au Japon, les « nouvelles religions ». Toutes ces religions tiennent un discours qui intéresse le débat bioéthique. Mais le shintoïsme conduit à aborder un autre aspect du débat : les rapports entre le religieux et le séculier. Après l’institution du shinto d’État, dans le Japon d’avant-guerre, et ses liens avec le militarisme et l’entrée du Japon dans la guerre, la Constitution de 1947, toujours en vigueur, a établi la séparation des religions et de l’État. Or, certaines décisions de la jurisprudence concernent des rites shintoïstes. Ce qui met en cause le respect de la constitution et conduit à examiner la place du religieux dans la production des normes. La Constitution interdit aux groupes religieux d’accéder au pouvoir politique. Mais ces groupes peuvent créer un parti, participer aux élections, et chercher à influencer l’agenda politique et les politiques publiques.

AMM. Pour les médecins français, les Japonais se sont singularisés en matière d’éthique parce qu’ils refusaient de considérer la mort cérébrale comme autorisant le prélèvement d’organe.

MF. La mort cérébrale a été la grande question de bioéthique au Japon ; d’abord une affaire médiatique à replacer dans le contexte mondial, quand le professeur Juro Wada (1922-2011), en 1968, a voulu effectuer une première greffe de cœur avec un organe prélevé sur un donneur en état de mort cérébrale. En Afrique du Sud, une telle greffe avait eu lieu.

AMM. … par le professeur Barnard, au Cap. En France, en 1968 un décret a autorisé le prélèvement sur une personne en état de mort cérébrale. La greffe du professeur Charles Dubost (1914-1991), à Paris, sur le père Boulogne, eut lieu en mai 1968.

MF. La médecine est prise dans la compétition mondiale. Juro Wada, à l’université de Sapporo, au nord du Japon, veut être un héros de la greffe. Il rencontre ce qu’il pense être une opportunité : quelqu’un dans son service a besoin d’une greffe.

AMM. Une greffe de cœur ?

MF. Oui, de cœur. Il apprend qu’un jeune homme vient de se noyer, fait chercher son corps, prélève l’organe à l’hôpital et effectue la transplantation chez son patient. Le patient décédera rapidement.

AMM. Lequel ?

MF. Le greffé ! Juro Wada se retrouve alors avec deux morts sur les bras. Et là commencent les ennuis. Non seulement de la part de la famille du jeune noyé, qui dit que dans l’ambulance qui l’amenait à l’hôpital…

AMM. Il parlait… ?

MF. Oui et Wada n’aurait pas cherché à le sauver… Et la famille du greffé, de son côté, qui dit qu’il a employé une technique médicale mal maîtrisée, ayant tué leur parent qui aurait pu continuer à vivre, mal, mais enfin à vivre ! Wada se retrouve avec deux accusations de crime. Le procureur enquête, l’Association des médecins se saisit de l’affaire. Finalement il n’est pas jugé, mais sa carrière est brisée. L’affaire a soulevé la question : « la mort cérébrale est-elle vraiment la mort ? », avec un impact sur la transplantation d’organes au Japon, qui se pratiquait auparavant, notamment celle de cornée, sans trop de soucis. Jusqu’à ce qu’en 1978, le gouvernement monte une commission sur la mort cérébrale et la greffe, afin d’éviter aux Japonais d’aller à l’étranger…

AMM. C’est ce qu’ils faisaient jusque-là ?

MF. Oui, aux États-Unis ou ailleurs. La question a agité les esprits, jusqu’à ce que le gouvernement dépose une loi devant la Diète, le parlement japonais. Le projet est retiré puis redéposé. Finalement, en 1996, le texte est voté.

AMM. Trente ans après !

MF. Un long processus législatif a abouti à reconnaître la mort cérébrale comme une des morts possibles. Mais cette loi n’a pas eu l’effet escompté. On a beaucoup moins de prélèvements sur personnes décédées de mort cérébrale que dans d’autres pays.

AMM. Une loi offre des possibilités mais ne contraint pas. Je suppose qu’il faut un consentement de la famille ?

MF. Oui. Le consentement individuel au don d’organes, ou son refus, peut, du vivant du donneur, être enregistré sur différents supports (carte d’assuré social, permis de conduire, carte de donneur, etc.). Mais le coordinateur du réseau japonais de transplantation d’organes recueille toujours le consentement de la famille avant le prélèvement. Les Japonais sont d’autant plus sensibles à cette question qu’ils n’oublient pas ce qu’ont été les hôpitaux modernes bâtis sur le modèle bismarckien 7 , et les abus de pouvoir des médecins. Un petit texte de l’écrivain Dazai Osamu, publié en 1937 sous le titre « Human Lost », décrit avec ironie la condition d’un patient hospitalisé. S’inspirant sans doute de son hospitalisation pour son addiction au pavinal, opiacé prescrit pour ses douleurs, il donne à entendre les pensées d’un malade autour duquel s’affaire l’équipe médicale. Derrière la sollicitude apparente, il y a le propriétaire qui veille au grain, c’est-à-dire ses dividendes, car l’hôpital est à but lucratif. Le patient se sent comme un poisson rouge dans un bocal, privé de ses droits, comme dépossédé de son humanité.

AMM. Il y a eu des procès des militaires japonais après la guerre, mais aussi des médecins ?

MF. Il n’y a pas eu l’équivalent du procès des médecins de Nuremberg. Des chercheurs (l’unité 731 sur les armes bactériologiques) ont fait d’atroces expérimentations sur des captifs en Mandchourie. Mais, après la seconde guerre mondiale, le tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient, dit de Tokyo, qui a jugé les criminels de guerre japonais entre 1945 et 1948, n’a pas poursuivi de médecins.

AMM. Donc à la même époque que Nuremberg ?

MF. Oui. À la fin de la guerre, les membres de l’unité 731 ont échappé aux poursuites intentées par le tribunal de Tokyo. C’est la raison pour laquelle le procès de Tokyo ne jouit pas, au Japon, du même statut que celui de Nuremberg, toujours cité comme l’un des points de départ de la bioéthique contemporaine.

AMM. Il est un peu admis que notre bioéthique aurait démarré à Nuremberg. Or les lois de bioéthique sont sorties 50 ans plus tard, et avant Nuremberg, la profession médicale n’était pas étrangère à la notion d’éthique. En Allemagne, en 1930, des Richtlinien encadraient le comportement médical. Ce n’est pas l’absence de réglementation qui a été catastrophique, c’est le changement d’idéologie des années 1930.

MF. En effet, du point de vue juridique, qu’est-ce qui a manqué à l’époque pour éviter que les médecins s’adonnent à des expérimentations jugées aujourd’hui attentatoires à la dignité humaine ? On ne peut pas dire qu’il n’y avait pas de déontologie médicale à l’époque au Japon. Mais en quoi le droit et la déontologie médicale n’ont-ils pas suffi ? Cette question reste lancinante aujourd’hui et dépasse le cadre médical. Dans la préface à son livre sur la notion de vie au Japon, Suzuki Sadami cite un jeune garçon dans une émission de télévision : « pourquoi on ne doit pas tuer ? » [ 5 ].

AMM. En France, l’éthique est enseignée dans toutes les facultés de médecine, mais il n’y a pas que l’enseignement, ce qui compte, c’est l’exemple donné par les professions de santé. Tous les règlements du monde ne suffisent pas à contrer la possibilité de dérives. Par exemple, l’expérimentation clinique (les essais thérapeutiques) est considérée comme la condition d’acquisition de connaissances nouvelles. On veut des grands essais thérapeutiques randomisés pour vérifier efficacité et absence d’effets secondaires. Mais l’anthropologue Jill Fischer [ 6 ] a souligné qu’aux États-Unis un véritable prolétariat vit de sa participation aux essais, encadré de façon quasiment carcérale, dans la tradition que Grégoire Chamayou appelait celle des « corps vils » [ 7 ], une médecine expérimentale exploitant des personnes dévalorisées socialement.

MF. Ce point est important, compte tenu de la prégnance des hiérarchies traditionnelles dans le Japon contemporain. Un autre aspect du droit japonais récent est le rapport entre recherche et applications médicales. Avec la loi de 2013 encadrant la médecine régénérative, le parcours du développement des dispositifs médicaux a été modifié pour permettre aux malades un accès plus rapide aux innovations dans un domaine prometteur. Désormais, une approbation de la molécule sous conditions suit immédiatement les essais cliniques, alors même que son efficacité n’est que présumée. Suit l’autorisation de mise sur le marché. Ce n’est qu’après cette étape que des études sur l’efficacité du dispositif sont menées et une nouvelle demande d’approbation peut être faite. En cas d’approbation, l’autorisation de mise sur le marché sera prolongée et seront levées les conditions antérieures. On assiste à un enchevêtrement de l’expérimentation et du soin.

AMM. Vous connaissez la phrase célèbre du philosophe et historien des sciences de la vie Georges Canguilhem (1904-1995) : « le médecin ne soigne, c’est-à-dire n’expérimente, qu’en tremblant » : les deux plans se télescopent, est-ce rassurant ?

MF. Aujourd’hui, les atrocités du passé semblent derrière nous. Mais si l’expérimentation prend le dessus sur le soin, a fortiori dans le cadre d’une compétition mondiale, le risque existe que tout malade devienne matière première de l’industrie, et ne bénéficie pas des avancées thérapeutiques auxquelles il a participé. Entrés à l’hôpital, les patients censés pris en charge pour être soignés peuvent être happés dans un processus global où ils deviennent l’instrument d’une plus-value possible pour autrui : nouvelle thérapie pour d’autres malades ou retombées financières pour l’équipe médicale et l’hôpital.

AMM. Nous sommes partis de l’originalité du Japon. Finalement, l’impression prévaut que Japon et France, comme d’autres pays, se retrouvent sur la même longueur d’onde.

MF. Il y a à la fois du similaire et du différent. La comparaison multifocale évite le cercle vicieux : « le Japon c’est ceci, la France cela, là-bas c’est super, ou l’inverse ». Il faut voir le processus global commun en médecine à tous les pays, tout en restant sensible au local. Pourquoi tous les États finissent-ils par adopter plus ou moins les mêmes dispositifs juridiques ? Est-ce l’effet du benchmarking ? Qu’est-ce qui fait qu’on retrouve partout des dispositifs juridiques assez similaires ? Mais n’y a-t-il tout de même pas plusieurs voies de transformation des systèmes normatifs nationaux ?

AMM. Finalement, le Japon évolue vers quelque chose de moins spécifique que ce que vous aviez annoncé au début ?

MF. En fait, on assiste à une uniformisation des normes en vigueur au Japon, qui s’accélère à partir des années 1970-1980, et encore plus dans les années 1990.

AMM. Le Japon a toujours représenté un exemple à part. Au xix e siècle, les voyageurs égyptiens au Japon déplorent que leur pays perde son âme en se modernisant, alors que le Japon, au même moment, garde son authenticité : Meiji 8 ou le progrès scientifique occidental, plus la croyance dans les dieux, la nature et l’empereur.

MF. Effectivement ce discours a été construit dès cette époque par les Japonais eux-mêmes : « L’âme japonaise plus la technique européenne ». Le pouvoir a glissé du shogun à l’empereur, des institutions impériales à une constitution inspirée de la Prusse. Les Japonais ont importé des technologies à tous les niveaux, dont le droit. Mais, dès cette époque, ils ont dit : « Oui, il y a ça, mais en même temps, il y a toujours le Japon ».

AMM. Les Japonais ont eux-mêmes encouragé cette dualité ?

MF. Oui. Même des juristes, dès les années 1920, distinguent le droit dans les textes et le droit vécu. Ils s’inspirent du sociologue Eugene Ehrlich (1862-1922) qui, sous le formalisme juridique des lois, décrivait « le droit vivant ». La sociologie du droit au Japon s’est construite à partir de la dichotomie Japon/Occident et de la dialectique tradition/modernité.

AMM. On a beaucoup reproché à la littérature traduite ou au cinéma, d’insister sur l’exotisme. Les films japonais nous conforteraient dans l’idée d’une société aux comportements et à la psychologie radicalement différents.

MF. Oui, du grand écrivain japonais Junichiro Tanizaki, on se souvient surtout de son « Éloge de l’ombre » : le Japon préférerait l’ombre à la lumière aveuglante de l’Occident. Mais dans un autre texte, le même auteur raconte l’histoire d’un jeune écrivain qui gâche sa vie. Si on ne fait pas attention aux noms et aux lieux, ça pourrait se passer n’importe où. Tanizaki a discuté avec Edogawa Ranpo, autre grand écrivain du xx e siècle, de la question : « qu’est-ce qu’un roman japonais ? »

AMM. Ou « Comment peut-on être japonais ? »

MF. C’est un leitmotiv du Japon contemporain. La question est tout le temps sur le devant de la scène, tout chercheur en sciences humaines et sociales lui est confronté. Les spécialistes du droit japonais se la posent aussi.

AMM. Dans la thèse anthropologique de Sophie Houdard sur un laboratoire de génétique [ 8 ], il est question d’une drosophile, une mouche homosexuelle à qui on a donné le nom du bonze détaché du monde. Même les mouches, finalement, sont japonisées.

MF. Même dans un laboratoire de biologie, on retrouve cette question. Il faut donc suivre le développement de la bioéthique au Japon à travers cette dialectique permanente entre l’universel et le local.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 La maîtrise suivie du DEA a été remplacée par les Master 1 et 2 en 2002.
2 Le procès de Nuremberg se tient du 20 novembre 1945 au 1 er octobre 1946. Il est placé sous l’autorité du Tribunal militaire international instauré par les accords de Londres du 8 août 1945. Pendant plus de dix mois, les accusés comparaissent pour crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
3 Le rapport Belmont établit les principes éthiques pour quiconque fait de la recherche impliquant des participants humains. Publié le 18 avril 1979, il tire son nom du centre de conférences Belmont, à Boston, où il a été élaboré.
4 À la suite de la naissance d’Amandine, le premier bébé français conçu par fécondation in vitro en 1982, des Assises nationales de la recherche sont lancées en 1982 par Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Recherche et de la Technologie, et Philippe Lazar, alors directeur de l’Inserm. Le Comité consultatif national d’éthique est créé par décret du président François Mitterrand le 23 février 1983.
5 Au Japon, treize écoles de bouddhisme coexistent.
6 Le shintoïsme n’est accompagné d’aucun code moral ni livre sacré, contrairement aux religions monothéistes qui ont été instaurées par des prophètes. C’est un culte qui s’est développé à partir des traditions et des croyances du peuple japonais.
7 Le modèle bismarckien est fondé sur une logique assurantielle : les soins sont fonction de cotisations des employés et des employeurs.
8 Sous le règne de Mutsuhito, l’empereur Meiji (1852-1912), le Japon connaît une refonte des systèmes politiques, économiques et sociaux.
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