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Med Sci (Paris). 39(8-9): 605–608.
doi: 10.1051/medsci/2023099.

Des régions cérébrales partiellement distinctes permettent la lecture en chinois et en anglais

Minye Zhan,1 Stanislas Dehaene,1,2 and Laurent Cohen3,4*

1Unité de recherche en neuroimagerie cognitive (UNICOG), Inserm, CEA, CNRS, université Paris-Saclay, NeuroSpin Center , Gif-sur-Yvette , France
2Collège de France, université Paris-Sciences-Lettres , Paris , France
3Inserm U1127, CNRS UMR7225, Sorbonne université, institut du cerveau , Paris , France
4APHP, hôpital de la Pitié Salpêtrière, Fédération de neurologie , Paris , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Encéphale, Cartographie cérébrale, Langage, Imagerie par résonance magnétique, Lecture

 

La moitié de l’humanité parle plus d’une langue, et de nombreux adultes lisent plus d’une langue et maîtrisent plusieurs systèmes d’écriture. Comment le cortex visuel s’adapte-t-il à la reconnaissance de mots écrits dans deux langues utilisant éventuellement deux systèmes d’écriture différents ?

Pour commencer, que savons-nous des mécanismes d’acquisition et de fonctionnement de la lecture dans une seule écriture ? En particulier, que se passe-t-il pendant la fraction de seconde qui s’écoule entre l’apparition d’un mot sous nos yeux et l’instant où nous le comprenons et pouvons le prononcer ? Schématiquement, deux étapes se succèdent. D’abord, notre système visuel doit identifier les lettres et l’ordre dans lequel elles sont rangées. Cette tâche est accomplie dans une région située au dessous du cortex temporal, dont le rôle général est de reconnaître les objets qui nous entourent [ 1 ]. Cette région se présente comme une sorte de mosaïque, pavée de zones spécialisées dans la reconnaissance de différentes catégories d’objets : visages, outils, parties du corps, lieux. Au cours de l’apprentissage de la lecture, une nouvelle région émerge au sein de cette mosaïque, douée d’une spécialisation pour la reconnaissance des caractères écrits [ 2 ]. Cette région a été baptisée « région de la forme visuelle des mots » ( visual word form area , VWFA) [ 3 ], et elle se trouve toujours exactement au même endroit, dans un repli cortical placé sous le lobe temporal gauche. Sa spécialisation pour la lecture se révèle de deux façons. D’une part, sa lésion accidentelle entraîne une perte sélective de la faculté de lire, un déficit bien connu depuis le XIX e  siècle sous le nom d’alexie pure [ 4 ]. D’autre part, l’imagerie cérébrale fonctionnelle, notamment celle fondée sur la résonance magnétique nucléaire (IRMf), montre que la VWFA s’active plus fortement lorsque nous voyons une suite de lettres (dans un alphabet connu) que tout autre type d’image [ 3 ]. Une fois que la VWFA a identifié les lettres et leur ordre, cette information est transférée aux régions du langage, donnant accès aux sons et aux significations associés à cette suite de lettres [ 5 ].

Nous avions des raisons de penser que la VWFA n’est pas un bloc homogène, mais qu’elle est formée de régions plus petites possédant des propriétés et des rôles distincts. Par exemple, en 2019, nous avions montré qu’une petite zone placée à l’écart du centre de la VWFA est spécialisée pour la reconnaissance de combinaisons de plusieurs lettres notant un son unique, comme AN ou CH, plutôt que de lettres isolées [ 6 ]. Nous avions également découvert, en 2007, en montrant à des individus des suites de lettres ressemblant plus ou moins à de vrais mots, que plus on se déplace de l’arrière vers l’avant dans la VWFA, plus les activations sont sensibles à la ressemblance des stimulus à de vrais mots [ 7 ]. Autrement dit, il existe à l’intérieur de la VWFA une sorte de « gradient » de sensibilité aux règles de l’orthographe. Dans le domaine du bilinguisme aussi, des arguments indirects suggéraient que si l’on était capable d’inspecter suffisamment en détail la VWFA, on distinguerait des sous-régions différemment impliquées dans deux types d’alphabets [ 8 ]. Nous avons donc, en utilisant une IRMf à ultra-haute résolution, cherché à déterminer si, chez des lecteurs bilingues, des zones corticales distinctes se spécialisent pour différentes langues. Nous en avons aussi profité pour essayer de mieux comprendre l’origine du gradient orthographique mentionné précédemment. L’IRM utilise un champ magnétique puissant, et plus ce champ est intense, meilleure est la qualité du signal, ce qui permet d’avoir une meilleure résolution spatiale, c’est-à-dire de distinguer de plus petits objets. Aussi avons-nous eu recours à une IRM utilisant un champ magnétique de 7 Tesla (environ 20 000 fois plus intense que le champ magnétique terrestre), au centre d’imagerie NeuroSpin (CEA, Saclay), ce qui nous a permis de mesurer les activations dans de petits cubes de cerveau (ou voxels) de 1,2 mm de côté, avec un excellent signal.

Il existe une grande variété de bilinguismes. Nous avons choisi de travailler sur deux situations extrêmes, et d’étudier d’une part, 21 sujets bilingues anglais-français, deux langues qui utilisent le même alphabet mais avec des orthographes assez différentes, et d’autre part 10 sujets bilingues anglais-chinois, deux langues qui emploient des systèmes d’écriture fondamentalement différents : schématiquement, les caractères chinois ont des formes complexes et notent des éléments de sens, tandis que les lettres latines ont des formes simples et notent des sons. Les membres de chaque groupe de personnes bilingues ont participé à deux expériences ( Figure 1 ). L’une cherchait à identifier les petites régions du cortex visuel montrant une préférence d’activation pour les mots écrits par rapport à d’autres types d’images, et à déterminer si, parmi ces régions, certaines montraient une activation préférentielle pour une langue plutôt que pour l’autre. La seconde expérience cherchait une nouvelle fois à détecter de telles préférences de langue, mais aussi à explorer le gradient orthographique, c’est-à-dire la sensibilité des activations à la ressemblance des stimulus visuels avec des vrais mots, dans chacune des deux langues.

Nous avons obtenu trois principaux résultats. Le premier est une confirmation de l’intérêt d’une imagerie à la plus haute résolution possible ( Figure 2A ). En effet, dans l’IRM à 7 Tesla, la VWFA, loin d’être une région homogène, peut être décomposée en minuscules parcelles de cortex (environ six chez chaque participant), qu’on peut imaginer chacune comme une boule de 3 mm de rayon. Dans les études d’imagerie fonctionnelle, la méthode d’analyse la plus habituelle consiste à faire la moyenne des cartes d’activation de tous les participants, pour avoir une image de l’activation… moyenne. Cela fonctionne assez bien, parce que la VWFA se situe presque au même endroit chez tout le monde, à quelques mm près. Mais cette approche n’était plus possible avec l’excellente résolution de l’imagerie dont nous disposions : en effet, fragmentée en une demi-douzaine de petites régions, la VWFA n’était plus superposable entre les participants. C’est pourquoi nous avons dû analyser séparément les centaines de régions activées chez l’ensemble des participants, puis les combiner pour tenter de répondre aux questions que nous avions posées. Le second résultat porte sur le gradient orthographique. Nous avons confirmé que, chez tout le monde, les activations sont d’autant plus intenses que les suites de caractères ressemblent à de vrais mots. Cette tendance prévaut pour toutes les petites régions activées, et elle est de plus en plus marquée au fur et à mesure qu’on se déplace vers l’avant de la VWFA ( Figure 2B ). Enfin, le troisième résultat concerne le bilinguisme ( Figures 2A, C ). Chez les sujets bilingues anglais-français, les aires activées par la lecture se recouvrent intégralement dans les deux langues, et nous n’avons trouvé aucune région plus sensible aux mots français ou anglais, ou plus sensible aux règles de l’orthographe du français ou de l’anglais. Chez les sujets bilingues anglais-chinois en revanche, si la majorité des activations ne montraient pas de préférence pour une langue ou pour l’autre, il existait en plus, chez presque tous les participants, des zones de leur VWFA sélectivement activées par le chinois et pas par l’anglais, sensibles à la similarité avec de vrais mots en chinois, mais pas en anglais. Étonnamment, ces régions « chinoises » étaient aussi fortement activées lorsque les participants voyaient des visages.

Pourquoi seul le chinois, et non l’anglais ou le français, dispose-t-il de telles régions corticales sélectives   ? Nous nous sommes assurés que ce résultat n’était pas simplement explicable par le fait que les sujets bilingues anglais-chinois maîtriseraient mieux le chinois que l’anglais, ou l’auraient appris plus tôt. En effet, les bilingues anglais-français qui maîtrisaient une langue légèrement mieux que l’autre, ou qui ne les avaient pas apprises exactement au même âge, ne possédaient jamais de telles sous-régions spécialisées de la VWFA. Nous proposons deux explications possibles de la spécialisation corticale partiellement distincte chez les lecteurs bilingues anglais-chinois. La première hypothèse est que les caractéristiques visuelles des caractères chinois sont différentes de celles de l’alphabet romain utilisé pour l’anglais et le français. Les caractères chinois diffèrent en effet par la nature, le nombre et l’agencement spatial des formes utilisées, dont la perception pourrait nécessiter un ensemble de circuits neuronaux spécifiques. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle ces régions étaient fortement activées à la vue de visages, qui, comme les caractères chinois, nécessitent l’analyse des positions relatives de multiples composants organisés en une « scène visuelle » plus complexe que celle des lettres alphabétiques. À l’appui de cette hypothèse, nous avons réalisé une simulation du cortex visuel au moyen d’un réseau de neurones, que nous avons entraîné à reconnaître des mots écrits en chinois et en anglais : dans un tel réseau, on voit spontanément émerger une spécialisation de certains neurones pour une langue ou pour l’autre. Il n’est toutefois pas certain que la forme visuelle explique à elle seule la spécialisation du cortex visuel. Une autre possibilité est que la spécialisation soit influencée par la manière dont les différentes parties de la VWFA sont connectées à des aires cérébrales distantes, en particulier les aires du langage situées sur le côté de l’hémisphère gauche du cerveau. On sait en effet que la localisation de la VWFA résulte en partie du fait qu’avant même l’apprentissage de la lecture, elle possède des connexions anatomiques privilégiées avec les aires du langage [ 9 ]. Les caractères chinois ne fournissant presque aucune information sur les sons, mais plutôt sur le sens des mots, contrairement à l’alphabet latin, dont le fondement est la notation des sons, il est possible que le chinois requière, plus que l’anglais, une connexion directe avec les régions sous-tendant le « dictionnaire mental », plutôt qu’avec les régions responsables de la traduction des lettres en sons [ 10 ].

En somme, nos résultats montrent que l’acquisition de plusieurs systèmes d’écriture peut modifier l’organisation du cortex visuel chez les sujets bilingues. Ainsi, l’éducation conduit-elle parfois à l’émergence de plages corticales étroitement spécialisées pour la lecture et, parfois, pour une seule langue.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
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Cohen L , Dehaene S , Naccache L , et al. The visual word form area: spatial and temporal characterization of an initial stage of reading in normal subjects and posterior split-brain patients. . Brain . 2000; ; 123 : :291. – 307 .
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Dejerine J. . Contribution à l’étude anatomo-pathologique et clinique des différentes variétés de cécité verbale. . Mem Soc Biol . 1892; ; 4 : :61. – 90 .
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10.
Bouhali F , Thiebaut de Schotten M , Pinel P , et al. Anatomical connections of the visual word form area. . J Neurosci . 2014; ; 34 : :15402. – 15414 .