Il semble complexe d’établir une définition objective et générale de la « non urgence ». La littérature médicale montre en effet une grande variabilité de définitions selon les critères choisis pour définir l’« urgence ». En 2011, une revue systématique de la littérature médicale anglophone montre que les méthodes utilisées pour comptabiliser les visites définies comme « non urgentes » diffèrent d’une étude à l’autre – ce qui explique que les proportions trouvées soient si disparates (entre 4,8 % et 90 %, avec une médiane de 32 %) [
18
]. Plusieurs outils (grilles, algorithmes) visant à identifier les patients « non urgents », possiblement orientables hors des urgences, ont été proposés, mais aucun d’entre eux n’a été majoritairement adopté jusqu’à présent [
8
,
19
]. Par exemple, certains outils de tri utilisés dans les services d’urgences, s’ils sont performants pour la population générale, se révèlent sous-estimer la sévérité des maladies des personnes âgées [
20
]. Deux études françaises récentes suggèrent en outre que les passages qui sont jugés « inappropriés » sont corrélés à la vulnérabilité socio-économique des patients (absence de couverture par l’Assurance maladie et par une mutuelle) [
21
], et sont ainsi plus fréquemment observés dans des territoires qui sont socialement défavorisés [
22
].
Si la définition de l’urgence et les recommandations la concernant relèvent du champ biomédical, les questions de catégorisation et de tri mobilisent aussi depuis longtemps la sociologie, à la fois sociologie du travail, sociologie des institutions et sociologie de la santé. Les urgences constituent le lieu du tri par excellence. Les décisions de priorisation, de sélection et d’orientation qui y sont prises, offrent un terrain de choix pour documenter l’articulation entre les critères médicaux et les critères sociaux qui président à l’accès aux soins [
23
,
24
].
Ainsi, la littérature en sociologie montre que les équipes soignantes construisent de manière collective des profils types de patients, dont les caractéristiques influencent leurs attitudes face à de nouveaux patients qui sont alors perçus comme appartenant à telle ou telle catégorie pré-définie. Dès les années 1960, des sociologues américains se sont intéressés aux processus de catégorisations en milieu de soin [
25
]. En 1967, à la suite des travaux pionniers de Bernard G. Glaser et Anselm Strauss sur la mort à l’hôpital [
26
–
28
], David Sudnow montre que les patients conduits aux urgences en état de mort apparente, ne suscitent pas les mêmes efforts de réanimation selon leur appartenance sociale perçue [
29
]. Cette prise en charge différentielle se fait avant tout selon l’âge, mais aussi selon des considérations morales et d’intérêt scientifique potentiel du cas, ce que David Sudnow regroupe sous le terme de « valeur sociale », emprunté à Glaser et Strauss. En 1998, Stefan Timmermans montre que les évolutions spectaculaires des techniques de réanimation, de la standardisation des protocoles de décision et de l’extension de la législation en la matière, n’ont pas diminué les différences de prise en charge des personnes en arrêt cardio-respiratoire selon des considération morales et sociales [
30
].
En plus de la différenciation des pratiques médicales selon la « valeur sociale » du patient, les études sociologiques ont contribué à révéler des phénomènes de rationnement de soins envers les patients jugés illégitimes car présentant des symptômes trop bénins. Dès la fin des années 1960, le sociologue américain Julius Roth (université de Californie) s’intéresse aux patients perçus comme « non urgents » dans quatre services d’urgences [
31
]. Il analyse les manières dont les professionnels, en plus de catégoriser les patients selon leur « valeur sociale », prennent en considération un critère de légitimité : ils évaluent le caractère approprié ou non des passages selon, d’une part, leur conception de la mission des urgences et, d’autre part, selon la bonne coopération des patients avec l’équipe. Les personnels se plaignent que les patients se présentent pour des affections mineures ou chroniques et ainsi « abusent » des urgences pour des questions de confort (l’accès aux soins est plus rapide dans les services d’urgences que dans les services de consultations, les urgences sont ouvertes 24 h sur 24, etc.). Roth remarque que les cas « non urgents » sont donc traités de manière routinière sans susciter d’efforts dans le travail diagnostique.
Au Royaume-Uni, les équipes des urgences, dans lesquelles Roger Jeffery (université d’Edimbourg) enquête en 1979, considèrent que les patients « non urgents » («
trivia »,
anecdotiques) font partie des «
daubes habituelles
» («
normal rubbish »
) [
32
]. Cet étiquetage se fonde sur les caractéristiques médicales
et
sociales des patients, et génère des réactions hostiles et punitives à leur encontre (typiquement, un allongement délibéré du temps d’attente) [
32
]. En 1989, David Hughes (
Swansea university
) montre comment les catégorisations opérées par les agents d’accueil peuvent avoir un impact sur la prise en charge des patients par l’équipe soignante en ce qu’elles les conduisent à rétrograder les patients jugés illégitimes dans l’ordre de passage, ou à les renvoyer vers leur médecin traitant [
33
].
En 1997, les sociologues Agnès Camus, et Nicolas Dodier (Centre d’étude des mouvements sociaux), introduisent la notion de « mobilisation différenciée » pour qualifier le comportement des équipes soignantes aux urgences [
34
]. Les patients acquièrent une « valeur mobilisatrice » plus ou moins importante aux yeux du personnel selon des critères cliniques (« urgence vraie »
vs
« consultations » et demandes « sociales ») et selon l’intérêt intellectuel de la maladie : la mobilisation est d’autant plus grande que les médecins, notamment en formation, considèrent les cas comme intéressants et pensent avoir quelque chose à apprendre de la prise en charge. L’équipe médicale est donc partagée entre l’injonction à prendre en charge toutes les maladies (injonction légale mais aussi intériorisée) et la logique de mobilisation différenciée, en fonction de ce que la prise en charge va leur apporter en termes de connaissances, de publications possibles, de reconnaissance des pairs, etc.
En 2001, Carine Vassy (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux) s’intéresse à la réorientation des patients hors des urgences dans un établissement de la banlieue parisienne [
35
]. L’évaluation du degré de légitimité des motifs de consultation par le personnel de santé y repose sur des critères non seulement cliniques, mais aussi organisationnels, moraux (les équipes considéraient que les patients ne devaient pas venir aux urgences par « commodité ») et sociaux. Cette évaluation mène à un phénomène de « micro-rationnement » de soin : certains patients perçus comme « non urgents » ne sont pas admis au sein du service, et celles et ceux qui le sont reçoivent des soins de moindre qualité : rétrogradation dans l’ordre de passage, temps moindre accordé par les soignants, etc. Dans le service étudié, certains membres de l’équipe soignante perçoivent le rationnement des soins comme une stratégie permettant de faire face à l’afflux croissant de patients dans un contexte de ressources humaines limitées. Dans la lignée des travaux de J. Roth et R. Jeffery sur les catégorisations sociales, Carine Vassy apporte cependant de la nuance : les personnels soignants enquêtés faisaient bien des distinctions entre les besoins supposés des patients selon leur classe sociale présumée, mais les personnes perçues comme issues de classes aisées étaient plus facilement réorientées hors des urgences au motif qu’elles n’étaient pas dans le besoin et pouvaient aisément recourir à la médecine libérale. Si les soignants jugeaient que les personnes se présentant à l’accueil n’étaient pas familières avec le système de soins français, avaient des ressources économiques faibles, des problèmes sociaux (isolement, difficultés familiales), ou étaient hors des dispositifs assurantiels, celles-ci avaient, en revanche, plus de chances d’être admises.
Ces recherches permettent de comprendre comment les règles fixées par l’établissement ou par les professionnels de santé, sont modulées par les acteurs en charge de les appliquer selon des normes morales qui ont des composantes à la fois individuelles et collectives. Ils agissent comme des gardiens [
36
] ayant pour mission de contrôler les passages qu’ils jugent inappropriés.
Les pratiques de triage ne sont pas menées unilatéralement par les professionnels de santé. Alexandra Hillman, sociologue britannique (
Swansea university
), montre que les patients et leurs accompagnants participent au travail de catégorisation en ce qu’ils tentent de prouver la légitimité de leur venue [
37
]. Pour être considérés comme légitimes par l’équipe soignante, les patients jugés « non urgents » doivent en effet démontrer que leur passage est justifié, par exemple, en décrivant les démarches de soin qu’ils ont effectuées avant de se rendre aux urgences. Cet aspect méconnu du processus de tri soulève des questions sur la manière dont les patients mobilisent des ressources pour peser sur les décisions qui seront prises par les soignants.
D’autres travaux récents déplacent la focale et examinent les processus de catégorisation comme moyens de favoriser l’accès aux soins. Dans le service enquêté par l’anthropologue Mara Buchbinder (université de Californie), les patients « non urgents » (
with non-urgent complaints
) souffrant de dorsalgies chroniques, en grande majorité sans couverture par une assurance maladie, se voyaient refuser la réalisation d’IRM (imagerie par résonance magnétique) réservées aux seules urgences immédiates, mais ils étaient cependant assistés dans leurs démarches pour accéder à d’autres structures de soin adaptées à leur situation [
38
]. De même, dans un service d’urgences roumain, les patients perçus comme ayant des motifs de consultation « non urgents » mais jugés « raisonnables » (typiquement des personnes habitant des zones rurales reculées et sans autre accès aux soins) échappent aux efforts de discipline du personnel [
39
].
L’ensemble de ces travaux montre ainsi que l’évaluation du caractère approprié des visites aux urgences et, par extension, le travail de priorisation effectué par les professionnels de santé ne reposent pas uniquement, loin s’en faut, sur des considérations cliniques. En s’appuyant sur des structures sociales porteuses de normes, les processus de catégorisation tendent à les reproduire [
38
,
40
]. La production de catégories aux urgences, comme dans d’autres espaces de soin, s’appuie donc sur les grands axes de la différenciation sociale, notamment les variables de genre [
41
], de race (comprise comme construction sociale) [
42
], d’âge [
29
] et de classe [
43
–
45
].