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| Med Sci (Paris). 39(6-7): 564–568. doi: 10.1051/medsci/2023073.
Un dispositif d’éthique narrative pour limiter le
burn-out
des soignants
Valérie Gateau1* 1Chercheuse associée à la Chaire de philosophie à l’hôpital du GHU Paris psychiatrie et neurosciences
,
Paris
,
France MeSH keywords: Humains, Fardeau des soignants, Narration |
« Les humanités en santé : approches de terrain » sont coordonnées par Claire Crignon, professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Lorraine, qui a créé le master « humanités biomédicales » à Sorbonne université.
Vignette (© DR).
Ces dernières années, la souffrance au travail et le
burn-out
(épuisement professionnel) sont en constante augmentation chez les personnels soignants. Ils ont pour conséquences des troubles musculosquelettiques, des décompensations cardiaques ou dépressives, voire, dans les cas les plus graves, des suicides. Cette souffrance a des conséquences pour les patients. Un soignant en souffrance peut en effet modifier son comportement envers les patients et devenir cynique, manquer d’empathie, ou commettre des erreurs. La souffrance au travail contribue par ailleurs à la pénurie de soignants, qui délaissent leur profession, et au risque de soins dégradés pour les patients.
Dans son avis 140 d’octobre 2022 [
1
], le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) a analysé les raisons profondes de la crise actuelle du système de santé. Pour le Comité, cette crise s’expliquerait par la focalisation du système de soins sur le traitement (
cure
) au détriment du soin (
care
), par les organisations gestionnaires de la santé qui imposent une logique économique du soin, et par le manque d’écoute et de valorisation des soignants mais aussi des personnes soignées. Or, ce manque d’écoute des soignés et des soignants contribue à affaiblir l’élaboration de récits pluriels du soin, du fait de la «
primauté du comptable sur le conteur
» [
2
].
C’est pour revenir à ces récits pluriels du soin et en faire le point de départ de recherches et d’actions visant à limiter le
burn-out
des soignants que la Chaire de philosophie à l’hôpital a proposé, dès 2020, au GHU (groupe hospitalier universitaire) Paris psychiatrie & neurosciences, un dispositif de «
clinique philosophique du
burn-out
des soignants
». Ce dispositif articulait une approche philosophique du
burn-out
des soignants et un temps d’écriture et de lecture partagée. Il s’inscrivait dans le courant des éthiques narratives.
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Un dispositif narratif en soutien des soignants
Pour les éthiques narratives, qui se développent dans les années 1980, à la suite des théories du philosophe Paul Ricœur (1913-2005) [
3
] et, plus récemment, de la médecin et chercheuse en littérature Rita Charon [
4
], nous sommes des êtres de récits
1
.
En effet, pour construire et maintenir notre identité, il nous faut produire un récit de nous-mêmes qui fasse sens pour nous : c’est ce qui permet le maintien de notre identité, dans le temps et face à la variété des expériences vécues. Mais ce récit doit aussi pouvoir s’enchevêtrer dans un récit collectif, dans un tissu inter-narratif dans lequel notre histoire peut s’inscrire et vient rencontrer celle des autres. En l’absence de ces histoires mêlées, une souffrance est générée. Le récit partagé est ainsi porteur de la constitution, du maintien et, éventuellement, du rétablissement de l’identité personnelle.
Actuellement, comme le montrent de nombreux travaux [
3
], les transformations des conditions de travail compromettent la possibilité du récit collectif. De nouvelles organisations apparaissent reposant sur l’usage de protocoles rigides et sur l’évaluation individualisée des performances, et imposent sans cesse une meilleure rentabilité. Dans le soin, ces nouvelles organisations ont pour conséquence une érosion du collectif, créant une certaine concurrence entre les services, entre les soignants, voire parfois entre les patients (par exemple, lorsque le manque de lits nécessite un « tri » entre les patients). Elles brisent également le temps du soin en imposant un rythme indépendant des besoins réels des patients et des soignants, en multipliant les tâches administratives, afin de contrôler le travail, tout en plaçant la part relationnelle de la clinique au second plan. Ce morcellement du temps associé à la diminution du travail en équipe peut affecter profondément l’identité des personnes. Elle vient à l’encontre du récit collectif du travail, pourtant essentiel pour permettre de transformer une souffrance en une lutte commune ou en un ressenti partagé. En effet, lorsque les «
indicateurs remplacent les narrateurs
» [
2
], quand le récit, les relations — au double sens de relier et de relater — sont rendus difficiles, chacun risque de se retrouver renvoyé à une souffrance individuelle ou à un sentiment d’échec personnel [
6
].
C’est pour recréer un espace collectif de récit, qui permette de relater les vécus du soin et de relier les participants, que nous avons initié un atelier de clinique philosophique. Il était conçu comme un outil de résilience et d’accompagnement de la souffrance par le collectif et le récit, avant que celle-ci soit éludée ou qu’elle devienne pathologique. Sans se substituer aux nécessaires approches psychologiques mises en place pour accompagner les soignants, cet atelier se présentait comme un outil complémentaire de prévention du
burn-out
.
|
Le dispositif mis en place proposait un atelier en distanciel, sur un cycle de deux ans, consistant en des séances mensuelles d’une heure trente, d’octobre à juin. Il était donc installé dans le temps long d’une ou de deux années universitaires. Chacun était invité à participer à l’ensemble des séances, mais la participation aux séances, aux exercices d’écriture et à la discussion, restait libre. Avant chaque séance, un exercice d’écriture, en lien avec le thème de la séance, était envoyé aux inscrits (
Tableau I
). Les textes réalisés étaient ensuite anonymisés et transmis à chaque participant. À chaque séance, un temps d’une demi-heure déployait une analyse de la souffrance des soignants, en la référant aux sciences humaines (humanités : philosophie, sociologie, psychodynamique du travail, psychothérapie institutionnelle, etc.) et à la médecine, afin d’en explorer les causes. Une heure était ensuite consacrée au partage autour des textes lus à voix haute, et sur lesquels chacun était invité à réagir. Le dispositif garantissait les conditions d’une parole collective sécure (indépendance vis-à-vis de la direction, respect de la confidentialité) et la qualité de l’écoute (écoute compréhensive, absence de jugement). L’artiste italien Jacopo Mandich, qui participait aux séances, retranscrivait en dessin, le groupe en séance et les textes.
Tableau I.
Thème |
Exercice d’écriture |
Séance 1 : Introduction : les paradoxes du travail
Le travail comme thérapie / le travail comme souffrance. Enjeux psychiques au travail : apports de la psychothérapie institutionnelle (d’après François Tosquelles) et de la psychodynamique du travail (d’après Pascale Molinier et Christophe Dejours)
|
Écrivez un texte d’une page qui commence par : «
Le travail c’est la santé
»
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Séance 2 : Perte du récit et du partage de l’expérience
La perte du partage de l’expérience par le récit et ses conséquences individuelles et collectives Renouer avec le récit et le partage d’expérience (d’après Walter Benjamin et Giorgio Agamben)
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Racontez en une page un conte ou une fable qui commencerait par : «
Il était une fois (au travail)
»
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Séance 3 : Injonctions contradictoires et souffrance au travail
Comprendre comment les situations de double contrainte peuvent conduire à la souffrance Les pièges du langage, sortir de ces pièges (d’après Gregory Bateson et Ludwig Wittgenstein)
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Racontez en une page une situation dans laquelle vous avez été témoin, ou dans laquelle vous avez vécu, une situation d’injonction paradoxale au travail |
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Séance 4 : Biopolitique et biopolitique mineure
Les nouvelles injonctions au travail et dans le soin : normes, discipline et perte d’autonomie Comment proposer des lieux de « biopolitique mineure » ? (d’après Michel Foucault et Giorgio Agamben)
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Écrivez en une page une lettre dans laquelle vous racontez le vécu d’un de vos patients, ou le vécu d’un de vos soignants |
Descriptif des quatre premières séances de la deuxième année de l’atelier. |
En définitive, le dispositif se voulait être pour les participants, un espace d’accompagnement et de remédiation, c’est-à-dire un soin au sens du
care
qui témoigne de notre souci fondamental pour le bien-être d’autrui [
7
].
|
Depuis la mise en place du dispositif en 2020, deux groupes se sont constitués et ont accueilli environ 70 personnes. Une évaluation a été conduite en 2022 par l’intermédiaire d’un questionnaire adressé à l’ensemble des participants et auquel 37 ont répondu [
8
]. L’évaluation visait à savoir si l’atelier avait pu offrir cet espace de remédiation et s’il avait permis de prendre soin des participants.
La plupart des participants ont estimé que l’atelier leur avait été bénéfique, qu’il constituait «
un véritable soin aux soignants
»
2
, qu’il les avait aidés à limiter la souffrance au travail. Tous les participants se sont dits prêts à recommander ce dispositif à un collègue. Ces résultats, encourageants, peuvent s’expliquer par les fonctions psychiques et thérapeutiques de la narration, lesquelles ont été précisément décrites par la linguistique, la phénoménologie ou par la psychanalyse [
9
].
Mobiliser les fonctions psychiques de la narration
Dans leurs réponses, les participants ont mis en avant la fonction de partage du récit, qui est perçue comme un moyen de limiter les risques de solitude et de traumatisme [
10
], notamment par le recours au collectif, avec des témoignages selon lesquels le groupe avait permis «
un enrichissement par l’expérience d’autres
», et avait rompu «
le vécu d’isolement
». Les retours ont également fait état de la fonction cathartique du récit, qui permet de révéler ce qui était jusque-là inexprimé et a pour effet de libérer les émotions [
10
]. D’après les participants, l’atelier permettait d’évoquer ce qui n’avait pas pu être «
dit ou écrit »
auparavant, et le dessin, ce qui restait encore indicible. La fonction de créativité du récit, qui permet d’explorer des possibles pour donner un sens à ce qui a été vécu ou pour envisager ce qui pourrait être [
11
], a également été mobilisée, notamment par le dessin qui «
donnait vie aux histoires
» (
Figures 1
et
2
). Enfin, certains participants, pour lesquels l’atelier constituait «
un liant anthropologique rassurant »
et était un premier pas «
pour agir ensemble et trouver des solutions
», semblaient mobiliser les fonctions éthiques et politiques du récit. Celles-ci permettent à un collectif de construire une communauté de sens et d’orienter son action.
| Figure 1.
« Chantier »
.
« C’est vendredi, nous sommes tous fatigués, ça se ressent, nous avons travaillé d’arrache-pied pour organiser le parcours vaccinal pendant toute la semaine, j’ai trouvé beau ce travail d’équipe, nous sommes fiers de notre travail, nous sommes »
. Texte d’une participante, année 2021-2022, groupe 2. Dessin © Jacopo Mandich.
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| Figure 2.
« Tour »
.
« Depuis quelques années en effet je reçois des demandes de soignants […] qui sont des humanitaires en chute du 50e étage qui se rendent compte (trop tard) qu’en fait jusqu’ici tout n’allait pas si bien et qui auraient voulu préparer l’atterrissage »
. Texte d’une participante, année 2021-2022, groupe 1. Dessin © Jacopo Mandich.
|
L’hypothèse initialement formulée que l’atelier offrirait un lieu de soin et de ressource au cours duquel les participants pouvaient relater leurs vécus et se relier entre eux dans le collectif, semble vérifiée. Ce dispositif permet en effet aux participants de faire part de leur expérience mais aussi de rétablir un lien et un sens du collectif qui semblaient avoir disparu de leur vécu.
Ces résultats doivent cependant être compris à l’aune des limites d’une première recherche qualitative exploratoire. Ils nécessitent d’être approfondis et complétés par d’autres recherches. Toutefois, ils s’accordent aux travaux récents soulignant l’intérêt de démarches fondées sur la philosophie pour limiter la souffrance des soignants [
12
].
Rythmer et dialoguer Deux éléments, identifiés pendant la recherche, nous semblent importants à retenir et pourraient guider de futurs travaux.
Le premier concerne la temporalité des dispositifs adressés aux soignants en souffrance. On peut en effet faire l’hypothèse que la temporalité de l’atelier constitue un des critères de réussite du dispositif. Ainsi, certains participants ont noté que le rythme de l’atelier leur a permis, au fil du temps, de prendre conscience de leur propre souffrance. Cela n’est pas surprenant dans la mesure où la souffrance génère le plus souvent des défenses psychiques qui «
orientent les façons de penser et d’agir en sorte d’éviter […] la perception de ce qui fait souffrir
» [
13
]. Il est donc fréquent que les personnes qui souffrent au travail s’en défendent par différents moyens (déni, occultation, évitement, etc.) qui compliquent la prise de conscience de la souffrance et son expression. Le rythme de l’atelier peut donc contribuer à une prise de conscience de la souffrance, respectueuse du cheminement de chacun. De plus, la souffrance altère le rapport au temps. Elle induit une focalisation intense sur le présent, accompagnée d’un sentiment de dépossession, car elle impose son propre rythme [
14
]. Or, les participants témoignent de l’importance de la scansion mensuelle de l’atelier, qui leur permet de «
se retrouver
» chaque mois. C’est pourquoi une hypothèse intéressante à tester serait celle de
l’eurythmie
, c’est-à-dire de la capacité des dispositifs proposés, à trouver, avec les participants, le
juste rythme
, celui au fil duquel il devient possible de se réapproprier un temps qui diffère du temps algorithmique et douloureux imposé par les organisations contemporaines du travail [
15
].
Le second élément concerne les fonctions éthiques et politiques de la narration. L’atelier avait pour objectif de revenir aux récits pluriels du soin pour en faire le point de départ des recherches et des actions destinées à limiter le
burn-out
des soignants. Les textes des participants témoignent de la part majeure des organisations du travail dans leur souffrance. Ils décrivent les «
comptes
» [
2
] et leurs effets au quotidien pour les patients et les soignants. En ce sens, les textes ont eu une fonction de contestation et ont contribué, par les voix des soignants, à dénoncer les organisations actuelles du soin et à en proposer d’autres : ils avaient donc une portée éthique et politique. Cependant, comme le suggère le philosophe Jean-Philippe Pierron [
2
], il serait important, pour continuer de déployer ces fonctions éthiques et politiques, de faire
dialoguer
les récits et la logique gestionnaire. L’objectif serait ici de faire exister un monde langagier partagé, dans lequel chacun contribue à repenser les institutions de soins. C’est pourquoi il serait particulièrement intéressant, à l’avenir, de croiser les récits des soignants et ceux de gestionnaires, mais aussi (et surtout) ceux de patients, usagers et proches, pour limiter l’uniformisation des institutions, en donnant voix aux pluralités des expériences concrètes du soin.
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Conclusion : replacer l’éthique et l’écoute au cœur du soin.
Pour repenser le soin et redonner du sens aux métiers soignants, le CCNE recommande de remettre l’éthique au cœur du soin ; de replacer l’écoute des patients et de leurs proches au centre de la clinique ; d’offrir aux soignants des formations et réflexions en éthique ; et, enfin, d’accélérer la démocratie en santé
3,
[
1
]. Des dispositifs comme ceux de l’atelier d’écriture, parce qu’ils ouvrent des espaces de narration dans lesquelles les récits individuels et collectifs renouent un tissu inter-narratif, pourraient tout à fait contribuer, en sollicitant les récits de
tous
les acteurs du soin, à ce renouveau polyphonique.
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Footnotes |
L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
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