Logo of MSmédecine/sciences : m/s
Med Sci (Paris). 39(6-7): 507–514.
doi: 10.1051/medsci/2023072.

Bases neurales de la mémoire et de la navigation spatiale

Trung-Hieu Tran,1 Réda EL Mahzoum,2 Desdemona Fricker,1 Ivan Cohen,2 and Agnès Bonnot2*

1Centre neurosciences intégratives et cognition, CNRS UMR8002, université Paris Cité , Paris , France
2IBPS-Neuroscience Paris Seine, CNRS UMR8246 Inserm U1130, Sorbonne université , Paris , France
Corresponding author.
 

Vignette (© Agnès Bonnot)

Naissance du concept de carte cognitive

Le psychologue américain Edward Tolman (1886-1959) a remis en question la vision largement répandue chez les comportementalistes, dans les années 1950, que tout apprentissage provient de la motivation créée par conditionnement classique ou opérant. Dans le cas du conditionnement classique, décrit par Ivan Pavlov (1849-1936), lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine de 1904, le chien a appris à saliver en réponse au simple son d’une cloche initialement associé à la nourriture [ 1 ] 1 . Dans le cas du conditionnement opérant, un chat devait appuyer sur un levier pour obtenir de la nourriture [ 2 ], l’apprentissage provenant alors du renforcement créé par le résultat positif de l’action [ 3 ]. Dans ce contexte, une première série d’expériences d’Edward Tolman, réalisées à Berkeley en Californie, démontraient que des rats présentaient une capacité intrinsèque à mémoriser un trajet dans un labyrinthe complexe en l’absence de récompense motivante. Il introduisait ainsi la notion d’apprentissage latent [ 4 ].

Edward Tolman a ensuite étendu ce concept à celui de carte cognitive dans une expérience pionnière [ 5 ]. Un premier apprentissage était effectué dans un labyrinthe où le rat entrait d’un côté d’une pièce circulaire et sortait juste en face, dans un couloir qui, après un tournant à gauche et deux à droite, amenait à la nourriture ( Figure 1A ). Après quelques jours d’entraînement, le rat était transféré dans un autre labyrinthe à plusieurs sorties, mais dont la sortie située juste en face de l’entrée était cette fois bloquée. L’animal avait alors comme alternative une multitude de sorties (couloirs rectilignes) placées en rayons autour de la première pièce circulaire et numérotées de 1 à 18 ( Figure 1B ). Sur la base de l’apprentissage dans le premier labyrinthe, les hypothèses pouvaient être que les rayons de gauche soient favorisés, du fait que l’animal tournait d’abord à gauche à la sortie du premier labyrinthe ou, au contraire, que les rayons de droite soient favorisés, du fait que la nourriture se trouvait spatialement à droite. Les résultats ont montré que les rats favorisaient la sortie 6 qui mène le plus directement à l’emplacement de la nourriture (identique entre les deux labyrinthes), comme si l’animal avait acquis une image mentale de l’endroit où se trouvait la nourriture par rapport à sa position de départ (et non le chemin pour s’y rendre). Cela conduisit Tolman à proposer l’idée que puisse exister, au niveau cérébral, une représentation interne de l’environnement, qu’il nomma « carte cognitive ». Où se trouve cette carte cognitive et par quels moyens se crée-t-elle ? Ces questions, qui motivent encore bien des recherches aujourd’hui, ont fait énormément progresser nos connaissances des phénomènes mnésiques grâce auxquels nous nous repérons dans notre environnement.

Les cellules de lieu
Où se trouve cette représentation dans le cerveau et comment se manifeste-t-elle ?
Examinons d’abord l’histoire de la découverte des cellules de lieu. Dans les années 1950, à Montréal, le neurochirurgien Wilder Penfield (1891-1976), dans le but de réaliser des résections de foyers épileptiques chez des patients pharmaco-résistants, a stimulé électriquement et sous anesthésie locale différentes régions du cerveau adjacentes au foyer épileptique afin de définir le rôle de ces régions cérébrales et de minimiser les effets collatéraux de la chirurgie sur des zones non épileptogènes. Il découvrit alors que la stimulation du lobe temporal déclenchait, chez certains patients, le récit très précis d’expériences passées qui avaient été oubliées. Ces résultats furent confortés par les observations du neurochirurgien américain William Scoville (1906-1984) et de la neuropsychologue canadienne Brenda Milner qui, suite à une intervention de résection du lobe temporal chez un patient épileptique, H.M. ( Henry Molaison ), ont observé la disparition des crises, mais aussi la perte de capacité quasi total du patient à acquérir de nouveaux souvenirs. Ils avaient ainsi mis en évidence le rôle central du lobe temporal, et spécifiquement de l’hippocampe, dans la formation de la mémoire à long terme. Des études sur des modèles animaux ont également montré que les lésions de l’hippocampe réduisent la capacité à effectuer des tâches qui nécessitent une mémoire spatiale [ 6 ], ces déficits étant probablement dus à des anomalies des réseaux neuronaux de l’hippocampe impliqués dans la carte cognitive. Mais comment montrer l’existence d’un tel réseau dans l’hippocampe ?

L’une des avancées majeures de la recherche sur le rôle de l’hippocampe dans la mémoire s’est produite au début des années 1970 lorsque le neuroscientifique John O’Keefe, de l’ University College de Londres, a enregistré l’activité extracellulaire de neurones individuels ( extracellular single-cell recording ) dans la première région de la corne d’Ammon (CA1) de l’hippocampe 2 alors que l’animal se déplaçait librement dans une cage contenant de nombreux objets servant de repères [ 7 ]. Une caméra permettait d’enregistrer le comportement de l’animal et de représenter sur un ordinateur sa trajectoire sur la surface de la cage. Une échelle pseudo-couleur 3, était appliquée sur un quadrillage régulier représentant la cage, où chaque case était colorée selon la fréquence des potentiels d’action émis par le neurone lorsque l’animal s’y trouvait, allant du bleu pour la fréquence la plus basse au rouge pour la plus haute. Cela permit d’établir la relation entre le comportement de l’animal et l’activité d’un seul neurone. John O’Keefe avait eu la surprise de constater que chaque neurone déchargeait en lien avec un emplacement spécifique du rat dans la cage. Il a baptisé ces neurones « cellules de lieu ». À l’image de la notion de champ récepteur 4 pour des neurones des systèmes sensoriels, les différentes localisations de l’environnement qui provoquent la décharge d’un même neurone décrivent son champ d’activité ou champ de lieu du neurone. Chaque neurone ayant un champ d’activité différent, la totalité du parcours de l’animal sera codée au niveau de l’ensemble de la population des cellules de lieu. Ainsi, bien que des cellules proches puissent coder des lieux éloignés, et vice versa , il reste possible, dans un environnement fixe de taille limitée, d’établir une relation simple entre le patron d’activité de l’ensemble de la population de cellules de lieu et la position spatiale de l’animal ; c’est dans ce sens que l’on parle de carte. Tandis que l’animal se déplace dans cet environnement, chaque cellule de lieu devient progressivement active ou silencieuse lorsque l’animal entre ou sort du champ d’activité de cette cellule donnée. Les champs de lieu sont même, en général, conservés d’une session d’observation à la suivante, lorsque l’animal revient dans la cage d’étude après une pause dans sa cage de repos. Par la suite, des cellules de lieu ont été trouvées également dans la région CA3 de l’hippocampe avec des champs d’activité plus étendus que dans la région CA1. Aussitôt l’existence des cellules de lieu solidement établie, des études ont cherché à établir dans quelle mesure les champs d’activité restent stables dans des environnements variés, plus représentatifs des conditions naturelles. Ces études ont révélé que les cellules de lieu tiennent compte du contexte de l’environnement spatial. Lorsque le contexte change, par exemple du noir au blanc pour la couleur d’un mur, de la vanille au citron pour une senteur, ou encore de rectangulaire à cylindrique pour la forme de la cage, alors le champ d’activité de la cellule change également de forme, de position, voire disparaît ou apparaît ! Il était ainsi clair que les cellules de lieu ne codaient pas un emplacement unique de l’ensemble des environnements connus de l’animal, mais que le réseau tout entier pouvait participer au codage de chaque environnement d’un répertoire, voire s’adapter à des environnements inconnus. En 1987, Robert Muller (1942-2013) et John Kubie, à New York, ont ainsi introduit le concept de reconfiguration ( remapping) pour désigner la façon dont les champs d’activité des cellules de lieu sont modifiés dans différents environnements [ 8 ].

Comment un même réseau de neurones peut-il coder plusieurs environnements et passer, suivant la situation, d’une configuration à une autre ? Pour étudier les reconfigurations du réseau, l’équipe de John O’Keefe a eu l’idée de mettre un animal alternativement en présence de deux environnements différents, une cage carrée et une cage ronde (correspondant, après plusieurs jours d’habituation, à des configurations bien distinctes des champs d’activité des cellules de lieu), puis de déformer progressivement la cage pour réaliser une transition continue de la forme carrée à la forme ronde [ 9 ] ( Figure 2A ). Alors que de légères modifications de la forme de la cage autour d’un des deux motifs, soit carré, soit rond, n’avaient que peu d’incidence sur les champs de lieu, le passage à une forme intermédiaire entre carrée et ronde induisit une transition soudaine affectant simultanément les champs d’activité de tous les neurones (flèche rouge sur la Figure 2A ). Le mode d’activité du réseau basculait alors d’une carte cognitive à une autre, de façon cohérente. Une observation anatomique permet d’expliquer pourquoi les cellules de lieu changent de champ d’activité de façon coordonnée. En effet, ces cellules sont fortement interconnectées par des synapses dites récurrentes, garantissant un couplage élevé de l’ensemble des cellules de lieu [ 10 ].

Une compréhension plus fondamentale du codage spatial réalisé par les réseaux de l’hippocampe s’appuie sur des concepts développés par la théorie mathématique des systèmes dynamiques. Cette théorie, initialement développée pour comprendre le mouvement des planètes, étudie l’évolution au cours du temps d’éléments reliés par des forces de couplage et régis par des règles déterminant l’évolution du système d’un instant au suivant. Par analogie, dans le cas du réseau de l’hippocampe, c’est l’évolution de l’activité des cellules de lieu qui est contraint à chaque instant par leurs interactions synaptiques mutuelles et leurs propriétés cellulaires intrinsèques. Le cadre théorique très général de l’étude des systèmes dynamiques, tels que les réseaux neuronaux, a permis de dégager des concepts universels pour décrire leur évolution globale. Cependant, établir des prédictions à long terme fiables à partir de règles d’évolution instantanées reste un défi. Ainsi, même si une petite perturbation initiale peut entraîner une variation rapidement croissante avec le temps (communément connue sous le nom d’effet papillon pour la prédiction météorologique), il peut exister une forme de stabilité en moyenne, c’est-à-dire une résistance aux variations (l’effet papillon n’empêche pas une stabilité moyenne qu’on appelle le climat). Un état autour duquel le système a tendance à se stabiliser est appelé attracteur.

Dans les réseaux de l’hippocampe, chaque carte est un attracteur pour l’ensemble des répartitions d’activité possibles des neurones. Lorsqu’un animal se déplace dans un environnement fixe l’activation successive des différents champs d’activité correspond pour le réseau à un parcours continu le long de cet attracteur. Le réseau fonctionne sur le même attracteur tant qu’il n’est soumis qu’à de petites perturbations. Au contraire, lorsqu’une perturbation significative intervient, par exemple des stimulations sensorielles associées à un changement de cage, ou un changement de l’environnement dépassant un seuil, l’activité du réseau peut basculer vers un autre attracteur. Les cartes de l’ensemble des différents environnements connus correspondent ainsi à autant d’attracteurs discrets, c’est à dire disjoints, tous codés dans le même réseau. On retrouve pour les cellules de lieu des comportements typiques des attracteurs décrits par la théorie mathématique : une convergence rapide grâce à l’exploration de l’espace vers la carte la plus adaptée, la capacité à identifier des environnements familiers malgré de petits changements ( pattern completion ), ou encore la capacité à distinguer des environnements significativement distincts ( pattern separation ).

Les cellules de grille
Avec quels autres partenaires cellulaires les cellules de lieu de l’hippocampe interagissent-elles pour créer la carte cognitive ?
Pour répondre à cette question, il faut rappeler l’organisation du circuit hippocampique « tri-synaptique » ( Figure 3 ) : les fibres perforantes provenant du cortex entorhinal (CE couche II) établissent des synapses sur les cellules granulaires du gyrus denté (GD), qui, elles-mêmes, innervent les cellules pyramidales de la région CA3, qui, à leur tour, par les collatérales de Schaffer, innervent les cellules pyramidales de la région CA1. La sortie de la structure hippocampique retourne vers le cortex entorhinal (CE, couches V-VI) par le biais du subiculum (S). Les chercheurs ont donc réalisé des lésions de structures intra-hippocampiques (dans le GD [ 11 ] et dans la région CA3 [ 12 ]), pour voir comment étaient affectés les champs d’activité des cellules de lieu dans la région CA1. Ils ont constaté que les champs d’activité des cellules de la région CA1 n’étaient pas modifiés par des lésions du réseau trisynaptique. Ainsi, l’information spatiale devait provenir directement d’une structure extérieure à l’hippocampe, et le cortex entorhinal (CE), en tant que structure afférente et efférente de l’hippocampe, était un excellent candidat.

En effet, les neurones du CE projettent vers la région CA1 selon un trajet trisynaptique « classique » (décrit ci-dessus) mais également selon une voie directe monosynaptique. Ainsi et contrairement aux observations obtenues par lésion de la voie trisynaptique, le champ d’activité de la cellule de lieu dans la région CA1 devient instable et ne code plus une position exacte de l’animal dans l’espace lorsque ce sont les axones de la voie directe qui sont lésés [ 12 ].

Pour comprendre quels types d’informations sont véhiculés par le CE vers l’hippocampe, il est nécessaire de préciser que le cortex entorhinal est divisé en cortex entorhinal médial (CEM) et latéral (CEL). Le CEM reçoit principalement des informations spatiales du présubiculum, du cortex postrhinal et des aires associatives visuelles, notamment pariétales, alors que le CEL reçoit surtout des informations non-spatiales du cortex piriforme, périrhinal et antérieur, notamment préfrontal [ 13 ]. Pour étudier l’effet de la position de l’animal dans l’espace sur la décharge des neurones du CEM, l’équipe d’Edvard et May-Britt Moser 5 ( Centre for the Biology of Memory, Norwegian University of Science and Technology , Trondheim, Norvège), a réalisé en 2004 une expérience similaire à celle d’O’Keefe, si ce n’est que des électrodes étaient placées dans des régions différentes du CEM selon l’axe dorso-ventral [ 14 ]. Leurs résultats montrèrent qu’une cellule localisée dorsalement dans le CEM présentait un champ d’activité correspondant à de nombreuses positions de l’animal dans des zones plutôt réduites de l’environnement et que ce patron restait stable au cours du temps. Les cellules localisées plus ventralement dans le CEM présentaient des champs d’activité plus larges.

Dans une étude ultérieure, Torkel Hafting et ses collègues du Centre for the Biology of Memory ont obtenu des résultats fascinants en représentant les champs d’activité des cellules du CEM obtenus lors du déplacement de l’animal dans des cages plus vastes [ 15 ]. Il est alors apparu que les champs d’activité formaient des grilles à mailles hexagonales d’une étonnante régularité ( Figure 4A ). Ils ont nommé ces cellules, les « cellules de grille ». Le motif hexagonal du champ de chaque cellule de grille est déterminé par la distance entre les champs d’activité ( l’échelle de la grille ), l’orientation de la grille et la position relative de chaque champ d’activité ( phase de la grille ) ( Figure 4B ). La poursuite de ces recherches a permis de constater que ce maillage régulier s’élargit du côté ventral du CEM [ 16 ].

Hanne Stensola et ses collègues, toujours dans le groupe d’Edvard et May-Britt Moser à Trondheim, ont ensuite enregistré simultanément l’activité de cellules de grille voisines dans la partie dorsale du CEM et ont constaté que les caractéristiques de leur motif hexagonal étaient assez similaires, sauf que la phase de la grille était légèrement différente [ 17 ]. Autrement dit, moyennant une légère translation, leurs motifs se superposaient presque parfaitement ( Figure 4B , en bas). Les cellules de grille étaient identiques en termes d’échelle et d’orientation, mais il existait un décalage de phase de la grille correspondant à une organisation topographique [ 18 ] pour des cellules voisines que l’on pouvait regrouper en module cellulaire [ 17 ]. Lorsque les animaux étaient dans des environnements différents, les cellules de chaque module conservaient leurs caractérisitiques d’échelle et d’orientation mais aussi leurs relations de phase. Une même grid map pourrait donc être utilisée à plusieurs reprises dans différents environnements. Contrairement à la cellule de lieu, qui est capable de modifier son champ d’activité selon le contexte environnemental (notion de remapping ), la cellule de grille présente un champ d’activité géométrique relativement stable dans la plupart des cas, et pourrait servir à évaluer la distance d’un point à un autre [ 19 ].

L’hypothèse initialement émise était que le champ d’activité d’une cellule de lieu pourrait intégrer des champs d’activité de plusieurs cellules de grilles ayant des tailles de maille différentes [ 17 , 20 ]. En d’autres termes, les cellules de grille, et d’une façon plus générale, le cortex entorhinal médial (CEM), fourniraient le cadre spatial nécessaire à la construction d’une représentation stable de l’environnement par les cellules de lieu de l’hippocampe [ 16 ]. Cependant, si différentes études menées durant cette dernière décennie, ont montré que des lésions du CEM aboutissaient bien à une perturbation du champ d’activité des cellules de lieu de l’hippocampe (moins de cellules actives, diminution de la précision et de la stabilité spatiale, diminution des performances coginitives spatiales), l’activité spatiale de l’hippocampe n’etait pas pour autant totalement abolie [ 21 , 22 ]. Plus encore, il a été observé que la reconfiguration (remapping) pouvait se produire dans l’hippocampe en l’absence d’afférence du CEM [ 23 ]. En fait, ce serait même, à l’inverse, les rétroprojections excitatrices de l’hippocampe sur le CEM qui seraient indispensables à la formation du patron spatial des cellules de grille [ 24 ]. Cela a mené à revoir les modèles fonctionnels du réseau entorhino-hippocampique dans le sens d’influences réciproques au sein du couple de structures [ 25 , 26 ].

En plus des cellules de grille, qui, sont d’ailleurs elles-mêmes impliquées dans des tâches autres que purement spatiales telles que la catégorisation [ 27 ], des études ultérieures ont montré l’existence d’autres types de cellules spatiales dans le CEM dorsal, suggérant que cette structure est importante dans la réception et le traitement d’informations spatiales à partir de différentes sources corticales ( Figure 3 ). Ces cellules comprennent : des cellules de direction de la tête — qui s’activent chaque fois que la tête de l’animal tourne vers une direction préférentielle [ 28 ] ; des cellules de bords — qui « informent » l’animal des frontières et des obstacles dans l’environnement [ 29 ] ; des cellules de vitesse — dont la fréquence des décharges augmente avec la vitesse de l’animal [ 30 ]. Le fonctionnement harmonieux en réseau de ces différentes cellules spatiales spécialisées dans la détection de paramètres discrets de l’environnement serait à l’origine d’un système de géo-positionnement élaboré capable de raffraîchir ses données en permanence, voire d’effectuer des mises à jour si nécessaire ( Figure 5 ).

Les traces cérébrales mnésiques
Comment la carte spatiale est-elle renforcée et stockée dans le cerveau ?
Nous venons d’explorer les bases neurales de la formation d’une « carte » de l’environnement dans le cerveau avec des neurones spécialisés capables de fournir un canevas pour évaluer les distances, et d’autres capables d’intégrer ces informations pour coder un lieu particulier de l’espace. L’hippocampe permettrait le stockage rapide d’un nombre énorme d’informations spatiales isolées, non corrélées, et c’est à partir de l’interaction entre les différents types de cellules spécialisées du circuit entorhino-hippocampique que naîtrait la mémoire des lieux et des évènements associés, appelée mémoire déclarative [ 21 ].

Quelles sont les bases cellulaires de cette capacité de stockage de l’information spatiale ? Celle qui est changeante, comme l’est notre environnement et qui implique, on l’a vu, une modification rapide des champs d’activité des cellules de lieu, et celle qui est stable, telles nos routines quotidiennes et qui implique, au contraire, le maintien de leur patron d’activité. Les deux types d’informations impliquent que des modifications transitoires ou pérennes se produisent au niveau des interractions synaptiques au sein des circuits neuronaux.

La théorie sur laquelle repose encore aujourd’hui la notion de plasticité synaptique a été proposée par le neuropsychologue canadien Donald Hebb (1904-1985) dans son célèbre ouvrage de 1949 sur les bases neurales du comportement ( The Organization of Behavior ) [ 31 ]. Il écrit : « Lorsqu’un axone d’une cellule A est suffisamment proche pour exciter une cellule B et participe de manière répétée ou persistante à son déclenchement, alors un processus de croissance ou un changement métabolique se produit dans l’une des cellules ou les deux, de sorte que l’efficacité de A pour déclencher B est accrue » 6, . L’idée ici véhiculée et résumée par « Les cellules actives ensembles, se connectent ensemble » 7 , signifie que la répétition de l’activation simultanée des partenaires pré- et post-synaptiques modifie la synapse pour la rendre plus efficace. Cette potentialisation de la synapse est sous-tendue par des modifications structurales, métaboliques et d’expressions géniques. Au niveau de populations neuronales, l’ensemble de ces modifications consolident la fonction du réseau auxquelles elles appartiennent, formant des traces mnésiques des informations reçues.

Les travaux de Timothy Bliss et Terje Lømo, neuroscientifiques anglais et norvégien, réalisés à Oslo puis à Londres, ont donné la première preuve d’un changement dans la connectivité entre deux neurones d’un point de vue électrophysiologique [ 32 ]. Suite à la stimulation à haute fréquence et pendant un temps très court des fibres perforantes, ils ont observé une augmentation de l’amplitude ou « potentialisation » des signaux post-synaptiques excitateurs au niveau du neurone du gyrus denté. Du fait que cette augmentation persiste pendant des heures après la stimulation, on parle de « potentialisation à long terme » (LTP, long term potentiation ), qui est le mécanisme cellulaire à la base des apprentissages. Les travaux réalisés dès les années 1960 par le psychiatre américain Eric Kandel chez l’Aplysie 8 et pour lequel il a obtenu le prix Nobel de physiologie ou médecine en 2000, sont venus apporter des informations cellulaires et moléculaires pour expliquer deux des formes les plus simples d’apprentissage non associatif : l’habituation et la sensibilisation, qui correspondent respectivement à une atténuation et à une augmentation de la réponse comportementale à un stimulus [ 33 ]. Le premier fondement de la consolidation mnésique se situe au niveau de la synape ( synaptic consolidation ) [ 34 , 35 ] et son deuxième fondement se produit à un niveau plus large, entre les différentes régions du cerveau ( systems consolidation ).

Pour illustrer cette notion de consolidation mnésique, revenons au patient épileptique H.M. dont la capacité à former de nouveaux souvenirs de personnes, de choses, d’événements et de lieux avait été grandement altérée (amnésie antérograde) suite à une intervention chirurgicale l’ayant privé de ses deux lobes temporaux (donc des deux hippocampes). Bien qu’H.M. n’ait que peu de souvenirs de la décennie précédant la chirurgie, il pouvait relater des souvenirs d’enfance. Comment cela s’expliquerait-il si l’hippocampe était le seul endroit pour conserver ces souvenirs ? Il se peut donc que les « traces mnésiques de type Hebb » soient déplacées pour être stockées dans d’autres structures corticales.

En 1994, Pablo Alvarez et Larry Squire, de l’université de Californie, ont proposé un modèle de consolidation qui est maintenant connu sous le nom de théorie de la consolidation standard en deux étapes [ 36 ]. Selon ce modèle, dans un premier temps, les informations des régions corticales recevant des signaux sensoriels sont transférées vers le lobe temporal médial, puis vers l’hippocampe. La première trace mnésique est formée par consolidation synaptique dans le réseau neuronal hippocampique (première consolidation). Puis, au cours du temps, la trace mnésique est transférée au cortex cérébral où elle est également consolidée au niveau synaptique (deuxième consolidation). Cette mémoire à long terme ne dépendrait plus de l’hippocampe. Cette consolidation en deux étapes est bien établie pour la mémoire spatiale chez le rongeur. Dans ce cas, la première étape est associée à une LTP dans la région CA3 pendant les tâches de navigation spatiale. Grâce à cette première trace mnésique, les séquences d’activation de neurones codant des lieux voisins sont rejouées ( replay ) pendant le repos et le sommeil, activant la région CA1 et permettant la consolidation dans les structures corticales en aval. Le replay contribue ainsi à la consolidation en plus du rappel de la mémoire ou de la planification du comportement futur [ 20 ].

Un deuxième modèle de mémoire, proposé par Lynn Nadel, de l’université d’Arizona, et Morris Moscovitch, de l’université de Toronto, est appelé théorie des traces multiples [ 37 ]. Le cas clinique du patient H.M., qui avait très peu de souvenirs des dernières décennies de sa vie (suite à la résection bilatérale en 1953 de ses lobes temporaux) est compatible avec ce modèle qui attribue un rôle essentiel au replay hippocampique dans la formation de nouveaux souvenirs. Selon cette théorie des traces multiples, chaque fois que la mémoire serait sollicitée dans un nouveau contexte, la trace mnésique (stockée dans le cortex cérébral) serait combinée avec la trace mnésique du nouveau contexte (assemblée dans l’hippocampe), pour créer une nouvelle trace mnésique impliquant à la fois l’hippocampe et le cortex cérébral. Ainsi, de nombreuses traces mnésiques pourraient être créées, qui s’associeraient à la première trace, permettant non seulement à la mémoire d’être plus pérenne, mais également d’être facilement rappelée.

Sur la base des observations expérimentales et des modèles proposés, l’hippocampe apparaît comme ayant une double fonction. Il élabore une carte spatiale et établit parallèlement des liens multiples entre cet environnement spatial et les personnes, les objets, les événements associés à cette carte pour « raconter » une histoire, créer un souvenir en relation avec des composants élémentaires répartis dans des aires corticales. En d’autres termes, l’espace est comme un cadre pour « ancrer » les souvenirs et l’hippocampe fonctionne comme un espace de mémoire plutôt que simplement une mémoire de l’espace ! [ 38 ]

Conclusion

Les études menées par les neuroscientifiques depuis Tolman avec sa carte cognitive et, plus récemment, les théories de consolidation des traces mnésiques, nous donnent de plus en plus d’éléments pour comprendre comment l’individu parvient à extraire suffisamment d’informations de son environnement (allothétique) et de son système interne de mémoire (idiothétique), à les comparer, à les adapter pour se repérer au mieux dans l’espace et, par extension, dans le déroulement de sa propre vie. Le « sens de l’espace » est donc géré par un ensemble de structures nerveuses centrales judicieusement connectées (hippocampe, cortex enthorinal, cortex cérébral) et précisément organisées avec des champs d’activité de grille et de lieu au sein de réseaux neuronaux complexes. Il y a tout à parier que ces recherches aideront à proposer des thérapies efficaces contre les pertes pathologiques de mémoire spatiale qui désinvestissent l’individu de sa propre vie.

Liens d’intérêt

Ce travail a été soutenu par le Centre National de la Recherche Scientifique. HT a reçu un financement de l’université Paris Cité. IC et DF ont reçu un financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR-20-NEUR-0005 VELOSO) et du programme ERANET NEURON JTC 2020 sur les troubles sensoriels. AB et REM déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Remerciements

Les auteurs remercient Anne-Lise Paradis pour sa relecture critique du manuscrit et ses conseils.

 
Footnotes
1 L’article original publié par IP Pavlov en 1927, Conditioned Reflexes. An Investigation of the Physiological Activity of the Cerebral Cortex . Traduit par Anrep GV. New York: Oxford University Press, a été republié dans les Annals of Neurosciences en 2010 [ 1 ].
2 L’hippocampe est composé de trois sous-structures : le subiculum, la corne d’Ammon (composée des aires CA1, CA2 et CA3) et le gyrus denté.
3 Plutôt que de visualiser l’image en niveaux de gris, une couleur est attribuée à chaque niveau numérique. Cela permet de faciliter l’interprétation de l’image, l’œil humain ne permettant d’identifier de manière efficace qu’un nombre restreint de niveaux de gris.
4 Un champ récepteur est une zone sensorielle qui, lorsqu’elle est stimulée, modifie l’activité d’un neurone.
5 Prix Nobel de physiologie ou de médecine 2014 avec John O’Keefe.
6 « When an axon of cell A is near enough to excite a cell B and repeatedly or persistently takes part in firing it, some growth process or metabolic change takes place in one or both cells such that A’s efficiency, as one of the cells firing B, is increased ».
7 « Cells that fire together, wire together ».
8 Ou lièvre de mer, un mollusque marin sans coquille, limaciforme.
References
1.
Pavlov IP . Conditioned reflexes: An investigation of the physiological activity of the cerebral cortex. . Ann Neurosci. 2010; ; 17 : :136. – 141 .
2.
Thorndike EL . The Fundamentals of Learning. . American Psychological Association; , 1932 . https://www.apa.org .
3.
Skinner BF . The behavior of organisms: an experimental analysis. . Oxford, England: : Appleton-Century; , 1938 : :457. p
4.
Tolman EC , Honzik CH . Degrees of hunger, reward and non-reward, and maze learning in rats. . Univ Calif Publ Psychol. 1930; ; 4 : :241. – 256 .
5.
Tolman EC , Ritchie BF , Kalish D . Studies in spatial learning: Orientation and the short-cut. . J Exp Psychol. 1946; ; 36 : :13. – 24 .
6.
Douglas RJ . The hippocampus and behavior. . Psychol Bull. 1967; ; 67 : :416. – 442 .
7.
O’Keefe J , Dostrovsky J . The hippocampus as a spatial map. Preliminary evidence from unit activity in the freely-moving rat. . Brain Res. 1971; ; 34 : :171. – 175 .
8.
Muller R , Kubie J . The effects of changes in the environment on the spatial firing of hippocampal complex-spike cells. . J Neurosci. 1987; ; 7 : :1951. – 1968 .
9.
Wills TJ , Lever C , Cacucci F et al. Attractor Dynamics in the Hippocampal Representation of the Local Environment. . Science. 2005; ; 308 : :873. – 876 .
10.
Treves A , Rolls ET . Computational analysis of the role of the hippocampus in memory. . Hippocampus. 1994; ; 4 : :374. – 391 .
11.
McNaughton BL , Barnes CA , Meltzer J et al. Hippocampal granule cells are necessary for normal spatial learning but not for spatially-selective pyramidal cell discharge. . Exp Brain Res. 1989; ; 76 : :485. – 496 .
12.
Brun VH , Otnass MK , Molden S , et al. Place cells and place recognition maintained by direct entorhinal-hippocampal circuitry. . Science. 2002; ; 296 : :2243. – 2246 .
13.
Save E , Sargolini F . Disentangling the Role of the MEC and LEC in the Processing of Spatial and Non-Spatial Information: Contribution of Lesion Studies. . Front Syst Neurosci. 2017 ; :11. .
14.
Fyhn M , Molden S , Witter MP , et al. Spatial representation in the entorhinal cortex. . Science. 2004; ; 305 : :1258. – 1264 .
15.
Hafting T , Fyhn M , Molden S , et al. Microstructure of a spatial map in the entorhinal cortex. . Nature. 2005; ; 436 : :801. – 806 .
16.
Van Cauter T , Poucet B , Save E . Unstable CA1 place cell representation in rats with entorhinal cortex lesions. . Eur J Neurosci. 2008; ; 27 : :1933. – 1946 .
17.
Stensola H , Stensola T , Solstad T , et al. The entorhinal grid map is discretized. . Nature. 2012; ; 492 : :72. – 78 .
18.
Gu Y , Lewallen S , Kinkhabwala AA , et al. A Map-like Micro-Organization of Grid Cells in the Medial Entorhinal Cortex. . Cell. 2018; ; 175 : :736. – 50.e30 .
19.
Fiete IR , Burak Y , Brookings T . What Grid Cells Convey about Rat Location. . J Neurosci. 2008; ; 28 : :6858. – 6871 .
20.
Moser M-B , Rowland DC , Moser EI . Place cells, grid cells, and memory. . Cold Spring Harb Perspect Biol. 2015; ; 7 : :a021808. .
21.
Hales JB , Schlesiger MI , Leutgeb JK , et al. Medial entorhinal cortex lesions only partially disrupt hippocampal place cells and hippocampus-dependent place memory. . Cell Rep. 2014; ; 9 : :893. – 901 .
22.
Schlesiger MI , Cannova CC , Boublil BL , et al. The medial entorhinal cortex is necessary for temporal organization of hippocampal neuronal activity. . Nat Neurosci. 2015; ; 18 : :1123. – 1132 .
23.
Schlesiger MI , Boublil BL , Hales JB , et al. Hippocampal Global Remapping Can Occur without Input from the Medial Entorhinal Cortex. . Cell Rep. 2018; ; 22 : :3152. – 3159 .
24.
Bonnevie T , Dunn B , Fyhn M , et al. Grid cells require excitatory drive from the hippocampus. . Nat Neurosci. 2013; ; 16 : :309. – 317 .
25.
Rennó-Costa C , Tort ABL . Place and Grid Cells in a Loop: Implications for Memory Function and Spatial Coding. . J Neurosci. 2017; ; 37 : :8062. – 8076 .
26.
Morris G , Derdikman D . The chicken and egg problem of grid cells and place cells. . Trends Cogn Sci. 2023; ; 27 : :125. – 38 .
27.
Bellmund JLS , Gärdenfors P , Moser EI , et al. Navigating cognition: Spatial codes for human thinking. . Science. 2018; ; 362 : :eaat6766. .
28.
Taube JS , Muller RU , Ranck JB . Head-direction cells recorded from the postsubiculum in freely moving rats. I. Description and quantitative analysis. . J Neurosci. 1990; ; 10 : :420. – 435 .
29.
Solstad T , Boccara CN , Kropff E , et al. Representation of Geometric Borders in the Entorhinal Cortex. . Science. 2008; ; 322 : :1865. – 1868 .
30.
Kropff E , Carmichael JE , Moser M-B , et al. Speed cells in the medial entorhinal cortex. . Nature. 2015; ; 523 : :419. – 424 .
31.
Hebb DO . The organization of behavior; a neuropsychological theory. . Oxford, England: : Wiley; , 1949; : xix , :335. pp.
32.
Bliss TV , Lomo T . Long-lasting potentiation of synaptic transmission in the dentate area of the anaesthetized rabbit following stimulation of the perforant path. . J Physiol. 1973; ; 232 : :331. – 356 .
33.
Kandel ER . The molecular biology of memory storage: a dialogue between genes and synapses. . Science. 2001; ; 294 : :1030. – 1038 .
34.
Citri A , Malenka RC . Synaptic Plasticity: Multiple Forms, Functions, and Mechanisms. . Neuropsychopharmacology. 2008; ; 33 : :18. – 41 .
35.
Martin SJ , Grimwood PD , Morris RGM . Synaptic Plasticity and Memory: An Evaluation of the Hypothesis. . Annu Rev Neurosci. 2000; ; 23 : :649. – 711 .
36.
Alvarez P , Squire LR . Memory consolidation and the medial temporal lobe: a simple network model. . Proc Natl Acad Sci U S A. 1994; ; 91 : :7041. – 7045 .
37.
Nadel L , Moscovitch M . Memory consolidation, retrograde amnesia and the hippocampal complex. . Curr Opin Neurobiol. 1997; ; 7 : :217. – 227 .
38.
Eichenbaum H , Cohen NJ . Can we reconcile the declarative memory and spatial navigation views on hippocampal function? . Neuron. 2014; ; 83 : :764. – 770 .