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Med Sci (Paris). 39(6-7): 485–486.
doi: 10.1051/medsci/2023086.

Adolescences en souffrance

David Le Breton1*

1Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, Chaire « Anthropologie des mondes contemporains » à l’Institut des Études avancées de l’université de Strasbourg (USIAS), Membre senior de l’IUF , Strasbourg , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Adolescent, Humains, Détresse psychologique

 

Moment de découverte et d’expérimentation, l’adolescence s’apparente à une longue crise d’identité plus ou moins aiguë et durable. Le jeune cherche un sens et une valeur à son existence dans un mélange de jubilation et d’inquiétude. Comme tout individu contemporain, devenu auteur de sa vie, il n’est plus porté par les réponses toutes faites des générations antérieures, il doit les élaborer lui-même selon les circonstances. Ni la famille ni l’école ne sont désormais le centre de gravité de la transmission. S’il ne dispose pas de solides ressources intérieures pour s’ajuster aux circonstances d’un monde toujours changeant et investir les événements de significations et de valeurs, il se sent d’autant plus vulnérable.

Le mythe d’une jeunesse éternellement rebelle et douloureuse est une manière de banaliser les tensions réelles qui traversent les jeunesses contemporaines. En les enfermant ainsi dans une sorte de destin, on se dédouane des malaises du temps présent et l’on se justifie de ne pas prendre les mesures adéquates. Attendons que « jeunesse se passe », puisque le monde ne changera jamais. Non moins contestable, l’autre tentation, est de croire que la jeunesse va parfaitement bien aujourd’hui, que le mal de vivre ne touche qu’une minorité surévaluée par des travailleurs sociaux alarmistes. Une telle attitude occulte cette part de la jeunesse en souffrance en l’assimilant à la majorité censée aller bien. Là aussi, c’est une manière intéressée de fermer les yeux pour ne pas intervenir.

Pourtant, une frange significative de la jeunesse va très mal. On avance aujourd’hui le chiffre de 15 à 20 % de jeunes en pleine détresse. Nombre de conduites à risque sont des données récentes de nos sociétés. La plupart d’entre elles naissent et prennent une ampleur sociologique grandissante dans le courant des années 1980 : défis, jeux dangereux, tentatives de suicide, fugues, errance, alcoolisation 1 , toxicomanies, troubles alimentaires, attaques au corps, vitesse sur les routes, violences, relations sexuelles non protégées, refus de poursuivre un traitement médical vital, réclusion volontaire à l’image des hikikomoris, djihadisme de mineurs, etc. Certaines sont alimentées par l’hypnose du portable et des réseaux sociaux qui reproduisent sous une forme caricaturale les stéréotypes de genre. Les filles sont souvent en proie à la tyrannie de l’apparence et sommées de se percevoir selon les normes de séduction du moment, l’insatisfaction de certaines d’entre elles induit le mal de vivre et les tentatives de suicide. Les garçons s’immergent dans des rites de virilisation sous forme de défis innombrables avec la diffusion de vidéos qui suscitent aussitôt chez des milliers d’autres le désir de reproduire ce qu’ils ont vu.

Du fait de la brièveté de son existence, la souffrance d’un adolescent est un abime. Là où l’adulte confronté à des difficultés personnelles les relativise, sollicite un tiers (médecin, psychologue, etc.), le jeune les prend de plein fouet au regard de sa courte histoire et de son manque d’expérience du monde et refuse le plus souvent toute aide. En outre, il ne possède pas encore de la mort la vision tragique et irréversible de ses aînés. Il n’est plus l´enfant qui l’assimile à une sorte de voyage dont on revient après un moment d’absence, sans être encore l´adulte qui en connait le tranchant. Il sait que la mort existe mais elle ne le concerne pas. D’autant que l’augmentation de la longévité fait que l’immense majorité n’a connu aucun deuil dans sa famille. Chacun a tendance à se sentir « spécial », convaincu d’avoir « l’étoffe des héros ». « Je gère » est la parole stéréotypée de ceux qui rejettent avec dédain les exhortations à se protéger davantage. Au lendemain d’une tentative de suicide, la mort est évoquée à l’image d’un sommeil dont on s’éveille un jour, un temps de suspension, voire de purification qui guérit les blessures : « je voulais que ça s’arrête », « Je voulais faire réagir mon père », etc. Mourir alors n’est pas se tuer mais disparaître comme derrière un rideau sur une scène avant de revenir, libéré de tout souci.

Le terme de conduites à risque possède l’abstraction des statistiques. Pour le jeune, le danger inhérent à ses comportements parait de peu de poids au regard de son mal de vivre. D’autant qu’il est écrasé dans le présent de sa souffrance sans parvenir à s’en détacher. Il s’expose délibérément au risque de se blesser, de mourir, de mettre sa santé en péril ou de limiter ses possibilités d’intégration sociale à travers la déscolarisation. Mais comment être attentif aux enseignants quand on ne cesse de ruminer son infortune !

Sans étayage solide de son environnement affectif pour le soutenir, le convaincre de sa valeur propre, le jeune reste en porte à faux de son existence. Les recherches épidémiologiques sur les conduites à risque montrent une prévalence de familles monoparentales ou recomposées, conflictuelles ou séparées. Quand le couple se sépare, il reste l’enfant. Cependant des parents aimants et disponibles sont parfois sidérés de découvrir que leur enfant se scarifie ou tente de se donner la mort. La vie d’un adolescent ne se déroule pas seulement dans un huis-clos familial. Ces comportements dépendent de la trame affective qui accompagne son développement personnel. Ils touchent tous les milieux, même si sa condition sociale et son sexe ajoutent une dimension propre. Seules son histoire personnelle et la configuration sociale et affective où il s’insère éclairent le sens de comportements qui sont souvent les symptômes d’un dysfonctionnement familial, d’une carence affective, d’une maltraitance, de tensions avec les autres, du harcèlement à l’école ou d’un événement traumatique comme l’inceste ou les abus sexuels qui lui donnent le sentiment d’être désormais souillé, détruit, sans avenir.

Ni déficitaires ni pathologiques, ces comportements sont des modalités paradoxales de préservation de soi dans un contexte de désarroi intime et d’impossibilité de trouver une autre solution. Ce sont des techniques de survie et des tentatives de contrôle de la zone de turbulence traversée. Manière de se plier devant la situation sans se briser, et de jouer son existence contre la mort pour donner sens et valeur à sa vie, elles participent d’une recherche de limites de sens, d’un cran d’arrêt, au moins provisoire, aux incertitudes et aux souffrances ressenties.

Pour ces jeunes en souffrance, le corps est un champ de bataille du sentiment d’identité. Il est la seule permanence qui relie à soi, leur seule prise sur le monde. Il est à la fois aimé et haï, investi et maltraité, part en soi des parents mais n’appartenant désormais qu’à soi, frontière entre soi et l’autre, le for intérieur et l’environnement extérieur. En le contrôlant, le jeune cherche à contrôler son existence, à apprivoiser son rapport au monde. À la fois proche et distant, il devient un espace d’amortissement du tumulte intérieur. Le jeune le meurtrit car, à ce moment, il n’a pas d’autres solutions que de s’agripper à lui. Quand les limites manquent, le jeune les cherche à la surface de son corps, il se jette contre le monde pour établir sa souveraineté personnelle, trancher enfin entre le dehors et le dedans, soi et l’autre. Il redevient acteur, il exerce un contrôle sur ses ressentis à travers le recours à des remèdes paradoxaux mais qui l’autorisent à continuer à vivre. Il se fait mal pour avoir moins mal. « Je me fais mal à mon corps pour avoir moins mal à mon cœur », me disait un jour une adolescente. La douleur ou les exactions sur soi restaurent une limite, elles arrêtent la chute, elles rappellent au jeune qu’il est vivant.

Ces comportements ne sont nullement des formes maladroites de suicides, mais des détours symboliques pour s’assurer de la valeur de son existence, rejeter au plus loin la peur de son insignifiance personnelle. Tentatives de vivre, plutôt que tentatives de suicide. En manipulant l’hypothèse de sa mort volontaire, le jeune brave la peur en allant au-devant d’elle, en se convainquant qu’il possède à tout moment une porte de sortie si l’insoutenable s’imposait à lui. Ces comportements sur le fil du rasoir sont un déjà-là de la mort, mais sous le contrôle du jeune. Ils relèvent souvent de l’ordalie, le fait de se mettre dans une situation dangereuse tout en préservant une issue favorable. Mais la mort peut survenir à tout moment en rappelant qu´on ne joue pas impunément avec elle.

Rites intimes d’institution de soi inscrits dans une durée plus ou moins longue, sur le fond d’une carence de l’environnement social et affectif à assumer ses responsabilités anthropologiques, ces comportements à risque persistent tant que le jeune ne trouve pas de raisons de vivre. Les souffrances propres à cet âge sont puissantes, mais toujours réversibles. Elles surprennent parfois par leur résolution rapide alors qu’elles semblaient aller vers le pire. Dans l’immense majorité des cas, elles ne durent qu’un moment 2 [ 1 , 2 ].

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Note de la rédaction : voir l’article de Chloé Deschamps et ses collègues. Alcoolisation chez les jeunes - Neuroinflammation et épigénétique à l’origine des pertes de mémoire dès les premiers épisodes de binge drinking. Med Sci (Paris) 2023 ; 39 : 31-7.
2 Sur tous les points esquissés ici, voir les références [ 1 ] et [ 2 ].
References
1.
Le Breton D . Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre . Quadrige. Paris: : PUF; , 2013 .
2.
Le Breton D . En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie . Paris: : Métailié; , 2007 .