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Med Sci (Paris). 39(5): 409–410.
doi: 10.1051/medsci/2023075.

Humanités médicales et hotspots de la vulnérabilité

Cynthia Fleury-Perkins1*

1Professeur titulaire de la chaire « Humanités et Santé », Laboratoire Formation et apprentissages professionnels (FOAP), CNAM-Institut Ago Dijon- ENSTA Bretagne, The research unit Training and Professional Learning (EA 7529), Conservatoire national des arts et métiers, GHU Paris psychiatrie & neurosciences , EPN 12 2 rue Condé , 75003Paris , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Sciences humaines, Enseignement médical, Programme d'études

 

La chaire de Philosophie à l’hôpital du groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris psychiatrie & neurosciences, créée inauguralement en 2016 à l’Hôtel-Dieu de Paris (Assistance publique-Hôpitaux de Paris, AP-HP), est un dispositif d’enseignement, de recherche et d’expérimentation ( co-design de protocoles/prototypes de soin avec les patients et les soignants) structuré autour des humanités médicales appliquées dans le monde de la santé, mais également dans d’autres champs disciplinaires [ 1 ] ( ).

(→) Voir l’Éditorial de C. Fleury-Perkins, m/s n° 11, novembre 2015, page 943

Cinq grands axes organisent les programmes : 1) la philosophie clinique, l’éthique médicale, la prise en considération des savoirs expérientiels, l’expertise patient, ce que nous pourrions nommer la fonction soignante en partage ; 2) le design capacitaire ou l’élaboration de protocoles et de prototypes liés à l’innovation en santé physique et mentale, s’appuyant sur les principes clés des humanités médicales, centrées autour de la générativité du vulnérable (ou comment la théorie de la conception prend appui sur le point de vue du plus vulnérable) ; 3) la santé connectée, la place de l’intelligence artificielle (IA) dans le monde de la santé et du soin, la garantie humaine de l’IA ; 4) la place de la nature dans le rétablissement de la santé ; 5) la clinique du développement, ou comment repenser l’aide au développement, et, plus globalement, la gouvernance mondiale à partir d’une cartographie internationale des hotspots de la vulnérabilité. Alors que les Suds et les Nords se rencontrent autour d’un vécu commun d’effondrement de leurs propres modèles économiques et de transitions sociale et écologique, il importe de repenser le modèle du développement international à travers une perspective clinicienne, centrée autour des approches capacitaires de la vulnérabilité, locale et systémique. Dans la lignée de la clinique du traumatisme, appliquée ici aux échelles territoriales, à partir des théories du soin et des sciences sociales du vivant, il s’agit de réinterroger les métriques et modes de cartographie conventionnels, qui naturalisent les zones de vulnérabilité et sanctuarisent des approches gestionnaires au service de la gestion des risques, pour basculer vers des approches plus relationnelles. Loin des visions victimaires, les hotspots mondiaux d’hyper-vulnérabilité constituent aussi des territoires d’innovation, de théorie de la conception ; la vulnérabilité s’y avère à la fois un vecteur de connaissance et un levier capacitaire, et peut être modélisée pour réinventer des futurs.

Pour accompagner ce cinquième axe, différents travaux ont été mis en place, et deux « antennes » internationales de la chaire de Philosophie à l’hôpital, en partenariat avec l’Agence française du développement (AFD) : la première à l’hôpital de Bamako (au Mali), dans le service d’endocrinologie, dédiée à l’éducation thérapeutique des patients présentant un diabète ; la deuxième à l’hôpital de Panzi (à Bukavu, en République démocratique du Congo, ou RDC), dédiée à l’évaluation du protocole de résilience de Panzi pour « réparer » les violences sexuelles faites aux femmes. Pourquoi avoir inauguré une telle chaire à l’hôpital de Panzi (dirigée par le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix 2018), et quel rôle des humanités médicales appelons-nous à jouer dans la refonte du concept de gouvernance mondiale, des communs, et de l’aide au développement ?

La chaire a lancé un travail de cartographie des hotspots de la vulnérabilité [ 2 , 3 ] systémique, reprenant le format de la carte onusienne des hotspots de la biodiversité qui, bien que correspondant à deux ou trois pour cent des territoires terriens, assurent entre trente et soixante pour cent des services écosystémiques de la planète. Ces hotspots posent une question clé dans notre géopolitique actuelle : quelle gouvernance leur attribuer, puisque la souveraineté des États est un principe onusien et que la défense des droits de l’homme n’est pas une compétence exclusive desdits États ? Ce n’est que la poursuite de l’aporie onusienne, qui existe depuis sa création, et pourtant régulatrice, si l’on veut respecter cette idée importante de la souveraineté démocratique des peuples, respectueuse de l’État social de droit. L’hypothèse est la suivante : les hotspots de la vulnérabilité seraient donc ces lieux de vulnérabilité systémique, où les vulnérabilités environnementales, démocratiques, socio-économiques, politiques se croisent et interfèrent de façon systémique pour l’ensemble de la planète et pas seulement aux dépens de leur seul territoire. En étudiant, en enquêtant sur ces lieux, en les cartographiant, en les reliant ensemble, au travers d’un vaste réseau de compagnonnage, il serait possible d’établir des prototypes (prototypes de gouvernance, prototypes technico-culturels, protocoles symboliques et normatifs, etc.), de les expérimenter afin d’améliorer la gouvernance globale de la planète, de plus en plus soumise aux failles systémiques, la dernière pandémie de Covid-19 n’étant que l’une d’entre elles. Les hotspots de la vulnérabilité ne sont pas des lieux ou des milieux « déficitaires » mais proprement des points pionniers qui sont aux avant-postes du réel et des conséquences liées à nos choix collectifs mondiaux. Autrement dit, ce sont des lieux et des milieux dont il faut prendre soin pour comprendre à quel point ils sont vecteurs de connaissance et potentiellement des leviers capacitaires pour envisager d’autres modalités d’agir, de consommer, de penser. En les reliant les uns avec les autres, nous cessons de les stigmatiser et de nier leur nombre, pour en faire des lieux expérientiels (divulguant des savoirs) et d’expérimentation de nouveaux contrats sociaux. Le concept onusien de « One health » définit cette articulation entre les hotspots de la vulnérabilité et de la biodiversité et nous oblige à reconfigurer nos cartographies de façon dynamique pour mieux saisir les processus de vulnérabilisation et, à l’inverse, le type de réseaux et d’écosystèmes capacitaires pour s’en extraire, du moins les rendre plus réversibles

Le Sud-Kivu en RDC est un haut lieu de vulnérabilité systémique : il combine les pires atrocités et parmi les plus grands enjeux économiques mondiaux : au même endroit se trouvent localisés les violences sexuelles faites aux femmes, le viol comme arme de guerre, la spoliation des terres rares, et le braconnage du parc national de Kahuzi-Biega. Implantée à Panzi, la chaire cherche à cartographier et à analyser l’entrelacement de ces vulnérabilités (corps des femmes, corps des soignants, rapport au vivant, environnement minier et forestier, rapport aux communautés autochtones) dans le but de modéliser des protocoles de résilience susceptibles d’être appliqués à la région, mais également au-delà de cette échelle territoriale, dans le but de faire évoluer les questions de gouvernance mondiale et de développement socio-économique réciproque, entre les Suds et les Nords.

Le premier programme de recherche inauguré en juillet 2022 s’intéresse au rôle des arts et des humanités dans la reconstruction des femmes victimes de violences de genre et sexuelles. Si les prises en charge à l’hôpital se déroulent sur quelques semaines, un certain nombre de femmes sont par la suite accompagnées dans la City of Joy adjacente, programme national géré par le mouvement V-Day , en partenariat avec la Fondation Panzi, qui propose un accompagnement sur six mois mêlant thérapies individuelles et collectives, enseignements et activités artistiques, afin d’aider les femmes à devenir des leaders communautaires. L’accompagnement des bébés, enfants et adolescents victimes de violences sexuelles s’est également renforcé ces dernières années grâce entre autres à l’association Les Enfants de Panzi et d’ailleurs, qui a développé dans deux villages du Sud-Kivu, des modules pionniers favorisant leur reconstruction individuelle et collective. Ces différentes structures s’appuient déjà de manière thérapeutique sur les arts dans la résilience de la santé mentale et physique, l’amenuisement du stress post-traumatique et la reconquête de soi au-delà des blessures produites par la barbarie.

Le programme s’articule autour de trois axes : 1) Art-thérapie et stress post-traumatique : quels usages, pour quels effets ? Il s’agit de produire des connaissances, d’évaluer et protocoliser le rôle de l’art-thérapie dans l’accompagnement des femmes survivantes de violence, fondée sur le genre (VBG), dans le cadre d’une Proof of Care (POC). 2) Expertise-patient : quelles spécificités socio-culturelles et quel programme complémentaire d’enseignements pour former des patientes expertes et les associer à la formation des professionnels ? Il s’agit de produire des connaissances et créer un module pionnier de formation à l’expertise patient pour certaines des femmes soignées et souhaitant s’impliquer plus amplement dans le plaidoyer et la formation des professionnels. 3) Médecine narrative : comment soigner ceux qui soignent à travers l’art ? Il s’agit de développer un dispositif de médecine narrative à destination des équipes soignantes de l’hôpital de Panzi, leur offrant un espace de répit, de coping et de résilience, articulant temps d’exposé et temps d’écriture, sur la base de séances bimensuelles.

À l’heure où l’hôpital de Panzi et la Fondation Panzi se trouvent à un tournant, entre volonté de consolidation du dispositif en interne et essaimage du modèle au-delà des frontières (diverses sollicitations en RDC, mais aussi en République Centrafricaine, en Iraq, aux États-Unis, etc.), et où le dernier rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) (Helsinki, 2019) appelle à l’évaluation des arts ( evidence-based humanities and arts in health ), cette antenne de la chaire de Philosophie à l’hôpital a pour vocation de développer des outils s’appuyant sur la générativité du vulnérable pour élaborer une clinique du rétablissement post-traumatique, s’adressant à tous les territoires.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
1.
La Fleury-Perkins C. maladie et les humanités. . Med Sci (Paris). 2015; ; 31 : :943. – 944 .
2.
Gleizes S . Les hotspots de la vulnérabilité et de la résilience. . Note de la chaire de Philosophie à l’hôpital, GHU Paris Psychiatrie & Neurosciences, octobre 2022 .
3.
Fleury-Perkins C , Fenoglio A . Ce qui ne peut être volé. Charte du Verstohlen. Tracts. . Paris: : Gallimard; , mai 2022 .