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Med Sci (Paris). 39(1): 49–52.
doi: 10.1051/medsci/2022198.

Prise en charge médico-chirurgicale des personnes trans
Bienveillance ou complaisance ?

Lucile Girard Monneron1*

1Ortophoniste, docteure en éthique médicale, Université Paris Cité (ex-Université Paris Descartes) Service d’oto-rhino-laryngologie chirurgie cervico-faciale, Hôpital Tenon , Paris , France
Corresponding author.

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Vignette (© ParaDox).

Si le rejet des personnes trans est puni par la loi 1 , il convient de noter que certains s’interrogent (parfois par le biais d’associations) sur le bien-fondé d’une prise en charge médico-chirurgicale de la transidentité, sous-entendant une forme de complaisance de la part de certains médecins vis-à-vis de cette problématique sociale.

Ignorer cette interrogation en la classant rapidement comme un point de vue extrémiste ou un manque d’acceptation de l’évolution de la société nous semble une attitude un peu trop radicale qui occulte un questionnement légitime que se pose, en général, toutes celles et tous ceux qui prennent en charge des personnes trans. Nous nous garderons bien de donner un avis moral, mais plutôt un cheminement vis-à-vis de situations complexes auxquelles la réflexion éthique permet de donner des pistes d’action. Nous définirons ainsi l’éthique comme une « écologie de l’action » dans le but « d’une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » ainsi que l’exprime le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) [ 1 ]. Trois points attirent plus particulièrement notre attention quant à cette prise en charge médico-chirurgicale : la demande de soins, la crédibilité de la personne trans, les actes médico-chirurgicaux et leurs résultats.

La demande de soins : d’une anomalie ressentie à une demande « anormale »

Nous définirons l’anomalie en reprenant les termes du philosophe Georges Canguilhem (1904-1995). Il s’agit d’un fait biologique insolite sans rapport avec une anormalité ; c’est une variation individuelle, une irrégularité constitutionnelle. C’est un terme descriptif [ 2 ] et non appréciatif ou normatif. Si cette anomalie a des incidences sur l’activité de l’individu, et si elle le conduit à se considérer dévalorisé à cause d’elle, alors l’anomalie devient une infirmité au sens littéral c’est-à-dire une imperfection ou une faiblesse.

La norme, quant à elle, est un état habituel conforme à la majorité des cas. Les normes sont définies socialement et évoluent au cours des époques. Précisons que ce qui est normal n’a rien à voir avec ce qui est naturel.

La prise en charge médico-chirurgicale des personnes transidentitaires consiste - ou pourrait, à première vue, simplement consister - à fournir une réponse médicale à une souffrance personnelle, liée à l’image sociale/genrée qu’elles ressentent. Elle entre ainsi dans la conception de la santé telle que la définit l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : « […] la santé ne consiste pas seulement en une absence de maladie […] » 2 . Toutefois, la demande de modifier un corps qui ne présente, aux yeux de l’autre, aucune maladie ni pathologie peut, pour certains, sembler monstrueux au sens où l’entend le philosophe Michel Foucault (1926-1984) : le monstre étant celui qui combine l’impossible et l’interdit [ 3 ].

Cette demande de la personne trans qui exprime sa transidentité, c’est-à-dire la possibilité de ne pas être ce que biologiquement et génétiquement la nature a déterminé pour elle en apparence, et réclame des soins médico-chirurgicaux, pourrait effectivement combiner les deux vocables :

Impossible : impossible de modifier ce que la nature a déterminé pour nous, cela au nom du principe de respect de la dignité humaine.

Interdit : interdit de mutiler ce corps qui ne présente aucune trace d’anomalie ou de maladie, en référence à l’article 16-3 du Code civil stipulant qu’« il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui » 3 .

Pourtant, la personne trans qui demande une modification hormono-chirurgicale de son corps, souffre d’une anomalie, celle de ne pas être conforme physiquement à ce qu’elle ressent et à ce que la société lui renvoie. Cette sensation de dichotomie entre le regard de la société et son ressenti propre peut trouver une explication en se fondant sur la complexité de la notion d’identité, telle que la développe Paul Ricœur avec les notions d’ipésité et de mêmeté ; l’ipséité étant notre identité propre, « être soi-même », celle que nous ressentons et qui évolue au cours de la vie ; et la mêmeté, « identique à », étant immuable, comme les empreintes digitales, le sexe anatomique, le sexe génétique. Cette mêmeté permet aussi à la société de nous définir par rapport à des groupes précis (sexe : homme, femme ; date de naissance). C’est à cette mêmeté que s’apparente notre carte d’identité ; elle ne dit pas qui nous sommes mais ce que la société voit de nous et qui lui permet, à tort ou à raison, d’en organiser son fonctionnement. La personne trans qui demande une modification de sa mêmeté, c’est-à-dire de ce qui, en principe, est immuable, est ainsi un perturbateur social.

Cette demande de la part de la personne trans vis-à-vis du corps médical est donc anormale en deux points. Premièrement, comme nous l’avons vu précédemment, il ne s’agit pas de soigner un corps malade mais d’intervenir sur un corps sain pour le modifier, au risque de créer des perturbations nocives à la bonne santé de la personne. Il est question de modifier sa mêmeté avec pour objectif son mieux être et donc sa satisfaction à être identique à un autre groupe, avec le risque de ne pas y parvenir totalement. Deuxièmement, s’y ajoute une posture particulière de la relation soignant/soigné, notamment dans le partage du consentement.

Classiquement, la relation patient/médecin se définit comme la présentation faite par le patient de ses symptômes et de sa souffrance. En retour, le médecin établit un diagnostic de maladie (ou non) et propose des soins auxquels le patient consent (ou pas). La loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, dite loi Kouchner 4 , a bien prévu le consentement aux soins de la part du patient mais n’a pas précisé ce qu’il en était du consentement du médecin. Or, dans le cas présent, le consentement du médecin est le point principal de cette prise en charge. Le diagnostic est en effet posé non par le médecin mais par le patient lui-même, qui va demander un certain nombre d’actes médico-chirurgicaux auxquels l’équipe médicale devra consentir. Cela place donc le clinicien dans une posture complexe et une double responsabilité : celle d’accepter d’entreprendre le traitement en s’assurant que celui-ci a pour but le bien de la personne, et, ensuite, la responsabilité de la réussite de ce traitement, c’est-à-dire de répondre aux attentes du patient et de le satisfaire.

L’actualité nous montre combien cette inversion/modification du consentement est complexe et mériterait, au-delà des débats d’opinion, d’être réfléchie et mieux accompagnée, tant au niveau des patients que des cliniciens, comme, par exemple, pour l’IVG (interruption volontaire de grossesse) ou pour l’aide médicale à mourir, deux exemples nécessitant le consentement du praticien aux demandes de son patient [ 4 ].

Mais dans quelles mesures est-il nécessaire, pour le soignant, de répondre à cette demande du patient ? Accepter de fournir une réponse médicale à cette demande de modifications se pose, en fait, sur la base du respect des principes de bienfaisance et d’autonomie.

Le principe de bienfaisance se définit non par faire « le bien », mais par « fais aux autres leur bien », puisque dans une société pluraliste et laïque, aucun ordre des biens et des maux ne peut être établi uniquement pour tous. Ne faites pas le bien mais ce que la personne estime « son bien à elle », précise le philosophe américain Hugo Tristam Engelhardt (1941-2018) [ 5 ]. Ce que l’on retrouve dans le principe d’autonomie développé par Tom Beauchamps (université Georgetown, Washington) et James Childress (Département de Sciences religieuses de l’université de Virginie, Charlottesville) [ 6 ] : « Ne faites pas à autrui ce qu’il ne se serait pas fait lui-même et faites-lui ce que vous vous êtes engagé en accord avec lui-même à lui faire ». Le principe d’autonomie fonde ce que l’on peut appeler l’éthique de l’autonomie comme respect mutuel. Il convient donc au professionnel de santé de déterminer avec la personne, au-delà des apparences, ce qui lui convient et qui lui assurera le meilleur bien être possible, et de « ne pas faire de mal », principe de non-malveillance qui fait partie des quatre piliers de l’éthique principielle de Beauchamp et Childress.

Ceci nous amène au deuxième point.

La crédibilité de la personne trans : croire sans preuve et même avec toutes les preuves du contraire

La question se pose de savoir s’il faut, dans le cas des personnes transidentitaires, soigner, corriger, ou, pour reprendre les termes de Georges Canguilhem, compenser un défaut, dans le cas où « la maladie est tenue pour un défaut ou pour un excédent, l’action thérapeutique consiste dans une compensation » [ 7 ].

Les termes de soigner et corriger ont été, un certain temps, ceux dont s’est le plus rapprochée la prise en charge médicale. Les thérapies de conversion 5 , heureusement interdites récemment [ 8 ], et la prise en charge psychiatrique systématique comme préalable à toute prise en charge médico-chirurgicale, en ont été la preuve. Bien entendu, tout cela au nom du respect de la dignité humaine et du bien de la personne. Toutefois, ces pratiques, pour l’une relevant de dogmes, et pour l’autre rendue nécessaire auparavant par la loi, n’ont pas prouvé leur efficacité. Et en fait, de quel bien parle-t-on ici, si ce n’est celui d’un paternalisme médical qui s’érige en « sachant » du bien des personnes. Il convient, dans le contexte singulier de la transidentité, d’adopter une écoute particulière, en évitant la preuve par l’épreuve.

Croire sans preuve demande donc de la part du praticien de se détacher du personnage (ce qu’il perçoit) pour se concentrer sur la personne (ce qu’elle est et ressent) ; la difficulté étant alors pour le praticien de reconnaître la personne sans la juger, en étant attentif à ses hésitations, à ses évolutions, sans pour autant les interpréter comme un manque de détermination de sa part. Le clinicien se trouve alors face à lui-même et à ses propres limites d’acceptation et de compréhension. Il s’agit d’une compréhension à la fois subjective et complexe, qui amène à accepter la part d’incompréhensible, car comme le précise le philosophe Edgar Morin, comprendre c’est aussi reconnaître qu’il y a de l’incompréhensible.

Au regard de cette prise en charge particulière, il est important, en tant que soignant, de prendre en compte la dimension de l’incompréhensible qui est en nous afin de ne pas faire porter à la personne notre part de jugement. D’autant que si nous poursuivons l’idée d’Edgar Morin « l’incompréhension à l’égard d’autrui suscite l’incompréhension de cet autrui à son propre égard » [ 9 ].

À trop chercher l’explication objective de l’état de la personne trans, ainsi que sa demande de soin, on la force à l’auto-justification et à chercher des discours « convaincants » qui s’éloignent de sa propre histoire. Il y a alors dans cette relation une atteinte au respect de l’autre dans son discours.

Deux convictions peuvent alors s’affronter. Celle du patient, qui sait ce qui est bon pour lui, et celle du praticien qui, présupposant les risques du traitement, tente d’éclairer la personne sur son devenir et de lui faire prendre conscience des possibles effets néfastes de sa transformation, sans pour autant avoir de tests prédictifs suffisamment fiables. La décision collégiale, quant à la possibilité d’une prise en charge médico-chirurgicale incluant cliniciens et patient, est l’action la plus logique dans ce cas, car elle ne laisse pas un des protagonistes seul face à sa décision, mais inclut la décision dans un mouvement collectif d’accompagnement d’une action décidée. Cela permet d’éviter toute complaisance ou malfaisance vis-à-vis de la personne trans, en adaptant l’offre de soin à chacun et non en soumettant la personne à un protocole rigide d’évaluation.

Les actes médico-chirurgicaux et leur évaluation

En France, les actes médico-chirurgicaux dont bénéficient les personnes trans sont effectués par des professionnels de santé qui sont formés à ces pratiques et informés de leur évolution. La question du « savoir-faire » ne se pose pas pour les centres hospitaliers. Les professionnels libéraux, qui acceptent de prendre en charge des personnes trans, sont, en très grande majorité, en lien avec les équipes hospitalières. Ils peuvent aussi se former par le biais de deux diplômes universitaires dédiés aux approches sur la transidentité 6 . Leur compétence n’est pas à mettre en doute.

La question qui se pose est en fait celle de la satisfaction de la personne, une fois son parcours terminé, et de la comparaison de cette satisfaction avec l’évaluation des résultats des actes effectués.

Les évaluations des actes « techniques » font régulièrement l’objet de publications, avec des résultats majoritairement positifs. Mais en définitive, la question qui se pose est le bien-être de la personne. Des évaluations des conditions sociales et de l’accès aux soins des personnes trans existent [ 10 ], mais qu’en est-il sur le long terme de leur bien-être, et existe-t-il, comme l’annoncent certains, beaucoup de regrets et de désirs de retour en arrière ?

Dans la conclusion de sa thèse de médecine évaluant l’expérience des usagers de la transition médicale en France [ 11 ], Jenny Pitts note que « dans l’ensemble, notre étude montre que la transition médicale contribue à une amélioration nette du bien-être ». Dans sa publication du 7 septembre 2022 [ 12 ], la Haute autorité de santé (HAS), quant à elle, note qu’il y a peu de données sur les dé-transition des jeunes, mais que celles fournies sont très minoritaires par rapport aux transitions effectuées. Des études sociologiques rétrospectives restent donc nécessaires, mais dans l’état actuel des connaissances, la balance « bénéfice/risque » d’une transition médico-chirurgicale penche très fortement du côté du bénéfice. Néanmoins, accepter d’accompagner une personne en transition pose la question du risque de l’accompagner dans un « mauvais » choix. Malgré tous les questionnements et protocoles, ce risque existe. Il est présent dans toute action et décision, médicales ou non. Les professionnels de santé qui s’engagent avec les personnes trans le savent et n’agissent pas par complaisance ou par ignorance de ce risque. C’est par une attitude bienveillante et en conscience des problématiques posées qu’ils effectuent ce choix.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Article 1 er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 punissant les personnes qui commettent des actes transphobes.
3 Art. 16-3, loi no 2004-800 du 6 août 2004, art. 9.
5 Les thérapies de conversion sont des pratiques qui visent à « guérir » les personnes homosexuelles, bisexuelles ou lesbiennes en les « convertissant » à l’hétérosexualité.
6 Diplôme universitaire : prise en charge de la transidentité, Sorbonne université. Et diplôme inter-universitaire : accompagnement, soins et santé des personnes trans, université Claude Bernard Lyon 1.
References
1.
Ricœur P. . Soi-même comme un autre, Le soi et la visée éthique. . Paris: : Seuil; , 1990 : pp :202. – 237 .
2.
Le Canguilhem G. normal et le pathologique, vingt ans après… Chapitre 2. . Paris: : PUF; , 2009 : p :81. .
3.
Foucault M . L es anormaux. Cours du 22 janvier 1975. . Paris: : Seuil/Gallimard; , 1999 : p. :51. .
4.
Bouselmi B , Bretonnière S . Dans le domaine de l’aide médicale à mourir seul le droit positif permettrait de garantir un choix aux individus. . https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/20/dans-le-domaine-de-l-aide-medicale-a-mourir-seul-le-droit-positif-permettrait-de-garantir-un-choix-aux-individus_6146572_3232.html .
5.
Engelhardt T. The foundations of bioetics. . In: Rameix S. (Eds). Fondements philosophiques de l’éthique médicale. . Paris: : Ellipse; , 1996 : pp. :69. – 72 .
6.
Beauchamp T , Childress J Les principes de l’éthique biomédicale. 2008 ; Paris: Les Belles Lettres; 641 p.
7.
Canguilhem G . Un nouveau concept en pathologie : l’erreur. . In: Le normal et le pathologique, vingt ans après… Chapitre 3. . Paris: : PUF; , 2009 : pp. :206. – 37 .
8.
Loi n° 2022–92 du 31 janvier 2022 interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre d’une personne. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000045097703 .
9.
Morin E . La méthode. Tome 6, Éthique. . Paris: : Seuil; , 2006 : p. :136. .
10.
Cosne M . Santé des personnes transgenres 2021. Étude quantitative explorant la santé, l’accès aux soins et les discriminations vécues par les personnes transgenres en France en 2021. . Médecine humaine et pathologie 2021. . dumas-03582506. . https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03582506 .
11.
Pitts J . Évaluer l’expérience des usagers de la transition médicale en France. . Sciences du Vivant. [q-bio] 2022. dumas-03826734. https ://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03826734 .
12.
Haute autorité de santé. . Parcours de transition des personnes transgenre. . 7 septembre 2022. https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2022-09/reco454_cadrage_trans_mel.pdf .