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Med Sci (Paris). 38(12): 1075–1077.
doi: 10.1051/medsci/2022158.

Espérance de vie et Covid : remettre les pendules à l’heure
Chroniques génomiques

Bertrand Jordan1*

1Biologiste, généticien et immunologiste, Président d’Aprogène (Association pour la promotion de la Génomique) , 13007 Marseille , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, États-Unis, COVID-19, Espérance de vie, Dynamique des populations, Europe, épidémiologie

 

L’espérance de vie, une donnée indiscutable

L’indication la plus fiable de l’impact d’une épidémie est donnée par l’évolution de l’espérance de vie à la naissance. Celle-ci indique la durée attendue de la vie d’un individu si les conditions restaient exactement ce qu’elles sont lors de l’année indiquée, et sa détermination repose sur l’analyse de la mortalité annuelle totale observée pour chaque tranche d’âge, une donnée généralement connue avec fiabilité et précision. On ne cherche pas à la différencier selon les causes de décès, ce qui réduit considérablement les risques d’incertitude ou de manipulation. Les courbes d’espérance de vie fournissent une image très parlante de l’évolution d’une population : elles documentent l’augmentation presque systématique de la longévité au fil des années et le décalage persistant entre hommes et femmes. Mais elles révèlent aussi de façon très parlante les évènements majeurs qui ont eu un effet sur la démographie d’une population : famines, épidémies et surtout guerres, comme cela avait été détaillé dans une chronique il y a quelques années [ 1 ] ( ).

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 3, mars 2017, page 355

La Figure 1 en montre un exemple parlant, celui de la Suisse. Pays épargné par les deux guerres mondiales, il montre cependant un accident majeur en 1918 et 1919, affectant les deux sexes. Il s’agit bien sûr de cette terrible épidémie de grippe espagnole, qui fit autant de morts que les combats de toute la Première Guerre mondiale et affecta aussi les pays neutres – le virus ne connaît pas les frontières ! Ce fut un évènement gravissime qui fit reculer d’environ 14 ans l’espérance de vie pour les hommes (un peu moins pour les femmes). Il fut suivi d’une récupération rapide puisque dès 1921 ou 1922, l’espérance de vie était remontée au-dessus de son niveau de 1917. Cet accident démographique est également visible sur les courbes concernant la France ou la Grande-Bretagne, mais, contrairement à la Suisse, il se superpose alors aux pertes dues à la guerre, ce qui en complique un peu l’interprétation [ 1 ].

L’effet de la Covid à travers le monde : une image très contrastée

La pandémie de la Covid-19 a elle aussi eu un impact sur l’espérance de vie, dont l’examen donne d’intéressantes informations sur son déroulement et sur la manière dont elle a été gérée par les différentes nations. De telles études ont déjà fait l’objet de plusieurs publications ; la plus récente et la plus complète, portant sur deux années pleines (2020 et 2021) et vingt-neuf pays, a été publiée récemment dans Nature Human Behaviour , un des nombreux journaux issus de la revue Nature [ 2 ]. Cette chronique vise à en présenter quelques éléments particulièrement intéressants.

L’article en question résulte d’une collaboration entre plusieurs laboratoires britanniques, une équipe allemande et une équipe estonienne. Les données de mortalité proviennent de la Human Mortality Database 1 et sont analysées en termes de fluctuations à court terme, à l’échelle de la semaine [ 3 , 4 ]. Les auteurs en déduisent, pour chaque nation, le changement annuel d’espérance de vie (la différence d’un an sur l’autre) ainsi que le déficit en espérance de vie, soit la différence entre la valeur observée et la valeur attendue si la tendance entre 2015 et 2019 s’était poursuivie. La Figure 2 montre les valeurs obtenues pour les 29 pays étudiés.

On voit que plusieurs pays européens (dont la France) ont connu en 2020 une perte de six mois à un an, suivie en 2021 d’une récupération partielle ou complète (avec retour au niveau de 2019). Plus précisément, la perte finale d’espérance de vie est, pour la France, de 1,2 mois, et le déficit (par rapport à une poursuite de l’évolution précédente) est de 4,5 mois. Par contre, la plupart des pays d’Europe de l’Est ont enregistré en 2020 une perte plus sévère (un an ou plus), laquelle s’est prolongée en 2021, aboutissant à une perte totale de près de deux ans. Et, surprise, les États-Unis figurent parmi ce groupe, avec une perte de plus de deux ans (26 mois), essentiellement encourue en 2020, et un déficit total de 33 mois (voir le Tableau 1 de [ 2 ]). Sauf pour les pays les plus atteints, ces pertes de quelques mois seraient à peine visibles sur un graphique comme celui de la Figure 1 où l’effet de la grippe espagnole, très visible, correspond à une perte majeure de 14 ans. On aimerait savoir comment se positionnent sur ce graphique l’Inde, la Russie, la Chine ou le Brésil – mais les données manquent. Pour ce dernier pays, une publication récente [ 5 ] indique une perte de onze mois en 2020 et, sur la base de données partielles, une nette aggravation en 2021.

Parmi les pays riches, les États-Unis constituent un cas à part, avec leur système de santé déficient malgré des dépenses très élevées [ 6 ] et, à l’époque, un pouvoir politique qui a nié la gravité de l’épidémie (sinon l’épidémie elle-même) et a présidé à une gestion catastrophique de la crise. Par contre la France a, finalement, assez bien géré la situation, comme en témoigne une perte d’espérance de vie limitée à six mois en 2020 et largement compensée l’année suivante. Rappelons que l’on se fonde ici sur la mortalité totale et qu’une sur – ou sous-déclaration de la part de décès dus au Covid ne changerait rien aux résultats. Et si – comme l’avaient affirmé certains – le confinement était un remède pire que le mal, causant une vague de dépressions, de suicides et de décès prématurés, ces derniers seraient eux aussi comptabilisés parmi les décès observés. Tous comptes faits, la France s’en est mieux sortie que l’Espagne, l’Italie ou même l’Allemagne, si souvent citée en exemple. Certes, il y a eu des erreurs, des retards et des incohérences ; mais traîner devant la Cour de justice de la République les responsables politiques de l’époque en les accusant de « mise en danger de la vie d’autrui » semble plus qu’exagéré.

L’efficacité réelle des vaccins

L’étude des pertes d’espérance de vie permet aussi de confirmer l’efficacité des vaccins. Pour cela, les auteurs ont examiné, pays par pays, la relation entre cette perte et l’étendue de la couverture vaccinale. À cet effet, ils ont ciblé l’année 2021 durant laquelle les vaccins étaient largement disponibles (du moins dans les pays riches), et ont repris les chiffres du quatrième trimestre, les plus susceptibles de montrer l’effet de la vaccination. Le résultat est très parlant, notamment en ce qui concerne les personnes de plus de 60 ans ( Figure 3 ).

Le constat est en effet très clair : plus une nation est vaccinée, moins elle souffre d’une perte d’espérance de vie. Certes, corrélation n’est pas causalité, et on pourrait objecter, par exemple, que le niveau de vie est corrélé à la qualité des soins, tout comme au taux de vaccination, et que ce sont les différences de niveau de vie qui expliquent la corrélation observée. Mais la position sur la droite de corrélation de l’Autriche (AUT), des Pays-Bas (NLD) et des États-Unis, pays riches mais relativement peu vaccinés et sévèrement affectés, va à l’encontre de cette hypothèse et renforce la démonstration du rôle très positif de la vaccination. Difficile donc, devant ces résultats, de soutenir que les vaccins sont inutiles ou même nuisibles…

Pour en finir avec les fake news

Nous avions déjà insisté, dans une chronique précédente [ 1 ], sur le caractère à la fois informatif et irréfutable du paramètre « espérance de vie » et de son évolution dans le temps. L’article analysé ici [ 2 ] en fournit une excellente démonstration, infirmant les affirmations d’une gestion particulièrement catastrophique de la pandémie de Covid 19 en France, et démontrant de manière évidente le rôle très positif de la vaccination. Ces informations méritent d’être largement diffusées ; c’est en partie le cas [ 7 ]. Espérons que cette « Chronique Génomique » un peu particulière y contribuera !

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
References
1.
Jordan B. Espérance de vie et traces des cataclysmes. . Med Sci (Paris). 2017; ; 33 : :355. – 358 .
2.
Schöley J , Aburto JM , Kashnitsky I , et al . Life expectancy changes since COVID-19. . Nat Hum Behav. 2022 Oct 17 doi: 10.1038/s41562-022-01450-3 .
3.
Jdanov D , Alustiza Galarza A , Shkolnikov V , et al . The short-term mortality fluctuation data series, monitoring mortality shocks across time and space. . Sci Data. 2021; ; 8 : :235. .
4.
Németh L , Jdanov DA , Shkolnikov VM . An open-sourced, web-based application to analyze weekly excess mortality based on the Short-Term Mortality Fluctuations data series. . PLoS One. 16 2021; , :e0246663. .
5.
Castro MC , Gurzenda S , Turra CM , et al . Reduction in life expectancy in Brazil after COVID-19. . Nat Med. 2021; ; 27 : :1629. – 35 .
7.
Roucaute D . En Europe, le Covid-19 a entraîné une baisse de l’espérance de vie sans précédent depuis soixante-dix ans. . Le Monde; , 23 octobre 2022 . https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/10/23/en-europe-le-covid-19-a-entraine-une-baisse-de-l-esperance-de-vie-sans-precedent-depuis-soixante-dix-ans_6146978_3244.html .