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Med Sci (Paris). 38(12): 1061–1063.
doi: 10.1051/medsci/2022167.

Les virus sont-ils vivants ? Leçon d’interdépendance

Marc-André Selosse1,2*

1Institut de systématique, évolution, biodiversité, Muséum national d’histoire naturelle , 75005Paris , France
2Faculty of Biology, Université de Gdansk , 80-308Gdansk , Pologne
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Virus, Relations interpersonnelles, génétique

 

Vignette (© Philippe Roingeard).

En 2009, un orage « viral » éclata dans la revue Nature Reviews Microbiology, après la publication d’un article listant «  dix raisons d’exclure les virus de l’arbre du vivant  » par David Moreira et Purificación López-García [ 1 ]. Pas moins de six réponses de virologistes, auxquelles s’ajouta la réaction des auteurs, furent publiés la même année par la revue. Cet article démontrait, avec force arguments et pertinence, que les virus sont constitués de gènes souvent issus des cellules variées qu’ils infectent, ce qui en fait des groupes polyphylétiques, sans doute d’origine pas si ancienne, mais apparus secondairement, et donc difficile à placer dans l’arbre du vivant. En effet, si certains de leurs gènes existent parfois dans d’autres organismes, et ont donc chacun une position phylogénétique, la position obtenue diffère en fait d’un gène à l’autre, si bien qu’il est difficile d’envisager une position globale pour le virus qui les porte.

Revenons sur l’un des aspects évoqués par les auteurs de l’article et qui est une opinion souvent partagée : les virus ne seraient pas vivants [ 2 ].

Les virus ont des caractères présents dans des organismes vivants

Même si la controverse évoquée plus haut porta surtout sur la possibilité de placer les virus dans l’arbre du vivant et sur leur ancienneté exacte, pré-cellulaire ou non, elle aborda aussi le premier argument utilisé par les auteurs. Selon eux, les virus ne seraient pas vivants, non pas parce qu’ils n’ont pas de place dans l’arbre du vivant, mais parce qu’ils se situeraient hors de toute définition raisonnable du vivant [ 1 ].

La chose fut, par exemple, réfutée par Didier Raoult [ 3 ], au prétexte que le vivant ne se résume pas à une place dans l’arbre du vivant (qui n’est en effet qu’une représentation d’une partie du vivant) et que, en termes d’autonomie partielle, il existe une continuité, depuis les virus totalement dépendants de la cellule qu’ils infectent, jusqu’à de gros virus à grand génome qui codent une partie des protéines impliquées dans les fonctions cellulaires permettant leur reproduction. Jesus Navas-Castillo [ 4 ] remarqua que les génomes viraux avaient une forme de sexualité, par le biais de recombinaisons inter-virales faisant suite à des co-infections de cellules : elles sont bien illustrées dans l’apparition de certains variants de grippe par exemple, qui combinent des gènes issus de virus aviaires, de virus porcins et de virus humains. Jean-Michel Claverie et Hiroyuki Ogata insistèrent, en 2009, sur le fait que l’emprunt de gènes entre cellules était une caractéristique générale du vivant [ 5 ]. En effet, archées et eubactéries reçoivent d’abondants transferts de gènes, provenant d’autres espèces (par exemple, Escherichia coli a acquis près de 750 gènes venant d’autres espèces depuis sa divergence d’avec les Salmonella , soit 18 % de son génome actuel en cent millions d’années [ 6 ]). Si les Eucaryotes pratiquent moins les transferts de gènes, ils en acquièrent, en intégrant héréditairement des endosymbiotes (mitochondries et plastes notamment) dont les gènes s’intègrent parfois, ensuite, au génome nucléaire. Les virus ne sont pas seulement constitués de gènes issus d’autres génomes. Ils sont parfois le lieu de la formation de nouveaux gènes, dont certains ont ensuite été récupérés et utilisés par les cellules eucaryotes [ 7 , 8 ].

Les virus présentent donc des caractéristiques du vivant, comme l’acquisition de gènes, la formation de nouveaux gènes, ou une forme de sexualité… Une autre caractéristique des virus est leur capacité à évoluer, tristement illustrée par l’actualité du SARS-CoV-2 ( severe acute respiratory syndrome-coronavirus 2 ). Or, justement, bien des évolutionnistes (comme moi) aiment à définir le vivant comme ce qui possède la capacité d’évoluer, ce qui rend les virus vivants… [ 9 ]. Moreira et López-García, qui analysaient dans leur article diverses définitions du vivant, ont écarté cette caractéristique en soulignant justement que cela revient à admettre que les virus informatiques sont donc vivants [ 1 ]. Mais ne serait-il pas temps d’admettre que, capables d’évoluer, la culture humaine et ses avatars, dont les applications informatiques, sont en fait une extension récente du vivant [ 10 , 11 ] ? Tout comme les virus, les informations, la culture humaine ou les virus informatiques se reproduisent, mutent, dérivent et sont sélectionnés, bien qu’ils n’effectuent pas les fonctions nécessaires à leur entretien par eux-mêmes, tout comme les virus. Ils évoluent comme des conséquences de l’existence (et de l’évolution) d’entités qui les entretiennent, que toutes les définitions du vivant, même les plus étroites, acceptent comme vivantes !

Le lecteur ne suivra peut-être pas cette définition évolutionniste du vivant. Définir le vivant, c’est entrer en controverse ; certains considèrent même que c’est une impasse philosophique [ 3 ], vaine d’un point de vue utilitaire. Toute définition est arbitraire et toutes les définitions sont respectables. On laissera donc à chacun sa définition du vivant, et de là, la réponse à la question : les virus sont-ils vivants ? Mais, que les virus soient vivants ou non, il reste un dernier point délicat à discuter : ce que bien des réticences à admettre que les virus sont vivants font ressortir, c’est notre vision de la dépendance comme une chose inhabituelle dans le vivant.

La dépendance des virus à l’hôte est un trait général du vivant

Nous représentons souvent le virus par sa forme de transmission, le virion, comme en témoignent les représentations actuelles du SARS-CoV-2 ( Figure 1 ). Mais cela équivaut à représenter une plante par sa graine, ou un champignon par ses spores : il ne s’agit pas du temps végétatif de leur cycle, ni celui au cours duquel la production de nouvelles entités a lieu. La cellule infectée est le lieu où chercher la phase végétative. Patrick Forterre a introduit le concept de virocellule ( Figure 1 ) : «  L’infection virale transforme en effet la cellule […] en une virocellule, dont la fonction n’est plus de produire deux cellules mais de produire des virions pour propager des gènes viraux. […] La virocellule, étant un organisme cellulaire, correspond à la ‘forme vivante’ du virus  » [ 12 ].

Toutefois, parce que le virus emprunte largement à la cellule qu’il infecte une machinerie qu’il ne code pas et qui n’est pas son propre, on n’appréhende souvent pas la virocellule comme virale. Cette forme extrême de dépendance et ce manque d’autonomie sont donc perçus comme un trait renvoyant les virus au non-vivant [ 2 ]. Par exemple, Moreira et López-García indiquaient qu’«  il est difficile d’admettre que la définition d’un organisme nécessite obligatoirement des portions d’un autre organisme  » [ 1 ]. Pourtant, leur dépendance n’oppose pas les virus aux autres organismes vivants admis dans les définitions les plus étroites du vivant, bien au contraire.

Bien sûr, les virus exigent une machinerie cellulaire codée par des gènes qui sont indépendants d’eux, sans quoi ils ne se reproduisent pas. Mais… vous et moi, nous mangeons de la matière organique qui provient plus ou moins directement de la photosynthèse de plantes ou d’algues. Sans leur machinerie photosynthétique cellulaire, codée par leurs gènes indépendants des nôtres, nous ne nous reproduirions pas. L’homme peut être vu comme un être nécessitant obligatoirement la machinerie photosynthétique de cellules végétales, donc des portions d’un autre organisme. Nous dépendons aussi des machineries biosynthétiques des vitamines et des acides aminés essentiels, situés dans d’autres organismes. D’ailleurs, les plantes ne se développent pas sans le recyclage des sels minéraux par les microbes décomposeurs, aux fonctions codées par des gènes indépendants des leurs. Des interdépendances fortes et obligatoires entre métabolismes existent donc aussi dans les chaînes alimentaires des écosystèmes, et les produits des activités cellulaires des uns (par exemple, les phosphates des décomposeurs ou les sucres des photosynthétiques) servent vitalement à construire les autres.

On peut argumenter qu’il existe deux légères différences. Premièrement, la dépendance alimentaire est souvent moins spécifique à une espèce donnée (plusieurs plantes peuvent nous nourrir), alors que les virus sont plus souvent spécifiques d’un hôte : mais c’est une tendance moyenne, car les virus peuvent changer d’hôte tandis qu’il existe des dépendances alimentaires spécifiques, comme chez le panda ou le koala. Deuxièmement, l’homme n’habite pas les cellules de salade, non plus que le koala n’habite les cellules d’eucalyptus. Ces animaux tuent néanmoins les cellules végétales, et en utilisent, sans coexistence permanente, la machinerie.

Le dernier point explique sans doute que bien des raisonnements soulignent l’extrême dépendance des virus aux cellules-hôtes, tout en ignorant celle des plantes aux cellules des microbes décomposeurs ou celle des animaux aux cellules photosynthétiques. En d’autres termes, l’interdépendance (ou l’absence d’autonomie) est un trait général du vivant et ce n’est pas en cela que les virus font exception, même si leur forme de dépendance n’est pas seulement alimentaire. Si chacun est libre de sa définition du vivant, elle ne doit pas présenter une illusoire « autonomie » comme trait définissant la vie.

Hélas, la vision classique occidentale des organismes et du vivant est fondée sur l’autonomie fonctionnelle, où les parasites font figure d’exceptions plus ou moins dépendantes. Mais cette vision appartient au passé : l’interdépendance émerge à présent comme une propriété forte de tout le vivant, qu’on en ait une définition large ou étroite. Par exemple, les grands organismes sont aujourd’hui conçus avec leurs microbiotes, sous la forme d’holobiontes. À coup sûr, la dépendance des virus à leur hôte est paroxystique dans ses mécanismes, autorisant un minimalisme génétique parasitaire extrême. Mais en rien leur dépendance aux cellules-hôtes ne les excluent du vivant, bien au contraire, puisque l’interdépendance est une caractéristique du vivant.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Acknowledgments

À Pierre Forterre pour les discussions, et en hommage à David Moreira et Purificatión López-García, dont l’auteur admire, à quelques différences de vue près, très sincèrement les travaux.

References
1.
Moreira D , López-García P . Ten reasons to exclude viruses from the tree of life. . Nat Rev Microbiol. 2009; ; 7 : :306. – 311 .
2.
Brown N. No, viruses are not alive. . Microbiology Today. 2016; ; 43 : :59. .
3.
Raoult D. There is no such thing as a tree of life (and of course viruses are out!). . Nat Rev Microbiol. 2009; ; 7 : :615. .
4.
Navas-Castillo J. Six comments on the ten reasons for the demotion of viruses. . Nat Rev Microbiol. 2009; ; 7 : :615. .
5.
Claverie JM , Ogata H . Ten good reasons not to exclude viruses from the evolutionary picture. . Nat Rev Microbiol. 2009; ; 7 : :615. .
6.
Lawrence JG , Ochman H . Molecular archaeology of the Escherichia coli genome. . Proc Natl Acad Sci USA. 1998; ; 95 : :9413. – 9417 .
7.
Forterre P , Gaia M . Giant viruses and the origin of modern eukaryotes. . Curr Op Microbiol. 2006; ; 31 : :44. – 49 .
8.
Heisserer C , Selosse MA , Drezen JM . Des virus bénéfiques pour les plantes et les animaux. . Med/Sci (Paris). 2022; ; 38 : ??? .
9.
Bhella D. Yes, viruses are alive. . Microbiology Today. 2016; ; 43 : :60. – 61 .
10.
Whiten A , Hinde RA , Laland KN , Stringer CB . Culture evolves. . Phil Trans R Soc B. 2011; ; 366 : :938. – 948 .
11.
Selosse MA , Quentel G . L’évolution culturelle, une évolution biologique ? Espèce. , 2021; ; 40 : :56. – 61 .
12.
Forterre P. The virocell concept and environmental microbiology. . ISME J. 2013; ; 7 : :233. – 236 .