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Med Sci (Paris). 38(12): 1008–1015.
doi: 10.1051/medsci/2022165.

Diversité et importance écologique des virus dans le milieu marin

Charles Bachy1* and Anne-Claire Baudoux2

1Sorbonne Université, CNRS, FR2424, Station biologique de Roscoff , Roscoff , 29680 , France
2Sorbonne université, CNRS, Station biologique de Roscoff, Laboratoire adaptation et diversité en milieu marin, UMR7144 , Roscoff , 29680 , France
Corresponding author.
 

Vignette (© Philippe Roingeard).

Depuis 2020, avec la crise sanitaire engendrée par le virus SARS-CoV-2 ( severe acute respiratory syndrome-coronavirus 2 ), jamais le grand public n’a autant appris sur la biologie et l’écologie virale. La vision que nous avons des virus reste toutefois très anthropocentrée. Nous, virologistes écologues, craignons de n’avoir pas réussi à faire passer le message, pourtant très simple, que les virus qui infectent absolument toutes formes de vie, sont essentiels au fonctionnement de la vie elle-même et à l’équilibre de notre planète. Si nous prenons l’exemple des océans, on estime à 4 x 10 30 le nombre de virus qui y sont présents (soit environ la moitié des virus présents sur la Terre), et à 10 23 le nombre d’infections survenant chaque seconde [ 1 ]. Cela fait des océans, et du milieu aquatique en général, le plus grand réservoir de virus au monde [ 2 , 3 ]. L’étude des virus marins a d’ailleurs véritablement débuté à la suite de la découverte de cette importance quantitative en 1989 [ 4 ] ( Figure 1 ). Chaque litre d’eau de mer contient entre 0,1 et 100 milliards de particules virales, faisant ainsi des virus les entités biologiques les plus abondantes, dépassant de plusieurs ordres de grandeur l’abondance des formes de vie cellulaire/microbienne représentées par les archées, les bactéries et les protistes (i.e., les eucaryotes unicellulaires). Dans ces écosystèmes, les virus infectent les animaux charismatiques comme les baleines, les étoiles de mer, les poissons ou encore les huîtres, mais ce sont les populations microbiennes, organismes vivants les plus abondants et socle du réseau trophique océanique, qui constituent leurs hôtes de prédilection. Au regard de leur importance écologique, les virus marins restent peu étudiés et mal compris. Nous présenterons dans cette synthèse d’abord les études qui ont cherché à appréhender l’abondance et la diversité considérables des virus marins, puis leur impact sur la mortalité du monde microbien océanique et, enfin, leur rôle dans les grands cycles biogéochimiques de notre planète.

Abondance, distribution et diversité : un océan de superlatifs

Bien que les premiers virus marins aient été isolés dans les années 1950, la prise de conscience de l’importance des virus dans les écosystèmes océaniques s’est faite bien plus tardivement, après l’observation en microscopie électronique d’abondances très élevées de particules virales libres dans l’eau de mer (plus de 10 7 à 10 8 par millilitre) [ 4 ] ( Figure 1 ). Suite à cette découverte, des techniques de comptage à plus haut débit ont été développées. Les méthodes les plus communes reposent sur l’utilisation de la microscopie à épifluorescence [ 5 ] ou de la cytométrie en flux [ 6 ] après marquage des acides nucléiques des virus avec un fluorochrome. Les particules détectées sont alors qualifiées de virus-like particles (VLP), compte tenu de possibles contaminations par d’autres particules femtométriques (moins de 0,2 µm de diamètre) naturellement présentes dans l’océan, comme les vésicules membranaires, les agents de transferts de gènes ou des débris cellulaires [ 7 ], par exemple. L’abondance virale (de ces VLP) est typiquement comprise entre 10 5 et 10 8 par millilitre d’eau de mer, tandis que celle des microbes varient entre 10 3 et 10 7 [ 8 ]. Le ratio médian entre virus et microbes (virus/microbes), parfois utilisé comme une approximation de l’activité virale, s’élève à 10 mais présente de fortes variations (de moins de 1 jusqu’à 160) en fonction des écosystèmes étudiés [ 8 ]. Les abondances virales et microbiennes fluctuent en effet dans l’espace avec des concentrations diminuant de la côte vers le large, et de la surface vers le fond de la colonne d’eau 1 , mais aussi dans le temps, avec des concentrations virales plus fortes enregistrées durant les périodes printanières et estivales. Dans l’océan, les sédiments, bien qu’ils restent sous-explorés, sont un réservoir encore plus important que la colonne d’eau, avec des concentrations de 10 8 à 10 11 virus par gramme de sédiment [ 9 ]. Les abondances virales sur et sous la surface des sédiments sont donc 10 à 1 000 fois plus importantes que celles de la colonne d’eau.

Une analyse morphologique réalisée dans six régions océaniques, a montré que la majorité des virus (79 %) consistent en de petites particules icosaédriques non caudées (dépourvues de queue), suivi par des virus affiliés aux trois familles bien connues de bactériophage « tête – queue » appartenant à l’ordre des Caudovirales que l’on retrouve dans les milieux terrestres ( Myoviridae [14 %], Podoviridae [6 %] et Siphoviridae [1 %]) [ 10 ] ( Figure 2 ). Les virus marins ne sont donc pas, morphologiquement, différents de leurs congénères terrestres. L’essor des techniques de séquençage a toutefois ouvert la voie à des études systématiques et quantitatives (métagénomiques) des génomes viraux. Ces analyses indiquent que l’information génétique contenue dans les génomes de virus marins code des fonctions inconnues, certains de ces gènes ne sont d’ailleurs pas répertoriés dans les banques de données actuelles. L’expédition océanographique à bord de la goélette Tara 2 a permis la plus grande étude métagénomique (sur 145 échantillons) couvrant toutes les régions océaniques majeures, y compris les régions polaires [ 11 ]. Les auteurs de cette étude ont identifié environ 200 000 populations virales formant des assemblages distincts et définissant cinq grandes régions écologiques dans l’océan global. Parmi ces populations, 90 % n’ont pas pu être annotées taxonomiquement. Les Caudovirales , incluant les trois familles de bactériophages caudés, et Algavirales (Nucleocytoviricota) , incluant des virus à ADN double brin (ADNdb) infectant des microalgues, dominent les séquences connues. Alors que la recherche sur les virus dans l’océan s’est surtout concentrée sur les virus à ADN (et plus particulièrement des virus à ADNdb), en partie parce qu’on les pensait dominants, les virus à ARN marins sont récemment apparus comme d’autres membres importants des communautés virales. Comme les virus à ADN, les virus à ARN sont cosmopolites, dynamiques, et des prédictions 3 d’abondances suggèrent qu’ils représentent la moitié de la virosphère marine [ 12 ]. Il est probable que ces virus infectent majoritairement les protistes marins, c’est-à-dire les organismes eucaryotes unicellulaires, tels que les microalgues ou les champignons, mais qui comprennent aussi une grande diversité d’autres lignées [ 13 ]. L’ampleur de la diversité de ces petits virus a été révélée lors de l’expédition Tara Océans 2 avec près de 5 500 nouveaux génomes décrits [ 14 ].

Un éventail métabolique unique pour exploiter les hôtes marins

Les virus ont tous la capacité d’acquérir des gènes du monde cellulaire et de les transmettre à une autre cellule par des événements de transduction. Ces transferts d’information génétique entre lignées non apparentées sont un puissant moteur d’innovation dans l’évolution microbienne. Dans l’océan, on estime que 10 24 gènes seraient ainsi véhiculés chaque année par des virus [ 15 ]. Les gènes d’origine cellulaire qui parviennent à se maintenir dans le monde viral codent souvent des protéines impliquées dans des métabolismes importants et limitants pour le cycle d’infection virale. Ils sont en effet exprimés au cours de l’infection pour augmenter ou compléter ceux supportés par l’hôte et optimiser le processus de réplication virale. Si la capacité des virus à acquérir des gènes à partir des hôtes qu’ils infectent est universelle, la panoplie de gènes retrouvée chez les virus marins est bien différente de celle de leurs congénères continentaux. Par exemple, chez les virus qui infectent les cyanobactéries, des bactéries photosynthétiques ultra-dominantes dans l’océan, une grande diversité de gènes impliqués dans le métabolisme du carbone, dans la synthèse et le métabolisme des acides nucléiques, ou dans la tolérance au stress, sont détectés [ 16 ]. Plus emblématique, une quinzaine de gènes impliqués dans différentes étapes de la photosynthèse cyanobactérienne (telles que la capture de la lumière, la synthèse de pigments, le transport des électrons photosynthétiques, ou le métabolisme du carbone) a été identifiée [ 17 ]. Un de ces gènes ( psbA ), retrouvé dans 80 % des génomes complets de cyanophage, code une protéine extrêmement labile, la protéine D1, qui constitue le cœur d’un des centres réactionnels de la photosynthèse : le photosystème II. Ce complexe protéique pigmenté permet de collecter l’énergie lumineuse et d’initier sa transformation, via une chaîne d’accepteurs d’électrons, en énergie sous la forme d’ATP et de NADPH (forme réduite du nicotinamide adénine dinucléotide phosphate). Durant le cycle d’infection, l’expression des protéines D1 virales permettrait de compenser la dégradation de cette protéine chez l’hôte, et donc de maintenir le fonctionnement et la stabilité du photosystème II.

Cette innovation génétique est encore plus stupéfiante chez les virus de protistes marins appartenant au phylum des Nucleocytoviricota . Ceux-ci comprennent une grande diversité de virus, qui infectent différents taxons au sein des haptophytes 4, , des amibozoaires 5, , des straménopiles 6, et des archaeplastides 7 ( Figure 3 ). Parmi les Nucleocytoviricota , les Mimiviridae constituent une famille remarquable en raison de la grande taille de leur capside et de leur génome, comparables à celles des petites bactéries. Il a d’ailleurs été proposé que ce groupe viral soit autant diversifié, voire plus, que les bactéries et les archées réunies [ 18 ]. Les Nucleocytoviricota dont les génomes ont été séquencés, montrent un incroyable éventail de potentiel métabolique avec la capacité de compléter, d’augmenter, ou d’apporter de nouvelles fonctions à l’hôte infecté. Il peut s’agir de gènes codant des protéines contribuant à l’acquisition de nutriments, tels que des transporteurs d’azote [ 19 ] et de phosphate [ 20 ], ainsi que des gènes dont les produits participent à la fermentation ou complémentent le métabolisme des glucides [ 21 ]. Une différence mal comprise entre les virus de cyanobactéries et les virus de protistes photosynthétiques marins, est l’absence de gènes impliqués dans la photosynthèse chez ces derniers. Cependant, les gènes des virus de protistes codent d’autres protéines qui utilisent la lumière du soleil, comme les rhodopsines [ 22 , 23 ]. La présence de ces rhodopsines microbiennes est indépendante du fait que l’hôte code ou non de telles protéines. Elles peuvent donc apporter une nouvelle fonction métabolique à l’hôte [ 23 ]. Chez certains génomes viraux, s’ajoutent également les protéines nécessaires à la biosynthèse du rétinal, le pigment dont les rhodopsines ont besoin pour fonctionner [ 23 ]. Ceci est remarquable, car les probables organismes hôtes ne semblent pas capables de synthétiser le bêta-carotène, précurseur du rétinal, et les virus doivent donc disposer de plusieurs gènes codant la machinerie pour le faire ; ces gènes seraient ensuite également exprimés par l’hôte infecté.

Enfin, les virus influencent l’évolution de l’hôte en s’intégrant dans les génomes, un phénomène qui a été décrit pour le génome humain également [ 24 ] et dans les génomes des plantes [ 25 ]. De même, la capacité des virus à s’intégrer dans les génomes de protistes ou de bactéries a été observée dans des couples hôte-virus en culture [ 26 , 27 ]. Les conséquences de cette intégration ne sont pas claires, mais le matériel viral semble refléter des vestiges d’anciennes infections et n’est pas exprimé à la même fréquence que les autres gènes. Cela suggère que ces anciens gènes résiduels sont peut-être devenus non fonctionnels et n’influencent pas beaucoup l’hôte, ou ne sont exprimés que dans certaines conditions. Néanmoins, ces observations compliquent les études visant à décrire la diversité virale existante par le séquençage métagénomique et doivent être prises en compte lors de l’étude des génomes, notamment ceux des protistes.

Force de mortalité dans les océans

Alors que la biomasse totale des océans équivaut à entre 1 et 2 % de celle des systèmes terrestres (environ 6 versus environ 470 milliards de tonnes de carbone), leur productivité est à peu près égale [ 28 ]. Cette observation surprenante s’explique par le fait que la biomasse océanique est principalement microbienne et qu’elle présente donc un renouvellement très rapide. Ces taux de renouvellement élevés de la biomasse microbienne dans les écosystèmes marins proviennent d’un fort « prélèvement » imposé par la prédation des maillons trophiques supérieurs (ou broutage) et par les infections virales (par des virus lytiques), ce qui entraîne des temps de renouvellement des microbes de l’ordre de quelques heures ou quelques jours. Mesurer de façon précise la mortalité (ou lyse) induite par les virus est toutefois un vrai défi et, à ce jour, une dizaine d’approches ont été développées. Bien que toutes différentes et imparfaites, elles indiquent néanmoins que les virus marins sont des agents de mortalité importants pour les communautés microbiennes, égalant la mortalité induite par le broutage [ 1 ]. On estime en effet que près d’un tiers des microbes serait infecté à chaque instant dans l’océan.

Les virus détruisent généralement entre 10 à 30 % de la production bactérienne journalière dans l’eau. L’infection des communautés bactériennes par les virus est un processus extrêmement dynamique. Elle varie au cours des saisons, le long du continuum côte-large, de la surface aux profondeurs océaniques, ou encore selon les populations bactériennes qui coexistent dans un même échantillon [ 1 ]. En surface, on estime, par exemple, que les virus éliminent chaque jour 20 à 40 % de la production bactérienne [ 1 ], avec des pics d’infection au cours de la journée possiblement synchronisés au cycle cellulaire des populations infectées [ 29 ]. Mais ce sont dans les profondeurs océaniques que l’impact des virus est le plus marqué puisqu’ils détruisent, en moyenne, 80 % de la production bactérienne [ 30 ]. Les virus marins sont également impliqués dans le déclin des efflorescences algales (ou blooms en anglais) qui se développent, souvent de façon spectaculaire, le long de nos côtes ou au large. Durant les blooms d’espèces phytoplanctoniques, telles que Emiliania huxleyi , Phaeocystis globosa ou Heterosigma akashiwo , des taux de mortalité par lyse virale considérables sont enregistrés (jusqu’à 100 % des cellules observées étant infectées) dès lors que la concentration des microalgues augmente dans l’environnement [ 31 ].

La régulation des blooms algaux par les virus illustre parfaitement la théorie de « killing the winner » 8 énoncée en 1997 [ 32 ], et devenue, depuis, un concept fondamental dans les études d’écologie microbienne. Ce modèle propose que les virus attaquent préférentiellement les espèces abondantes, considérées comme les plus compétitives pour acquérir les ressources nutritives. En effet, les virus ne sont pas mobiles, leur probabilité de rencontre avec un hôte est donc d’autant plus grande que la population hôte est abondante, comme lors des blooms . Le contrôle, voire l’élimination, du winner permet l’utilisation des ressources et le développement d’espèces moins compétitives. Par la suite, un virus, capable d’infecter l’espèce nouvellement dominante, se développera et le cycle continuera. Les virus, par la mortalité qu’ils imposent, agissent donc comme un moteur de la diversité des communautés microbiennes. Il existe toutefois un certain nombre de contre-exemples à la théorie « killing the winner ». Par exemple, les populations de cyanobactéries marines, dominantes dans les eaux de surface, sont faiblement infectées [ 33 ]. Les raisons expliquant ces observations ne sont, à ce jour, pas élucidées et conduisent à revisiter les hypothèses de travail actuelles afin de mieux décrire les dynamiques plancton-virus et prédire leur évolution dans l’océan actuel et futur.

À l’échelle mondiale, l’importance de l’infection virale semble varier selon un gradient latitudinal, avec de plus fortes valeurs aux basses latitudes (subtropicales) comparées aux hautes latitudes (polaires) [ 34 ]. Les raisons expliquant ces variations restent mal comprises. Dans l’océan, l’infection virale est régulée par un grand nombre de facteurs, dont des facteurs abiotiques (concentration en nutriments, température, salinité, intensité lumineuse, radiation solaire), qui agissent sur l’état physiologique des hôtes et/ou sur l’infectiosité des virus, et des facteurs biotiques (capacité à développer des résistances, abondance des hôtes, ou broutage des cellules infectées) [ 35 ]. La variabilité environnementale influence également les stratégies de réplication virale, avec une plus forte proportion de virus tempérés (se répliquant par lysogénie 9, ) dans des environnements où l’abondance et l’activité bactérienne sont faibles, et, inversement, une majorité de virus virulents (se répliquant par cycle lytique) dans des eaux enrichies en nutriments et plus chaudes, et où la productivité est plus importante [ 35 ].

Agent de redistribution de la matière et effet sur le climat

Dans l’océan, les micro-organismes qui réalisent la photosynthèse oxygénique 10 (appelés producteurs primaires) utilisent la lumière, les nutriments, et le dioxyde de carbone pour produire de la biomasse vivante et du dioxygène, qui sera restitué à l’atmosphère ( Figure 4 ) ; la vitesse à laquelle la biomasse est produite grâce à la photosynthèse est appelée production primaire . Le carbone fixé par le phytoplancton est ensuite consommé par le zooplancton et, enfin, les particules générées le long de ce réseau alimentaire (les pelotes fécales du zooplancton, les cellules mortes, les détritus) subissent une série de transformations : elles peuvent être recyclées par les bactéries hétérotrophes, ou exportées vers le fond océanique. On estime que, chaque année, près de 10 milliards de tonnes de carbone sont ainsi exportées à partir de la couche de surface. Une petite partie des particules (environ 2 %) atteint les plus grandes profondeurs et peut être séquestrée dans les sédiments pendant des millénaires. L’ensemble des processus qui participent à l’export de carbone de la surface vers les fonds océaniques se nomme pompe à carbone biologique . Cette pompe permet l’absorption et le stockage d’une part significative du CO 2 émis dans l’atmosphère et donc ralentit le réchauffement climatique lié à l’accumulation de ce gaz. Disséquer la mécanique de cette pompe à carbone biologique, et en particulier le rôle de chaque composante microbienne et les flux de carbone qu’elles transitent, est un enjeu majeur si l’on veut comprendre le fonctionnement de notre climat et prédire son évolution.

L’infection virale modifie de façon incontestable le destin des micro-organismes qui forment le socle de la pompe à carbone biologique, mais l’impact net des virus sur ce processus est loin d’être élucidé. Deux hypothèses s’opposent. Celle qui a prévalu jusqu’à récemment, est que l’infection virale ralentit la pompe à carbone biologique ( Figure 4 ). L’infection des micro-organismes, tels que les bactéries et le phytoplancton, conduit à leur mort par lyse cellulaire et donc à la libération de leur contenu cytoplasmique dans le milieu ambiant. En détruisant ces cellules, les virus dérobent la biomasse destinée aux prédateurs des maillons trophiques supérieurs et la transforment en matière organique dissoute, utilisable par le compartiment bactérien [ 36 , 37 ]. Cette redistribution de la matière organique (encore appelée viral shunt ) résulterait en une diminution de la production des échelons trophiques supérieurs, et donc des particules générées le long du réseau alimentaire, au profit du réseau microbien. On estime que le viral shunt s’élèverait à 150 milliards de tonnes de carbone par an [ 38 ]. Inversement, il s’agit alors de l’hypothèse du viral shuttle , les virus pourraient accélérer la pompe à carbone biologique en induisant, par exemple, la libération au cours de la lyse, de micronutriments, tels que le fer, dont les faibles concentrations limitent la production primaire dans près de la moitié des océans [ 39 ]. L’infection et la lyse des microbes infectés pourraient également induire la formation de différents types de particules susceptibles de sédimenter, telles que des agrégats constitués des produits de la lyse virale [ 40 ], des spores de dormance [ 41 ], ou encore des cellules infectées qui perdent leur motilité [ 42 ] ( Figure 4 ). Ces observations en laboratoire sont confortées par des modèles environnementaux qui indiquent que la présence de certains gènes bactériens et viraux prédit la variabilité de l’export de carbone vers les profondeurs océaniques [ 43 ].

Shunt ou Shuttle ? Il est en fait probable que la contribution relative de ces deux processus varie selon les populations infectées et les conditions environnementales, ce qui renforce la nécessité de quantifier l’infection virale in situ , de mieux comprendre le devenir des cellules infectées et d’évaluer comment la variabilité environnementale (naturelle et anthropique) régule ces processus.

Un autre potentiel effet des virus sur le climat est celui, plus insolite, de l’impact des infections virales sur la production d’aérosols qui jouent un rôle dans la formation des nuages, les précipitations et l’effet d’albédo 11 de la planète. En effet, les très nombreux aérosols marins sont majoritairement composés de minuscules éléments invisibles qui contribuent activement aux précipitations d’eau de pluie, en favorisant la formation de noyaux d’eau glacée dans les nuages. Des expérimentations en laboratoire ont montré que les coccolithes (les plaques de carbonate de calcium entourant les cellules) aérosolisés émis par E. huxleyi lors d’une infection virale, peuvent constituer une part importante des aérosols marins, d’un ordre de grandeur plus important que dans une population d’ E. huxleyi non infectée [ 44 ]. La lyse virale conduit également à la production de diméthylsulfoniopropionate (DMSP), un osmolyte 12 d’origine algale précurseur d’un gaz actif sur le climat, le diméthylsulfure (DMS). Au contact de l’air, le DMS peut être converti en particules d’aérosol de sulfate, servant de noyaux de condensation pour la vapeur d’eau initiant la formation des nuages. Encore une fois, la lyse virale pourrait jouer un rôle, qu’il reste encore à élucider, sur l’augmentation ou la diminution de la libération de DMS, avec des effets directs sur le climat de la planète [ 45 ]. En fin de compte, les effets des interactions virales sur les processus de rétroaction à l’interface océan-atmosphère restent un terrain d’étude quasi-inexploré qui conduira sûrement à de surprenantes découvertes.

Conclusion

Après trois décennies d’exploration, il ne fait plus aucun doute que l’océan renferme une quantité et une diversité étonnantes de virus. Cette virosphère marine contribue de manière déterminante à l’écologie et à l’évolution des microbes marins, au maintien de la diversité, ainsi qu’aux cycles des nutriments, de la matière et de l’énergie dans l’océan. De nombreuses questions fondamentales restent toutefois sans réponse. Leur diversité est particulièrement mal caractérisée, avec 90 % des séquences environnementales sans information taxonomique et fonctionnelle. Quels sont les virus retrouvés dans cette « matière noire » ? Quels sont leurs hôtes ? Comment les infectent-ils ? L’océan est par ailleurs vaste, difficile d’accès et de nombreux environnements restent sous-échantillonnés, comme les régions tropicales, les abysses, les sédiments, les sources hydrothermales, ou les microbiotes associés. Une grande diversité de virus reste encore à découvrir. Enfin, si la contribution des virus marins à l’équilibre du climat est aujourd’hui sans équivoque, leur réponse aux conséquences du changement climatique (acidification des océans, élévation de la température, désoxygénation, stratification des eaux de surface, érosion de la diversité, phénomènes extrêmes, etc.) n’est que peu étudiée et controversée. En retour, l’impact potentiel des virus sur la formation des nuages, via la formation d’aérosols d’origine biologique, reste aujourd’hui très anecdotique. Compte tenu de leur importance écologique, il est indispensable de continuer à caractériser ce compartiment encore trop mal connu.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Remerciements

Nous remercions nos réseaux de collaborateurs français et étrangers pour les discussions sur le monde fascinant des virus marins ainsi que les deux relecteurs pour leurs commentaires sur la version originale de ce manuscrit. Nos remerciements vont également à l’ANR pour son soutien financier (ANR-20-CE02-0025-01 PHENOMAP, ANR-15-CE01-0009-01 CALYPSO).

 
Footnotes
1 Volume d’eau compris entre le fond et la surface de l’eau.
3 Nous manquons actuellement d’outils pour les compter.
4 Algues unicellulaires faisant partie des Haptophyta, une lignée d’algues (à laquelle appartiennent par exemple les coccolithophores) caractérisée par un appendice particulier, l’haptonème.
5 Ces protistes constituent le grand groupe des Amoebozoa, la majorité se déplaçant par vagues cytoplasmiques internes.
6 Une lignée d’organismes eucaryotes très diversifiées (à laquelle appartiennent par exemple les diatomées et les algues brunes) caractérisés par l’existence, au cours de leur cycle, d’une cellule biflagellée avec deux flagelles morphologiquement différents.
7 Membres du super-groupe eucaryote des Archaeplastida qui regroupent les taxons définis par la présence de plastes dits primaires, directement dérivés de l’événement d’endosymbiose primaire (à laquelle appartiennent par exemple les plantes terrestres et les algues vertes, ou bien encore les algues rouges).
8 Tuer le gagnant.
9 La lysogénie désigne l’état caractérisé par le fait que l’ADN viral est incorporé à la cellule hôte sans qu’il y ait lyse de la cellule.
10 Qui entraîne la libération d’oxygène et la fixation de dioxyde de carbone.
11 Lorsque le rayonnement solaire arrive sur le sol de notre planète, il est en partie réfléchi. Cette réflexion, qui dépend de la couleur et de la matière de la surface concernée, est nommée « albédo ».
12 Métabolite qui, en s’accumulant dans une cellule, élève la pression osmotique de celle-ci.
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