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Med Sci (Paris). 38(10): 832–837.
doi: 10.1051/medsci/2022125.

Traitement de substitution des usagers dépendants des opiacés
L’expérience du Centre de prise en charge intégré des addictions de Dakar

Sader Gaye,1,2,3,4,5* Isabelle Malissin,1,3 Macoura Gadji,4,5 Mamadou Habib Thiam,4,5 and Bruno Mégarbane1,3**

1Réanimation médicale et toxicologique, Hôpital Lariboisière , 2 rue Ambroise Paré , 75010 , Paris , France
2Laboratoire de toxicologie, Hôpital Lariboisière , 2 rue Ambroise Paré , 75010 , Paris , France
3UMRS-1144 Mécanismes de toxicité et optimisation thérapeutique des psychotropes, Faculté de pharmacie, université Paris Cité , 6 avenue de l’observatoire , 75006 , Paris , France
4Service d’hématologie biologique et d’oncologie-hématologie (HBOH), Faculté de médecine de pharmacie et d’odontologie, Université Cheikh Anta Diop de Dakar , BP 5005Dakar-Fann , Sénégal
5Centre de prise en charge intégré des addictions de Dakar (CEPIAD) , avenue Nelson Mandela , BP 3006 , Dakar , Sénégal
Corresponding author.
 

Vignette (Photo © Inserm - Koulikoff, Frédérique/Pinci, Alexandra).

Les usagers de drogue vivent généralement à la marge de la société, avec des incarcérations répétitives liées à la vente ou à l’usage de drogues. Ils sont stigmatisés et souffrent d’un manque de considération, pouvant aller jusqu’à l’atteinte de leur dignité humaine [ 1 ]. Depuis une cinquantaine d’années, le Sénégal a mis en place une politique nationale de lutte contre l’usage des drogues, en promulguant plusieurs lois punitives, dont celles du 3 juin 1973 (articles de loi n° 73-33), du 9 juillet 1975 (articles de loi n° 75-81), du 26 décembre 1977 (articles de loi n° 77-109) et du 24 février 1987 (articles de loi n° 87-12).

L’article 3 de la loi n° 87-12 du 24 février 1987 punit ainsi d’un emprisonnement de 2 à 10 ans et d’une amende de 1 000 000 à 10 000 000 francs CFA (soit de 1 500 à plus de 15 000 euros) toute personne reconnue responsable de trafic de drogues. L’article 7 de cette même loi punit, quant à lui, le délit d’usage, en prévoyant un emprisonnement d’un mois à un an et une amende de 20 000 à 100 000 francs CFA (environ 150 euros), toute personne qui demande, sollicite ou fait un usage illicite de produits stupéfiants. À ces sanctions, s’ajoute l’interdiction des droits civiques, civils et de famille dans les conditions prévues par l’article 34 du code pénal [ 2 ]. L’évolution du code pénal a renforcé cette politique de répression, avec la loi 2007-31 du 27 décembre 2007 qui permet de sanctionner le trafic de drogues avec des peines criminelles. La loi 2014-10 du 28 février 2014 autorise, quant à elle, les agents des douanes à utiliser des techniques spéciales d’enquêtes, telles que la surveillance des livraisons, l’infiltration et l’incitation à la vente, afin d’identifier les trafiquants et ainsi de les arrêter [ 3 ]. Malgré cet arsenal juridique répressif des trafics, qui s’avère dissuasif pour toute tentation d’user de drogues stupéfiantes, le nombre de patients qui souffrent de troubles de l’usages des opioïdes et de conduites addictives, qui les conduisent à une dépendance, ne fait qu’augmenter, ce qui pose des problèmes importants de santé publique. Aussi, en raison de sa précarité, cette population nécessite de bénéficier d’un plein droit d’intégration dans le système de soins.

Au Sénégal, les personnes présentant des troubles de l’usage des opioïdes et d’addiction sont prises en charge par le Centre de prise en charge intégré des addictions de Dakar (CEPIAD) ( Figure 1 ) , situé dans le Centre hospitalier universitaire de l’hôpital de Fann [ 4 ]. Selon les dispositions de l’article D.3411-1 du Code de la santé publique, le CEPIAD peut être comparé aux Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (les CSAPA) et aux Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques chez les usagers de drogues (les CAARUD) français [ 5 ] : conformément à cet article, il assure en effet la prise en charge des usagers de drogues (alcool et drogues illicites) et la réduction des risques liées aux addictions. Les principales missions de ces centres sont l’accueil, l’information, l’évaluation et les prises en charge médicale, psychologique et sociale du patient, son orientation, et la mise en œuvre de mesures de réduction des risques qu’il encourt [ 5 ]. L’accompagnement des usagers de drogues qui est mis en place répond ainsi aux besoins de première nécessité des patients (nourriture, hygiène), de formations, de recherche de travail et d’appui juridique lorsque cela s’avère nécessaire. Dans un espace de convivialité, des activités sociales, récréatives et artistiques permettent également de créer des liens sociaux. Le CEPIAD tente en effet de déterminer les besoins psycho-sociaux des patients, et de construire un accompagnement psycho-social personnalisé tenant compte de la personnalité de chacun d’entre eux. L’accès aux soins nécessite le consentement du patient, qu’il soit accompagné ou non d’un parent.

Ces soins reposent par ailleurs sur la présence de l’équipe soignante sur le terrain, dans les lieux de consommation. Du matériel de prévention des contaminations dues aux injections par voie intraveineuse de drogues et aux rapports sexuels (seringues et préservatifs par exemple), sont ainsi distribués sur le terrain, dans le cadre du programme d’échange de seringues fondé sur le guide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui fixe des objectifs à destination des pays pour l’accès universel aux services de prévention, de traitement et de soins pour les usagers de drogues injectables [ 6 ]. Pourtant, malgré cette organisation, certains usagers d’opioïdes requièrent une prise en charge supplémentaire. Celle-là est pharmacologique, à l’aide de traitements de substitution des opiacés (TSO), et repose sur un suivi addictologique pour permettre un sevrage des consommations, seul espoir pour envisager une intégration sociale [ 7 ]. La littérature scientifique, ainsi que l’expérience acquise au CEPIAD (des témoignages auprès de ses professionnels et de ses patients), permettent d’initier une réflexion d’éthique pour proposer des pistes d’amélioration dans la prise en charge de ces patients, tant à l’échelle individuelle que collective.

Place des traitements de substitution des opiacés au CEPIAD

Le programme de TSO est centré sur la prescription de méthadone. Les conditions d’accès à ce dispositif sont fondées principalement sur le niveau de dépendance des patients aux opiacés (dont l’héroïne), leur proximité de résidence avec le centre, et l’absence de contre-indications [ 4 ]. Les doses quotidiennes de méthadone prescrites varient (entre 10 à 170 mg/jour) selon les patients en tenant compte de leur poids, de leur taille et de l’importance de leur dépendance aux produits, avec un indicateur précieux, le « craving » à l’héroïne (le besoin egodystonique 1 de consommer alors que le patient ne le souhaite pas) [ 8 ]. Dans la mesure où le « craving » est un marqueur pronostique de l’addiction, donc de la rechute, son repérage, puis son suivi et sa gestion représentent le cœur de la thérapie [ 9 - 11 ]. En addictologie, les médicaments dits anticraving , ou addictolytiques [ 12 ], s’appliquent aussi aux traitements de substitution des opiacés, comme la méthadone [ 13 ].

La formulation des objectifs du TSO s’est enrichie, dix ans après son introduction en France, en privilégiant l’abandon du comportement addictif, le recouvrement d’une meilleure qualité de vie, et la réponse aux attentes de la société, comme la réduction de la délinquance ou l’amélioration des indicateurs de santé [ 14 ]. Ces objectifs rejoignent les préconisations de la Conférence de consensus sur l’usage des médicaments opioïdes, qui a eu lieu à Lyon en 2004, qui incluent une réponse aux souffrances physique et morale, une diminution, ou si possible un arrêt, de la consommation des opiacés illicites, une prise en charge psychiatrique et de l’addiction, et un suivi des maladies infectieuses associées. Ces objectifs intègrent également la gestion de situations particulières (grossesse, précarité, détention, situations irrégulières et présence en centre de rétention) et l’accès à une réinsertion sociale définitive [ 15 ]. Ils coïncident donc avec ceux du Sénégal, dont la stratégie a été définie dans les Actes du colloque de Ouida, tenu au Bénin, en mars 2018 et 2019, « Régulations, Marchés, Santé : interroger les enjeux actuels du médicament en Afrique », faisant ainsi connaître l’objectif principal du CEPIAD, qui est d’offrir une prise en charge globale des usagers de drogues par la réduction des risques, le dépistage et le traitement des maladies, et la mise ne place d’activités d’intégration ou de convivialité [ 16 ].

Au CEPIAD, les patients qui sont intégrés posent de nombreuses questions concernant le TSO. Les principales questions concernent la durée du traitement, s’il s’agit d’un traitement à vie, et s’il est possible de l’arrêter. Les réponses obtenues auprès des soignants restent cependant souvent évasives pour certains puisque le traitement de substitution peut durer aussi longtemps que nécessaire, voire indéfiniment [ 17 ]. Aussi, des menaces répétitives d’abandon du TSO sont souvent formulées et la perte de vue de patients est considérable. Certains patients préfèrent d’ailleurs alerter les demandeurs de soins qui ne participent pas encore au suivi par le CEPIAD sur la probabilité d’une longue durée du TSO. Des appréciations négatives des effets de la méthadone sur la santé circulent également entre les patients : certains déplorent des effets indésirables, tels que constipation et insomnie en début de traitement ; d’autres se plaignent d’une baisse de la libido. Et les réponses des soignants à ces questions restent là encore peu convaincantes pour la plupart des patients.

Le CEPIAD intègre également un espace dédié au suivi médical des patients. Celui-ci est un outil fondamental pour la lutte contre le risque de contaminations virales chez les usagers de drogues injectables [ 18 ]. Beaucoup de patients sont en effet infectés par le VIH (virus de l’immunodéficience humaine) ou atteints d’hépatite B ou C. Les demandes de rendez-vous dans l’espace médical du Centre pour le suivi de ces infections sont donc quotidiennes. Cependant, bon nombre de patients rencontrent des difficultés de prise en charge de leur maladie, en raison du nombre insuffisant de médecins et du manque de financement des médicaments, qui sont coûteux, ou des analyses médicales prescrites.

Le service social du CEPIAD a mis en place un système d’accompagnement pour permettre aux patients incarcérés dans les maisons d’arrêt de bénéficier du TSO, leur évitant le manque de drogue. La majorité des patients sont satisfaits de ces interventions en milieu pénitentiaire, qui s’accompagnent, en parallèle, d’une assistance sociale et juridique [ 17 ]. Pourtant, après leur sortie de détention, la majorité des patients qui étaient suivis en milieu carcéral ne reviennent jamais au CEPIAD et abandonnent le projet.

Mésusage des traitements de substitution des opiacés

Le mésusage ou le détournement des TSO, bien décrit en France (comme l’injection de buprénorphine 2 , la revente au marché noir ou la consommation parallèle d’autres drogues), et les variations du niveau d’exigences vis-à-vis des patients, posent la question du cadre dans lequel les TSO devraient être prescrits et délivrés [ 19 ]. Ce mésusage des TSO est également observé chez les patients du CEPIAD. Le plus fréquent est la revente ou le partage (gratuit) d’une partie des doses de méthadone prescrite au patient avec des amis qui, eux, ne sont pas inclus dans le programme. Il peut s’agir d’une aide pour un pair qui n’a pas reçu sa dose quotidienne, soit parce qu’il était absent lors de la distribution, soit parce qu’il s’est présenté après la fermeture de la pharmacie distributrice. De nombreux patients estiment ainsi que les horaires de dispensation créent des difficultés, malgré une distribution hebdomadaire [ 17 ]. Certains bénéficiaires de ces partages sont des patients du CEPIAD qui n’y ont plus accès en raison de sanctions disciplinaires, d’autres sont des patients qui jugent insuffisante la dose qui leur est prescrite par le médecin traitant, d’autres enfin utilisent leurs doses comme source de profit.

Ces difficultés peuvent orienter certains patients vers l’utilisation d’autres drogues pour compenser le manque. Pour pallier l’état de manque de ces patients, le traitement par méthadone qui leur est prescrit est contrôlé par des séances régulières de dépistage urinaire. Ce dépistage montre souvent l’existence de poly-consommations de drogues (alcool, opiacés, cannabis, cocaïne et/ou amphétamines). Actuellement, la prise en charge de ce poly-usage de drogues est essentiellement fondée sur une sensibilisation individuelle, un suivi social ou psychologique, et sur l’adaptation posologique des doses quotidiennes de méthadone, qui pourraient en effet s’avérer insuffisantes pour réprimer l’usage d’autres substances.

Un problème rencontré par les soignants concerne le sevrage après traitement par la méthadone. Certains patients, traités depuis quatre à cinq ans, réclament une diminution progressive de leur dose en vue de sortir du programme. Les soignants restent prudents sur cette question car le service ne dispose pas de salle d’hospitalisation en cas d’urgence lié à un sevrage sévère [ 17 ]. Les personnels de santé considèrent ainsi que les moyens du Centre sont limités et que la charge de travail est lourde. À l’hôpital, les soignants sont par ailleurs sans cesse confrontés à des plaintes des autres patients ou des soignants, et doivent constamment défendre le bien-fondé du programme : les patients du CEPIAD sont en effet mal perçus, étant responsables de perturbations, de bagarres, et consommant du cannabis aux alentours [ 17 ].

En France, le Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), « Le Fil d’Ariane », a entrepris de personnaliser, autant que possible, la prise en charge des patients toxicomanes, tout en préservant la qualité des soins [ 20 ]. Il s’agissait d’éviter que le centre ne devienne qu’un simple lieu de distribution de méthadone, sans qu’il n’y ait de questionnement quant aux modalités de cette distribution. Confrontés aux problèmes de mésusage des TSO qu’ils prescrivent, les médecins se questionnent en effet souvent sur le comportement qu’ils doivent adopter : opter pour une rigueur accrue, ou remettre en cause cette rigueur au profit d’une plus grande souplesse.

Évaluation de la prise en charge

L’évaluation de la prise en charge des patients au CEPIAD repose sur différentes disciplines : l’épidémiologie, les sciences humaines et les sciences économiques [ 21 ]. Selon André-Pierre Contandriopoulos et al. « l’évaluation consiste à porter un jugement de valeur sur une intervention en mettant en œuvre un dispositif permettant de fournir des informations scientifiquement valides et socialement légitimes sur une intervention ou sur n’importe laquelle de ses composantes de façon à ce que les différents acteurs concernés puissent, en fonction de leur jugement, prendre position sur l’intervention et construire un jugement qui puisse se traduire en actions » [ 22 ].

En France, les activités et la qualité des prestations des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS), dont celles liées à l’addictologie, sont évaluées tous les cinq ans [ 23 ]. L’évaluation peut concerner l’usager (mesure de satisfaction), le professionnel de santé (auto-évaluation), ou un tiers extérieur au centre (un pair, un prestataire ou un organisme) [ 4 ]. La satisfaction des patients consiste dans le jugement qu’ils portent sur la qualité de leur prise en charge. La satisfaction des patients est reconnue comme essentielle et est obligatoire dans l’appréciation de la qualité de la prise en charge [ 24 ]. Cette mesure de satisfaction fait donc du patient un co-acteur de sa prise en charge, en lui donnant la parole sur son ressenti. Elle peut également servir aux établissements de santé afin de mettre en œuvre des actions d’amélioration, au plus près des attentes des patients [ 4 ].

En 2007, l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) française publiait un rapport sur la mesure de la satisfaction des usagers des établissements de santé [ 24 ]. Elle précisait que « la mesure de la satisfaction des usagers s’inscrit dans le contexte global de montée de la place de l’usager dans l’organisation du système de santé, la montée en puissance des associations d’usagers et la place croissante des démarches qualité, où le service rendu au client et donc son appréciation tient une place centrale ». En 2011, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) présentait un nouvel indicateur de mesure de la satisfaction des patients hospitalisés, confié à la Haute autorité de santé (HAS), l’I-SATIS (indicateur de la satisfaction des patients hospitalisés) [ 25 ]. Cette mesure a permis de recueillir l’appréciation des patients sur la qualité des composantes humaines, techniques et logistiques de leur prise en charge, selon l’établissement de santé. Dans le domaine spécifique des usagers de drogues, l’Association française pour la réduction des risques (AFR) propose un questionnaire destiné aux Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques chez les usagers de drogues [ 26 ].

Concernant le CEPIAD, une étude de santé publique a été conduite en 2015 avec pour objectif d’évaluer les six premiers mois d’activités du dispositif de prise en charge des consommateurs de drogues injectables [ 4 ]. L’enquête s’appuyait sur l’indicateur I-SATIS utilisé en France [ 25 ]. Selon les résultats de cette enquête, 180 consommateurs de drogues injectables, dont 10 femmes, ont eu accès au CEPIAD (soit un consommateur sur sept à Dakar). Ces consommateurs ont pu avoir connaissance de leurs statuts sérologiques concernant le VIH (75 % d’entre eux) et le VHC (virus de l’hépatite C, pour 66 %). Ils ont pu bénéficier d’un entretien social (pour 100 %) et poursuivre des activités de convivialité (pour 51 %). Les patients ayant répondu à l’enquête se disaient satisfaits des services du Centre (74 %). En une année, l’équipe mobile a pu approcher 512 consommateurs, soit plus d’un tiers des 1 324 consommateurs dakarois. Parmi les consommateurs approchés, les usagers de drogues par injection ont reçu en moyenne, au cours de l’année, 187 seringues chacun, une quantité proche des 200 seringues par an et par injecteur recommandée par l’OMS [ 4 ].

L’enquête a également révélé que, parmi les sujets qui préoccupaient plus particulièrement les patients, l’aide à la réinsertion professionnelle, le financement de projets, et la possibilité de travailler au CEPIAD sont apparus prédominants. Également, plus de la moitié des patients sous méthadone se sont déclarés non satisfaits par le livret d’accueil du Centre, et de l’évolution de leur situation professionnelle. Des questions ouvertes proposées lors de l’évaluation ont ainsi révélé des préoccupations diverses : la volonté d’intégrer le traitement pour les patients non encore inclus ; le besoin de plus d’informations sur la prise en charge ; la lenteur du processus d’inclusion ; le respect de l’inclusion des patients par ordre d’arrivée ; l’inquiétude sur les effets indésirables de la méthadone ; la volonté de diminuer la dose ; la prise de méthadone pendant le ramadan ; le traitement contraignant eu égard aux déplacements, à la ponctualité des rendez-vous et au retard du personnel. Des témoignages quant à la vie du Centre et à la réduction des risques ont également rapporté différentes réflexions : « [qu’] il y a trop de désordre et de bavardage, il y en qui sont là et qui ne veulent pas arrêter » et « [que] le fait de donner des seringues gratuitement n’est pas une bonne idée parce que ça ne nous aide pas à sortir de la drogue » [ 4 ].

Des enjeux éthiques

En France, la méthadone est utilisée comme traitement de substitution depuis 1969. Néanmoins, la durée pendant laquelle elle doit être maintenue et les modalités d’arrêt restent imprécises. Un consensus sur la décision qui peut permettre d’arrêter le traitement a été formulé. Il est fondé sur la motivation du patient et sa capacité à concevoir sa vie future sans substitution, ainsi que sur l’appréciation par le soignant de la stabilité de l’état du patient sur une durée suffisante. Une majorité de travaux prône des modalités d’arrêt fondées sur une approche pragmatique, utilisant une décroissance progressive, en ambulatoire, avec la possibilité d’un retour en arrière en cas de rechute, de symptômes de sevrage, ou de décompensation psychiatrique [ 27 ]. La question de l’arrêt d’un traitement par TSO reçoit en fait trois types de réponse.

La première réponse repose sur la vision théorique que les troubles de l’usage des opioïdes et d’addiction sont une « maladie acquise à vie ».

La deuxième réponse consiste en un « arrêt imposé », comme c’est le cas dans les pays ne disposant pas de systèmes de sécurité sociale développés, ou si les programmes de soins sont financés sur des bases administratives. Elle repose sur une sortie du traitement définie à date fixe, dès le premier jour d’entrée, pour permettre aux autres patients en attente d’en bénéficier.

La troisième réponse consiste à concevoir le traitement de substitution comme un traitement à durée prolongée, souvent de l’ordre de plusieurs années, mais pas nécessairement à vie. La durée est alors fixée selon une évaluation réalisée par le médecin et le patient.

Mais d’autres questions surviennent alors. Comment arrêter le traitement par méthadone ? Comment définir le succès de cet arrêt ? Existe-t-il des facteurs prédictifs de la réussite ou de l’échec de l’arrêt programmé ? Ces questions relativisent les déclarations de certains usagers de drogues suivis au CEPIAD [ 17 ]. Ceux-ci affirment en effet avoir la volonté et l’engagement d’arrêter le traitement, dans le but d’être sevrés complètement, même si les médecins traitants ne partagent pas leurs propos. Les raisons du désaccord sont variables, mais aucun des patients ne trouve des raisons claires et précises à un désaccord face aux prescriptions des soignants. Beaucoup pensent que le refus des médecins d’un arrêt progressif du TSO n’est rien d’autre que leur souhait de les maintenir dans le traitement pendant une longue durée.

Pour le psychiatre français Jean Dugarin, prescripteur de méthadone depuis 1969, il n’y a pas de règle univoque à appliquer pour garantir la réussite de l’arrêt de ce TSO [ 27 ]. Il n’existe pas non plus de règle univoque concernant le moment pour entamer la phase d’arrêt du TSO. Il est logique de ne proposer une baisse progressive de la dose et un sevrage de méthadone qu’aux patients ayant réussi à devenir stables. Cette stabilité se comprend en termes de consommation de produits illicites, mais également d’états somatique, psychologique, social et relationnel. Cependant, cette notion de stabilité dans les consommations ne suffit pas à elle seule à fixer le moment pour entamer une stratégie d’arrêt. Il est nécessaire, non seulement d’obtenir l’accord du patient, mais aussi de connaître sa motivation. Il est également important d’interroger le patient sur le statut qu’il donne au TSO. S’il le considère comme une drogue récréative légale, il est alors illusoire d’entamer un arrêt. S’il le considère comme un médicament palliatif et se voit comme un usager ayant un trouble de l’usage des opioïdes et des conduites addictives conduisant à une dépendance, même s’il est motivé pour l’arrêt, les chances de succès du sevrage seront faibles. En revanche, s’il considère le TSO comme un médicament curatif et donc que sa maladie est guérissable, la probabilité de succès du sevrage sera meilleure.

Les TSO engagent le médecin au-delà de son rôle social, et les pratiques de soins mobilisent des zones d’ombre de sa personnalité, comme son rapport à la douleur, au plaisir, à la loi, à la transgression et à son désir de thérapeute [ 20 ]. Voilà des propriétés bien inattendues d’un traitement, qui mettent à jour les codes moraux et éthiques du praticien. Quand celui-ci prescrit un TSO, s’imagine-t-il thaumaturge, bienfaiteur d’une humanité blessée et souffrante ? Doit-il rester à l’écoute ou ne rien entendre des demandes des patients ? Est-il prêt à s’engager dans la durée ? Sait-il que sa prescription l’engage autant que le patient ? De ce fait, le mésusage du TSO n’est plus le seul fait du patient. En effet, délivrer une ordonnance pour deux, voire pour trois semaines après une consultation, ne peut être considéré comme une bonne pratique, quel que soit le sens de la « bonne pratique », dans le cadre de la prescription d’un TSO qui peut faire l’objet d’un mésusage par un usager de drogue en cours de sevrage [ 20 ].

Quoi qu’il en soit, les questions éthiques qui se posent rejoignent celles de l’équité dans la mise à disposition des TSO, le respect du choix du patient, l’accès aux traitements des maladies virales associées, la stigmatisation sociale dans le monde du travail ou lors des décisions de justice, la confidentialité qui pourrait être mise à mal dans un travail pluridisciplinaire ou en réseau de soins, la difficulté de soins engagés sous injonction judiciaire, la protection des personnes dépendantes enrôlées dans des protocoles de recherche clinique qui pourrait ne pas être parfaitement respectée, et la question des priorités d’une politique de lutte contre les drogues [ 28 - 29 ].

Conclusions

Les TSO se généralisent progressivement dans le monde pour permettre aux usagers de drogue, souvent marginalisés, de réintégrer la société dans le respect de leurs droits et de leur dignité humaine. Ces traitements contribuent aussi à améliorer l’état de santé des usagers et de réduire la criminalité. Le CEPIAD a été créé pour réduire les risques ou dommages liés à l’usage de drogues en se fondant sur la thérapie et sur d’autres programmes développés en parallèle. Après évaluation, des axes d’amélioration se dessinent pour le futur, avec un renforcement de l’appui psycho-social, comme l’aide à la réinsertion professionnelle, le renforcement de la confidentialité publique du traitement, pour permettre à certaines populations plus vulnérables, comme les femmes, d’intégrer le programme du Centre. Des questionnements éthiques persistent sur le terrain. Il serait important d’adopter une attitude de non jugement et de faire du patient un acteur de sa thérapie, pour instaurer un climat de confiance et de respect mutuel. Avec une telle approche, le patient pourrait alors devenir plus réceptif aux recommandations médicales.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Remerciements

Nous remercions le Dr Laurence Labat et le Pr Pascal Houzé, qui nous ont encadrés au cours de la thèse, au Laboratoire de toxicologie à l’Hôpital Lariboisière, le Pr Idrissa Ba, coordonnateur du CEPIAD, et le Dr Ibrahima Ndiaye, également encadrants, membre du CEPIAD. Nous remercions également l’Équipe pédagogique d’éthique, déontologie et intégrité scientifique (EPEDIS) de l’UFR des sciences fondamentales et biomédicales de la Faculté des sciences de l’université Paris Cité pour l’accompagnement actif de la réalisation de cet article.

 
Footnotes
1 Conduite déplaisante et contraire aux valeurs de la personne.
2 Comme la méthadone (agoniste), la buprénorphine (agoniste partiel) est utilisée pour la désintoxication en cas de dépendance aux opioiïdes.
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