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Med Sci (Paris). 38(10): 827–831.
doi: 10.1051/medsci/2022124.

Dicter son compte-rendu pour maîtriser l’interaction
De l’usage de la reconnaissance vocale en consultation médicale

Nicolas El Haïk-Wagner1*

1Laboratoire formation et apprentissages professionnels (EA 7529), Conservatoire national des arts et métiers , 292 rue Saint-Martin , 75003Paris , France
Corresponding author.
 

Vignette (© DR).

Les solutions de reconnaissance vocale en milieu hospitalier, commercialisées depuis le début des années 1980, se sont largement diffusées dans les années 1990. Ces dispositifs reposent sur un système de dictée numérique et un modèle mathématique de reconnaissance des mots qui calcule les probabilités d’occurrence de différentes formes d’ondes et retranscrit ce que dit la voix sur la base d’une ontologie des formes d’ondes (base de données des formes d’ondes connues et de leurs sens, leurs significations) ( Figure 1 ) . Le déploiement de ces solutions a été motivé par la volonté d’une mise à disposition plus rapide des comptes-rendus médicaux dans les systèmes d’information, et par des considérations gestionnaires de réductions des coûts, la transcription étant jusque-là assurée par des services dédiés ou des secrétaires médicales à partir de cassettes audio enregistrées et transmises par les praticiens [ 1 ]. Cependant, les évaluations de ces dispositifs s’accordent à pointer un taux de reconnaissance automatique moindre que lorsque les transcriptions sont réalisées par des personnes, ainsi qu’un volume d’erreurs plus fréquent (moindres erreurs grammaticales et orthographiques mais plus nombreuses substitutions, omissions de mots, insertions inadéquates, etc.). Ces solutions demandent en outre un effort supplémentaire aux utilisateurs pour la dictée et pour la révision de l’enregistrement [ 2 ].

Ces études n’interrogent toutefois pas les effets de la généralisation de ces techniques sur les reconfigurations des pratiques professionnelles. Depuis les années 1980, la sociologie des usages (qui s’intéresse aux usages tant grand public que professionnels des technologies de l’information et de la communication) nous rappelle pourtant que, loin de ce que leurs concepteurs avaient imaginé, les processus d’apprentissage ne sont ni neutres ni passifs, mais qu’ils sont largement façonnés par des facteurs sociaux. Ainsi que le résume le sociologue Francis Jauréguiberry, «  les utilisateurs bricolent, bidouillent, s’approprient les technologies en fonction de leur culture, de leurs savoirs, de leurs besoins et, ce faisant, en viennent à inventer de nouveaux usages non prévus par les concepteurs » [ 3 ]. Suivant cette ligne, il s’agira dans cet article, non pas tant de s’attarder sur la courbe d’apprentissage des praticiens ou sur la perception de ces outils par les patients, que d’explorer comment, dans le cadre d’une utilisation désormais routinière, praticiens et patients reconfigurent, par petites touches, les modalités du dialogue dans le huis-clos d’une consultation, en l’occurrence chirurgicale.

La solution de dictée vocale, que se sont largement appropriée les praticiens, est perçue par ces derniers comme un nouvel exemple du tournant gestionnaire de l’hôpital. Elle apparaît comme la source d’une surcharge cognitive qui compromet l’établissement des contacts visuels entre praticiens et patients et l’adressage du geste professionnel en consultation. En dépit de ces ambivalences, nos observations ethnographiques, au cours d’une recherche de terrain au long cours dans un service de chirurgie hépatobiliaire, montrent combien le recours à la dictée vocale constitue une modalité tacite de maîtrise de l’interaction en consultation : dicter son compte-rendu devant le patient aide le praticien à gérer tant la temporalité et l’étendue de l’échange (face aux épanchements et aux débordements des patients), que la conduite du patient, en le responsabilisant en douceur. Ces usages sociaux et symboliques attestent de modalités du contrôle médical renouvelées par l’utilisation des solutions techniques.

L’étude

Notre analyse repose sur une étude de terrain réalisée dans trois blocs opératoires de Centres hospitalo-universitaires franciliens, dans le cadre de l’élaboration d’une thèse explorant les transformations de l’activité opératoire. Elle s’appuie plus particulièrement sur des observations ethnographiques réalisées entre octobre 2021 et mai 2022 dans les consultations pré- et post-opératoires de chirurgies hépatobiliaire et pancréatique de trois praticiens : un professeur des universités-praticien hospitalier (PU-PH) et deux praticiennes hospitalières (PH). Les maladies traitées ou l’acte chirurgical effectué (métastases hépatiques, cancer du côlon, transplantation hépatique, etc.) relèvent pour beaucoup de la cancérologie, et impliquent un suivi au long cours des patients (jusqu’à 15 à 20 ans après l’opération). Soixante-deux consultations, d’une durée comprise entre dix et quarante minutes, ont été observées. Le consentement oral du patient à la présence d’un chercheur non clinicien lors de la consultation a été recueilli en amont par les praticiens ; des bilans informels des consultations avec les praticiens ont parfois eu lieu entre deux consultations ou à leur issue. Les trois chirurgiens impliqués dans cette recherche ont par ailleurs été interrogés dans le cadre d’entretiens semi-directifs qui ont été retranscrits puis anonymisés. Des observations ont également été réalisées dans les bureaux des secrétaires médicales des praticiens concernés.

Dans l’hôpital qui a été choisi pour cette étude, qui dépend de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), une solution de dictée vocale a été mise en place en 2020 (deux ans avant notre arrivée sur le terrain). Sur les trois chirurgiens dont nous avons suivi les consultations, deux dictaient quasiment systématiquement leurs comptes-rendus au cours de la consultation. Une chirurgienne ne dictait ses conclusions que rarement en présence du patient (sauf pour les courtes consultations de suivi), préférant utiliser la dictée vocale dans l’interstice entre deux consultations, afin de pouvoir être plus disponible pour le patient lors de la consultation et afin, aussi, d’étayer son compte-rendu d’éléments (suspicions de récidives par exemple) qu’elle ne verbalise pas aussi explicitement devant le patient. Nos observations concerneront donc les consultations des deux chirurgiens qui utilisent la technique d’enregistrement en présence du patient de façon systématique.

Une technologie mal aimée : surcharge cognitive et absence à l’autre
Un surcroît de travail pour le praticien
Si la solution de reconnaissance vocale est pleinement entrée dans les mœurs du service, elle n’en reste pas moins peu appréciée par les chirurgiens. Elle est en effet vécue comme une solution apportant une charge de travail supplémentaire au praticien. Elle est également interprétée comme un signe discret, mais non moins insidieux, de la gouvernance gestionnaire de l’hôpital, et de ses desiderata de réduction des coûts.

Ainsi que l’exprime une chirurgienne, «  de manière très claire, la dictée vocale, là, c’est du travail de secrétariat vers les médecins. Y’a pas de doute, on a enlevé du travail aux secrétaires pour faire des économies en temps d’heures de travail des secrétaires et de nombre de secrétaires à l’Assistance-Publique, et on a déplacé ce travail vers les médecins » (mars 2022) 1 .

Ce désamour s’observe notamment lorsque le dispositif de reconnaissance vocale automatique ne fonctionne pas, conduisant le praticien à réutiliser l’ancienne solution (cassette audio qui sera retranscrite par la secrétaire médicale).

Au début de la première consultation de la journée, la chirurgienne n’arrive pas à se connecter sur le logiciel de la solution de reconnaissance vocale. « Ah non, non, c’est pas possible, moi, il me faut un dictaphone ! » s’exclame la praticienne. Une secrétaire de l’accueil part en chercher un et revient avec. « Oh là là, elle va péter un câble, mais c’est pas grave » dit-elle. La chirurgienne commence à dicter au dictaphone : « Bonjour, bonjour XXX [prénom de sa secrétaire] , alors c’est à l’ancienne aujourd’hui, mais j’ai peu de paroles, promis ! » ; « Oh là là, elle va péter un câble » répète la chirurgienne, puis elle indique au patient, en pointant la solution de reconnaissance vocale : « ça va, elles ont beaucoup gagné avec ça ! Alors que nous, on aime beaucoup mieux ça », pointant le dictaphone avec lequel elle continue à dicter (février 2022).

Alors que le chirurgien avait recours, auparavant, à un dictaphone et une cassette sur laquelle il dictait un compte-rendu qui était retranscrit ultérieurement par sa secrétaire, la solution informatique qui leur est proposée désormais s’avère plus onéreuse, tant en termes de temps (démarrage des applicatifs et bugs , impossibilité de dicter sans interruption, temps de reprise des erreurs ou des imprécisions) que de sollicitation cognitive (interruptions fréquentes, vérification de chacune des phrases, sollicitation visuelle de l’écran d’ordinateur, etc.).

Une chirurgienne explique ainsi : «  moi, quand je dictais à l’ancienne au dictaphone, ça me prenait même pas deux minutes de faire un compte-rendu dicté au dictaphone, tu vois ce que je veux dire ? Maintenant que je dois dicter [avec la solution de dictée vocale] , parfois il écrit mal ou il n’a pas compris ce que je dis, je dois revenir en arrière, donc ça me prend plus de temps, y’a pas de doute  » (mars 2022).

Alors que les sollicitations cognitives sont déjà nombreuses en consultation - écoute du patient, appels de collègues, via le téléphone portable ou le DETC ( digital enhanced cordless telecommunications , le téléphone sans fil de l’hôpital), allers et venues des secrétaires, multiples interfaces logicielles, etc. -, la solution de dictée vocale est perçue par certains comme une «  perte de temps  » ou «  un outil de plus qui nous bouffe  », les soupirs, ponctuant certaines reprises nécessaires, illustrant ce sentiment d’exaspération.

De moindres contacts visuels en consultation
La limitation des contacts visuels entre chirurgien et patient durant la durée de la consultation rend d’autant plus sensible la surcharge cognitive liée à la généralisation de l’usage de la dictée vocale. Après la lecture des examens d’imagerie, du bilan biologique et de précédents comptes-rendus, la dictée vocale constitue une phase supplémentaire de la consultation où l’interaction verbale (qui se poursuit parfois malgré tout) est intermédiée par un écran. De fait, au vu de la cadence soutenue des consultations, la dictée vocale du compte-rendu, adressée au logiciel sur l’écran d’ordinateur plus qu’aux personnes présentes, constitue paradoxalement souvent la phase de la consultation où le patient bénéficie de la synthèse la plus étendue et la plus pédagogique de son état de santé, de même que de l’indication thérapeutique ou des prochaines étapes de son suivi. Alors que les explications du chirurgien peuvent être brèves et saccadées (au fur et à mesure de la lecture des différents bilans ou des questions du patient), c’est à la fin de la consultation, indirectement, que le patient appréhende généralement de manière globale l’état de sa situation, en écoutant la dictée vocale.

Anne Jorro, professeure en sciences de l’éducation au Conservatoire national des arts et métiers, distingue quatre critères du geste professionnel : il est adressé (il tient compte de l’espace intersubjectif entre les acteurs), il est réalisé au moment opportun, il témoigne d’un engagement dans l’activité et relève une certaine amplitude, et il est, enfin, éthique, c’est-à-dire respectueux d’autrui [ 4 ]. L’usage de la dictée vocale conduit ainsi à généraliser une pratique inédite du diagnostic qui n’est plus adressé à une personne (le patient) mais à une machine (qui est intermédiaire entre patient et praticien). Une telle évolution peut être perçue comme une mise en danger de l’éthique de la relation médicale qui se déploie dans des circonstances singulières propres à la situation contingente de tel ou tel patient.

La dictée vocale, vecteur inattendu de maîtrise de l’interaction
Commencer à dicter pour gagner du temps
Dans une relation de service, celui qui fournit le service et celui qui le reçoit n’ont pas toujours les mêmes attentes. Ils n’évaluent pas la situation avec les mêmes critères ou selon le même niveau d’urgence. Ce que la sociologie qualifie de «  drame social du travail  » a justement été conceptualisé à travers l’observation de la relation entre chirurgien et patient par Everett Hughes, pionnier de la sociologie des professions. Dans une réflexion sur ce différentiel d’attentes, le sociologue relève que «  nous voulons que le médecin s’attache à notre cas, et pourtant nous savons que, s’il s’y attachait trop, il ne nous serait d’aucune utilité » [ 5 ]. La consultation pré et post-opératoire illustre tout particulièrement ce hiatus : là où elle constitue un colloque singulier déterminant, souvent attendu de longue date, pour lequel les patients réalisent parfois un déplacement important ou sont contraints de poser une journée de congé, elle s’apparente à une case dans l’emploi du temps significativement rempli du praticien, pour lequel la gestion et la maîtrise du temps constituent un impératif. Ces contraintes sont exacerbées dans un contexte organisationnel où les plages de temps de consultation, limitées, doivent souvent être doublées, voire triplées pour absorber le flux de patients entrants et les prises en charge d’urgence, des données qui viennent révéler l’importance prise par l’approche quantitative des soins au sein des institutions hospitalières [ 6 ]. Avoir une « grosse » consultation (une quinzaine de patients sur une demi-journée), qui entraîne de facto un retard important pour les patients et une sortie tardive pour le praticien, constitue une hantise largement partagée :

« ça me pèse énormément », «  ça me stresse déjà la veille » expliquent les chirurgiens (mars 2022).

Dans ce contexte, maîtriser le temps et la durée de la consultation est une préoccupation primordiale. Cette dimension semble tout particulièrement exacerbée en chirurgie, profession connue pour être construite sur un « primat de l’agir sur le savoir », ainsi que le formule la neurochirurgienne Anne-Laure Boch dans une conceptualisation de l’éthique chirurgicale [ 7 ]. «  Ce qu’ils retiennent de leur métier comportant de fait beaucoup de gestes, c’est moins l’aspect manuel que la dimension active de celui-ci » observe la sociologue Emmanuelle Zolesio citant, par exemple, la récurrence des verbes d’action dans leurs propos et leur impatience lors des temps d’attente avant ou entre deux interventions [ 8 ]. Ces dispositions à l’action se retrouvent également en consultation, où de multiples interjections («  Allez, on y va ! », «  Allez ! Toc ! », «  Voilà !  ») et des postures corporelles du praticien suggérant l’empressement (le chirurgien tape sur la table ou sur les genoux), ponctuent la fin des consultations.

Le recours à la dictée vocale apparaît ainsi comme un outil supplémentaire aux mains du chirurgien pour contrôler le flux de paroles et éviter de trop grosses diversions. En premier lieu, les chirurgiens qui choisissent de dicter au cours de la consultation le font précisément pour les gains de temps qu’un tel dispositif augure. Surtout, initier la dictée vocale au cours des échanges constitue – consciemment ou non – une façon indirecte de couper court aux patients bavards ou aux échanges s’attardant sur des éléments considérés comme secondaires par le praticien. Plutôt que de verbaliser explicitement le fait que la consultation approche de son terme ou que le sujet importe peu au chirurgien dans le cas présent, le recours à la dictée vocale constitue une modalité tacite pour afficher un certain affairement du praticien et avancer dans la consultation, sans pour autant réprimander le patient. Nous avons ainsi observé à de nombreuses reprises le praticien commencer à dicter vocalement, alors que le patient continuait à parler, comme dans la scène suivante :

Une patiente de 68 ans est en consultation en vue d’une hépatectomie. Son taux de bilirubine ayant baissé, l’intervention peut être programmée dans trois semaines. La chirurgienne explique les modalités pratiques de l’intervention et son déroulé. La patiente et sa fille posent de nombreuses questions (fréquence du suivi, substitution de la vésicule biliaire, reprise de travail temporaire d’ici l’intervention, etc.). La chirurgienne semble un peu lassée du nombre de questions («  ça veut dire que la tumeur est là depuis longtemps ? », «  et là elle est un peu jaune, ça va continuer à baisser ? ») et commence, au cours d’une nouvelle question de la fille, à dicter le compte-rendu de la consultation, ce qui conduit la patiente et sa fille à se taire (mai 2022).

Légitimer la plainte à moindres frais
L’ambivalence inhérente à l’écoute et à la prise en compte de la plainte du patient par les médecins est un objet de longue date de la sociologie de la santé : si la plainte constitue (avec les explicitations du patient puis les examens) un élément cardinal de l’établissement du diagnostic, elle constitue également pour le praticien une dérive, qui ne coïncide pas toujours avec les catégories nosographiques établies. Face à un « élément jugé non maîtrisable », par exemple dans le cas des symptômes médicaux inexpliqués, Aline Sarradon-Eck, médecin et anthropologue à l’Institut Paoli Calmettes (Marseille), observe que les médecins démédicalisent parfois la plainte, en la plaçant sous le registre de la déviance ou en la qualifiant de « hors sujet », afin de maintenir leur identité professionnelle alors mise à l’épreuve [ 9 ].

La plainte du patient, notamment en suivi post-opératoire ou au regard de sa trajectoire médicale passée (complications post-opératoires, douleur chronique, erreur médicale et problème d’indemnisation avec les assurances, etc.), ressurgit fréquemment en consultation. Elle constitue une incursion, dans la consultation, du vécu du patient, possiblement chronophage, et sur lequel le chirurgien n’a pas toujours prise, pouvant sortir de son domaine d’intervention chirurgical strict et pas toujours imputable à l’opération. Face à cet énoncé du patient, les réactions des praticiens oscillent entre écoute attentive, abstraction tacite ou reconnaissance rapide. Le but est ici de poursuivre la consultation tout en maintenant avec le patient une relation fluide et lisse, «  où il n’y a ni heurts ni ajustement à opérer de la part du chirurgien  » [ 10 ]. Dans ce contexte, le recours à la dictée vocale, immédiatement après l’énoncé d’une plainte ou à la fin de la consultation, constitue parfois un précieux appui pour la dépasser tout en la légitimant. Face à un patient insistant, répéter ses dires devant lui, en le regardant et en qualifiant son vécu (douleur, souffrance, colère), par le biais de la dictée du compte-rendu, constitue une stratégie tacite venant appuyer la demande de reconnaissance, de «  réhabilitation et de neutralisation des souffrances morales  » au cœur de la plainte [ 11 ]. L’exemple suivant l’illustre : une patiente de 84 ans est en consultation pour un suivi postopératoire d’hépatectomie et anastomose biodigestive. Le bilan est globalement très bon. À un moment, la patiente affirme : «  Ah, par contre, la cicatrice, j’ai un truc à vous dire hein !  ». Elle explique que lorsque les équipes en salle ont enlevé la dernière agrafe, la cinquantième, elle a hurlé. «  Ils étaient à trois dessus, je n’ai jamais vu ça ! ». Le chirurgien dit en prendre bonne note, sans s’épancher sur le sujet. Plus tard, au cours de la dictée vocale, la patiente reparle de cette cinquantième agrafe. Le chirurgien, tout en regardant la femme, rajoute cette dimension au compte-rendu, relevant combien la patiente a mal vécu cet épisode. «  J’ai hurlé putain, j’ai sorti tout ce que j’avais !  » dit la femme (février 2022).

On voit bien ici que le chirurgien, qui ne comptait pas mentionner le retrait d’agrafes dans son compte-rendu et qui avait essayé de temporiser quand la patiente avait évoqué le sujet, se saisit de la dictée vocale pour montrer à l’intéressée qu’il a entendu et pris en considération sa remontrance.

Impliquer et responsabiliser tacitement le patient
Le recours à la reconnaissance vocale peut aussi avoir pour fonction d’impliquer le patient, de jauger de la véracité des faits qu’il relate, et de le responsabiliser. La sociologie s’est longtemps saisie du modèle théorique élaboré par le sociologue américain Talcott Parsons pour penser une relation médecin-malade structurellement inégalitaire, entre un praticien doté d’une expertise, censé agir avec altruisme et neutralité, et un patient, à qui incombe une certaine docilité du fait de la déviance que représente sa maladie [ 12 ]. Cette conception tend toutefois à occulter l’asymétrie d’informations inhérente à cette relation : dans les maladies hépatiques, la maladie est souvent silencieuse et invisible à l’examen clinique, les imageries des radiologues ne sont pas toujours accessibles à l’œil chirurgical et l’observance du patient (prise des antirétroviraux, sevrage alcoolique, etc.) pas toujours objectivable immédiatement, au-delà des dires du patient.

Cette navigation de l’incertitude et de la vérité en consultation rend complexe la maîtrise par le chirurgien de l’interaction avec son patient. À cet égard, dans des moments d’incertitude exacerbée, où les affirmations du patient sont questionnées par le chirurgien, la reprise des dires du patient par le biais de la solution de reconnaissance vocale semble constituer une manière de tester le patient, en mettant à l’épreuve la véracité et l’authenticité de ses propos qui seront alors repris et enregistrés par le praticien. Lors de nombreuses consultations, il nous est apparu que le praticien cherchait, en prononçant le compte-rendu devant le patient et en soutenant son regard, à chercher confirmation (dans le regard) des propos précédemment émis, soulignant par la même occasion que ses propos étaient entérinés, gravés dans le marbre du compte-rendu de consultation. En détournant son regard de l’ordinateur (où le chirurgien vérifie généralement la bonne retranscription des propos par le logiciel) vers le patient, le praticien recherche une forme de confirmation tacite et ainsi à responsabiliser le patient « en douceur » [ 13 ], comme le montre l’extrait suivant :

Un homme de 35 ans, d’origine étrangère, précédemment opéré (hépatectomie droite) d’un cancer primitif du foie, consulte pour une réactivation virale de l’hépatite B. Le chirurgien demande à plusieurs reprises au patient s’il a bien continué à prendre le traitement antirétroviral en post-opératoire : «  Vous prenez bien votre traitement hein, c’est pas un sujet ? » ; «  C’est comme si la régénération du foie avait fait pousser le virus, c’est pas habituel votre truc !  » explique-t-il ; il indique plus tard : «  C’est exceptionnel ce que vous avez !  ». Pendant la consultation, le chirurgien appelle l’hépatologue du patient pour solliciter son avis et lui explique, en regardant le patient lors de cet énoncé spécifique, que celui-ci a continué à prendre ses traitements. Lors de la dictée vocale, en fin de consultation, le chirurgien indique : «  Il a indiscutablement une réactivation virale B. Il a pourtant bien pris son traitement, avant et après la chirurgie  ». Alors qu’il regardait jusque-là son ordinateur, le chirurgien regarde explicitement le patient au moment où il prononce cette phrase (mars 2022).

Conclusion

Technique parfois décriée, ajoutant, pour les praticiens, une surcharge cognitive et un «  sale boulot  » à des consultations particulièrement denses, la solution de reconnaissance vocale n’en est pas moins aussi un dispositif précieux au service de la maîtrise des interactions qu’ils établissent avec les patients. Face à la parole des patients, «  outil encombrant et nécessaire  » [ 14 ], dicter son compte-rendu en consultation constitue une façon subtile et détournée de mettre un terme à une parole incontrôlée, de légitimer une plainte lancinante ou de responsabiliser implicitement un patient. Si de précédents travaux ont montré combien la logique gestionnaire à l’hôpital a largement su se jouer des discordes soignantes – entre médecins, entre médecins et infirmières – pour s’imposer [ 15 ], les intermédiations technologiques lui offrent au quotidien, dans le timide huis clos du box de consultation, un nouvel espace de choix, dont les usagers restent trop souvent les premiers à faire les frais.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Les entretiens retranscrits sont datés.
References
1.
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