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Med Sci (Paris). 38(10): 821–826.
doi: 10.1051/medsci/2022130.

La médecine et le sexe des personnes, un regard juridique critique

Marie-Xavière Catto1*

1Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS), université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – CNRS UMR 8103 , Paris , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Médecine, Facteurs sexuels, Identité de genre

 

Vignette (© ParaDox).

La mention du sexe à l’état civil est historiquement une question de statut social, dont l’objectif est d’assigner, en droit public comme en droit privé, une place à chaque personne à la naissance, déterminée selon un modèle binaire dans une logique de complémentarité de deux sexes hiérarchisés. Dans le contexte social qui a exigé cette mention, les erreurs sont vécues comme dramatiques et leur rectification est une question d’ordre public, justifiant l’action du ministère public, ce que les juges ont pu rappeler [ 1 ]. À l’heure actuelle, les personnes demeurent juridiquement classées selon deux sexes, et cela entraîne un certain nombre d’effets qui ne sont pas seulement juridiques, comme le reconnaît la Cour de cassation dans son fameux arrêt du 4 mai 2017 dans lequel elle affirmait, contre la demande de reconnaissance d’un sexe neutre, que « la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur » [ 2 ].

Mais cette mention du sexe, qui est imposée par l’État afin, historiquement, d’organiser une société hiérarchisée par la division sexuée instituée, a vu ses effets fortement atténués : le statut général selon le sexe entraînant la privation de nombreux droits, le combat féministe a revendiqué, droit par droit, une égalité de traitement progressivement traduite par une indifférence de la norme, pour son application, au sexe du sujet (pour voter, ouvrir un compte bancaire, etc.). Ces catégories structurantes se sont vues ensuite contestées, non dans leurs effets mais dans leur conception même, par la revendication d’un passage d’un sexe à l’autre, d’abord rejetée par le droit avant d’être accueillie. Dans ces deux configurations, l’importance de la frontière ou du statut s’atténue.

Le droit est ainsi à la fois un instrument de domination en même temps qu’il est, aussi, un outil de transformation des rapports de pouvoir. Il semble que la médecine soit également traversée par ces deux logiques. Le sexe et sa prise en compte continuant à jouer un rôle important, elle paraît constituer l’un des lieux de cette organisation binaire. Or, d’une part, concernant la détermination du sexe, la règle de droit ne suppose pas le recours à la médecine ; les médecins pourraient donc cesser de se poser des questions que la règle de droit ne leur pose pas. D’autre part, le sexe informe les régimes de prise en charge médicale des actes non thérapeutiques, à la fois en termes de responsabilité et de prise en charge par l’Assurance maladie. Les « lunettes du genre » semblent ainsi permettre d’expliquer la tripartition des actes non thérapeutiques que sont la chirurgie réparatrice « classique », la prise en charge du transsexualisme et la chirurgie esthétique. Si les statuts sexués ont façonné l’appréhension de certains actes médicaux et la construction des catégories d’actes, pour la médecine comme pour l’Assurance maladie, il s’agira d’envisager ce que l’oubli du sexe permettrait de redessiner.

Le sexe juridique émancipé de la médecine

La règle de droit ne suppose pas le recours à la médecine concernant la détermination du sexe, que ce soit au moment de sa constatation ou de sa contestation.

Le recours au médecin : une exigence juridique toujours absente pour le sexe constaté à la naissance
L’intervention des médecins en matière de déclaration d’état civil n’a rien d’évident. Si le sexe doit être déclaré depuis le décret du 20 septembre 1792, ni ce texte, ni le Code civil de 1804 ne leur confèrent cette prérogative, ces deux textes posant simplement l’exigence d’une présentation de l’enfant à l’officier d’état civil, associant ainsi exclusivement les déclarants, les témoins (jusqu’à la loi du 7 février 1924) et l’officier qui reçoit cette déclaration. En revanche, l’enfant devait initialement être présenté à l’officier, et cette présentation avait trois objets : vérifier le fait de la naissance, l’âge du nouveau-né et le sexe de l’enfant [ 3 ]. Néanmoins la disposition, peu respectée (les familles ne se déplaçant pas toujours avec le nouveau-né, la vérification physique du sexe n’étant pas systématiquement effectuée), conduisait à des erreurs, et elle a été contestée. Aussi, Joseph-Napoléon Loir suggère, devant l’Académie des sciences morales et politiques, en 1845, « n’est-il pas possible de faire pour les nouveau-nés ce que l’on fait pour les morts, d’envoyer constater les naissances à domicile » ([ 4 ], p. 19) ? Il reviendrait aux médecins d’établir un bulletin, au domicile, qui servirait à la rédaction de l’acte, par l’officier, car « il est naturel qu’ils soient requis pour constater les naissances, comme ils le sont pour les décès » ([ 4 ], p. 20). La loi du 20 novembre 1919 supprime l’exigence de présentation de l’enfant à l’officier d’état civil, déléguant implicitement ce pouvoir aux médecins. Mais la délégation n’est qu’implicite : aucun texte ne contraint de produire un certificat médical. Donc si « beaucoup de mairies exigent – en vertu d’arrêtés municipaux – un tel certificat de médecin ou de sage-femme chez tout déclarant de naissance » ([ 5 ], p. 424), y subordonner la rédaction de l’acte est illégal, et « si le déclarant, […] exige que l’acte de naissance soit dressé immédiatement, sans production de pièces justificatives, l’officier de l’état civil est tenu d’obtempérer à cette réquisition » 1 . Ce n’est donc que depuis la généralisation de l’accouchement à l’hôpital que les erreurs sur le sexe sont moins fréquentes, la circulaire du 28 octobre 2011 rappelant que la déclaration peut émaner de « la mère elle-même, lorsque l’accouchement a eu lieu sans témoins » [ 6 ]. Si un sénateur a encore récemment demandé au Ministère de la justice de subordonner toute déclaration de naissance à un certificat standardisé, le Ministère de la justice a estimé que « l’exigence d’un certificat médical de naissance normalisé et réglementé ne paraît pas opportune dès lors que la déclaration de naissance ne comporte aucune information d’ordre médical » [ 7 ].

En d’autres termes, aucune règle juridique n’a subordonné la déclaration à un certificat médical, même si, depuis la modification de l’article 57 du Code civil à l’issue de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, l’impossibilité médicalement constatée de déclarer le sexe donnera lieu, dans les trois mois, à l’inscription du sexe médicalement constaté. Il est possible, pour les médecins, de ne pas le constater, le père ou la mère pouvant déclarer un sexe pour l’enfant.

L’appel aux médecins a en revanche longtemps été imposé lorsqu’il était question de changer de sexe.

Le recours au médecin : une exigence juridique longtemps présente mais révolue pour le sexe contesté au cours de la vie
Depuis la Révolution, la loi exigeait que le sexe soit mentionné, mais celui-ci n’était pas défini. La jurisprudence l’a donc fait, en recourant, pour mettre fin aux contentieux relatifs au mariage, au critère des organes génitaux externes, posé par la Cour de cassation en 1903 2 . Les personnes trans ont, cinquante ans plus tard, interrogé cette construction qu’est le sexe et dont le caractère évident repose sur le fait de ne pas être interrogé. Ils ont ainsi fait « redécouvrir » aux juristes ce sur quoi les médecins avaient insisté depuis plus d’un siècle : le « sexe » repose sur un ensemble d’éléments objectifs, les caractéristiques sexuées, mais elles ne répondent pas, chacune, à une logique binaire, et ne sont pas nécessairement concordantes entre elles. Cette binarité n’existe pas dans la nature, elle est une exigence sociale, faisant des caractéristiques sexuées des données, mais de la qualification du sexe, un choix. C’est en ce sens que le chirurgien pédiatrique Louis Ombrédanne contestait la possibilité de trouver un critère du sexe vrai (qui permettrait un classement binaire incontestable), et donc son existence (« le criterium du sexe vrai n’existe pas. Il n’y a pas de sexe vrai » -[ 8 ], p. 3), et que, le reprenant, d’autres ont pu affirmer que « le sexe d’un individu ne peut que résulter d’un ‘bilan’ » ([ 9 ], p. 197).

C’est ce bilan, cette pluralité d’éléments fondés sur l’étude des caractères sexués (primaires et secondaires) et des fonctions sexuelles (aptitudes à la copulation et à la procréation), qui ont été repris lorsque les personnes trans ont revendiqué de changer de sexe. Procureurs et juges ont alors retenu, des données médicales, l’existence d’une pluralité de critères. Dans un premier temps, certaines juridictions du fond 3 ont vu dans les transformations corporelles opérées et le diagnostic médical de transsexualisme, « un phénomène justificatif du changement juridique de sexe » ([ 10 ], p. 108). À l’inverse, la Cour de cassation a repris les données médicales pour faire évoluer le critère : non plus l’apparence extérieure des organes, mais les chromosomes, uniquement pour empêcher les personnes trans de changer de sexe [ 11 ] 4, . Dans tous les cas, le recours à la médecine et aux experts a été systématiquement exigé ([ 10 ], p. 111). Néanmoins, la condamnation de la France par la Cour européenne pour violation du droit au respect de la vie privée des personnes dont l’apparence physique ne correspondait pas à l’état civil, en raison du nombre de documents administratifs comportant cette mention, plaçait la France devant l’obligation de mettre un terme à cette violation, soit en supprimant cette mention d’un grand nombre de documents, soit en permettant sa modification. De nouveau saisie, la Cour a fait reposer l’admission de la demande principalement sur les médecins, et à double titre : le « diagnostic de transsexualisme » est exigé puisqu’il faut avoir subi un « traitement médico-chirurgical, subi dans un but thérapeutique » 5, et une seconde validation médicale qui revient à l’expert auprès des tribunaux, qui doit, entre autres, examiner « la présence ou l’absence de tous les organes génitaux internes ou externes de l’un ou l’autre sexe » ([ 10 ], p. 116). Les exigences posées étaient incompatibles avec le respect de l’intégrité physique, puisqu’il fallait passer par des opérations chirurgicales et une stérilisation potentiellement non désirées pour changer de sexe à l’état civil. Les personnes trans les ont donc contestées devant la Cour européenne, ce qui, après la condamnation de la Turquie, le 10 mars 2015 6 , risquait d’aboutir à une nouvelle condamnation de la France, raison de l’intervention du législateur en 2016. L’article 61-5 du Code civil dispose depuis que « toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification ». L’article 61-6 ajoute « le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande ». La procédure est ainsi totalement « démédicalisée » ([ 13 ], p. 1).

Le sexe à l’état civil n’a jamais été médical au moment de la déclaration, donc, intersexué ou non, un enfant peut être déclaré dans l’un des deux sexes par ses parents. Il ne l’est plus quant au changement de sexe, depuis 2016. Reste que le sexe, en tant qu’abstraction créant des catégories de personnes auxquelles un régime distinct s’applique, demeure une préoccupation des médecins. Qu’impliquerait alors de s’en passer ?

Vers une prise en charge médicale émancipée du sexe ?

Rappelons d’abord que le corps est protégé par le droit pénal et qu’une opération, en portant « atteinte à l’intégrité de la personne, […] constitu[e] ainsi par elle-même un fait de violences volontaires » [ 14 ]. Néanmoins, l’exercice de la profession médicale, juridiquement reconnu et encadré, coexiste avec les règles du droit pénal, qui lui-même autorise cette coexistence dans la mesure où « n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires » (art. 122-4 du code pénal). Or ces règles se déclinent selon le Code de déontologie médicale en trois branches : diagnostic, prévention, traitement (art. R4127-70 du code de la santé publique). Dans tous les cas, lorsque le législateur n’est pas expressément intervenu pour autoriser une atteinte (comme pour le don du sang, en 1952, ou d’organes, en 1976, ou pour l’expérimentation, en 1988, etc.), c’est le but thérapeutique pour la personne qui subit l’atteinte - entendu dans un sens large pour le diagnostic et la prévention - qui fonde sa légalité, et elle doit, en outre, être proportionnée et consentie. Mais si le droit pénal subordonne au caractère thérapeutique l’intervention sur le corps des sujets, il revient à la profession de définir et délimiter ce qui est thérapeutique.

Ce n’est donc pas seulement dans la conception de son rôle social, mais dans la construction même des maladies que la profession, qui peut être traversée par les mêmes présupposés et stéréotypes que la société à laquelle elle appartient, est susceptible de justifier des atteintes qui peuvent être a priori juridiquement couvertes : il suffira de dire qu’elles sont thérapeutiques. Il nous semble que le sexe intervient effectivement dans l’appréhension différentielle des corps par les médecins et que tenter de l’analyser permettrait d’envisager son oubli.

La double préoccupation médicale du sexe
Diagnostiquer une maladie et proposer une thérapeutique ont deux conséquences juridiques : l’inapplication de la loi pénale et la prise en charge par l’Assurance maladie. La médecine peut ainsi qualifier de maladie, justifiant d’une thérapeutique, un ensemble de traits physiques ou des comportements qui ne posent pas de problème de santé, mais qui ne répondent pas aux stéréotypes sociaux repris par la profession. Au titre du diagnostic, par exemple, des médecins ont pu avancer que l’examen de la vessie constituait une preuve de la pédérastie passive ([ 16 ], p. 316-8) et des greffes testiculaires ont été tentées sur les invertis pour les « soigner » ([ 17 ], p. 229-40). D’autres exemples relèvent moins des comportements sexuels que des représentations des corps sexués. Ainsi, la requalification médicale des anciennes « femmes à barbe » ([ 15 ], p. 43-4]) en « femmes hirsutes » a justifié d’intervenir sur les femmes qui ont des poils dans les zones androgéno-dépendantes. En droit de l’Assurance maladie, cette fois, depuis l’arrêté du 29 janvier 1998 7 , la pose d’une prothèse mammaire est prise en charge en cas d’« hypoplasie bilatérale sévère avec taille de bonnet inférieure à A » [ 18 ]. Cette « pathologie » (ne pas avoir de seins) n’est diagnostiquée que pour les femmes, quand c’est le fait d’en avoir qui devient un problème pour les hommes (i.e. : une gynécomastie). Avoir ou ne pas avoir de seins n’est donc pas un problème de santé, puisque le corps humain vit parfaitement avec ou sans. Lorsqu’il y a une maladie, elle concerne toute personne quel que soit son sexe : un cancer du sein est pris en charge qu’il concerne les femmes ou les hommes (qui représentent environ 1 % des cancers du sein [ 19 ]), contrairement à tous ces exemples pour lesquels le sexe est la condition du diagnostic. La critique des actes médicaux invasifs sur les enfants intersexués s’inscrit dans ce contexte d’une médecine dont l’objectif relève davantage du soutien apporté à un ordre sexué binaire et hétéronormé que du soin des patients. Certes, ces opérations ont pu être pensées comme nécessaires à l’intégration sociale de l’enfant, et vécues comme thérapeutiques par les médecins. Mais les traitements des invertis sous la III e République étaient, eux aussi, tenus pour scientifiques et souhaitables à l’époque. Lorsque la médecine porte des atteintes à l’intégrité physique pour des raisons sociales, il apparaît légitime qu’elle soit discutée par cette société au nom de laquelle elle intervient, et ceci également sur le terrain juridique, puisque ces interventions sont à la fois juridiquement valides (jusqu’à une décision juridictionnelle contraire, toujours rétroactive) et politiquement contestables.

En outre, les médecins assument ce rôle social dont ils se sentent investis au-delà de la construction des maladies ; nous prendrons deux exemples relatifs, cette fois, aux personnes trans.

Le premier exemple relève de la réaction du Conseil de l’Ordre immédiatement après avoir eu connaissance du premier jugement accordant un changement de sexe à l’état civil en France. Lors de sa séance du 12 janvier 1962, il ne se limite pas à affirmer que, « du point de vue médical, l’Ordre ne peut que condamner toute intervention chirurgicale mutilante qui aurait pour objet de transformer un sexe bien défini » ([ 20 ], p. 13), mais il prend alors position, « pour que ne se reproduise pas un jugement semblable », relatif à l’état civil, et a décidé d’intervenir auprès au Ministère de la justice ([ 20 ], p. 218).

Le second exemple relève de la pratique de certaines équipes. Confronté à des personnes qui pouvaient se mutiler au péril de leur vie ou se suicidaient ([ 20 ], p. 45), le Conseil de l’Ordre a rapidement fait évoluer sa position, son Président donnant son accord pour une opération le 21 avril 1979 ([ 21 ], p. 45), qui ne pouvait être justifiée que « par un motif médical très sérieux » (Lettre du Président du Conseil de l’ordre de l’époque - [ 20 ], p. 45), avant de mettre en place des « lignes directrices » lors de sa séance du 22 avril 1983. La prise en charge hormonale et chirurgicale des patients devenait thérapeutique, puisque la maladie, entre temps inventée, pouvait être diagnostiquée « après une expertise psychiatrique et endocrinologique très complète et une longue mise en observation » ([ 22 ], p. 269). Les médecins ont réalisé cet acte parce qu’ils ont estimé que cela relevait de leur office qu’est le soin, avec cette particularité que la vocation du psychiatre est diagnostique et que la prise en charge revient à l’endocrinologue et au chirurgien. Mais chaque équipe officielle s’est crue autorisée à conditionner le soin à ses propres critères d’admissibilité ([ 23 ], p. 199), décidant de critères qu’il ne revenait qu’au législateur de fixer. Certaines équipes ont ainsi pu conditionner leur prise en charge au fait que le patient ne soit pas marié ou n’ait pas d’enfant ([ 24 ], p. 47 ; 25, p. 191 ; 26, p. 168 ; 27, p. 19), le médecin poursuivant, dans cet exemple, d’autres buts que la santé des patients et, en poursuivant ces autres buts, a pu mettre en péril la santé ou la vie de ces derniers.

Aujourd’hui encore, les médecins sont préoccupés par les enfants intersexués et en difficulté quant à la déclaration, comme si le droit les investissait d’une mission civile, alors que la norme leur permet de ne pas intervenir, de ne pas déclarer l’intersexuation, et, si la personne qui en souffre leur demande, de la soigner. Comment dès lors pourrait-on envisager une prise en charge universaliste dont la seule préoccupation serait moins le sexe que le soin ?

Et si l’on se passait du sexe ?
Désexualiser l’activité médicale permettrait de réinterroger la catégorisation des actes non strictement thérapeutiques effectués. Ils sont classés en trois catégories et ce classement détermine leur régime tant en matière de responsabilité qu’en droit de la sécurité sociale.

Le premier régime est celui de la chirurgie réparatrice traditionnelle : il s’agit dans ce cas de porter atteinte à une personne dont la santé n’est pas compromise, mais qui est prise en charge pour des raisons sociales ou fonctionnelles : on délie des doigts collés, ferme une fente labiale, façonne les organes génitaux d’un nouveau-né. Dans tous ces cas, l’Assurance maladie prend en charge les actes, sans attendre le consentement de l’enfant, et, dans un seul cas (le dernier), pour des raisons liées à la bicatégorisation de sexe. Par exemple, si la « création d’un néo-vagin » tel qu’il apparaît dès la première nomenclature, en 1931 ([ 28 ], acte p. 1419), n’est pas effectuée sur tous les corps mais déterminé par le sexe du nouveau-né, l’acte peut disparaître, car ce n’est pas un problème de santé. Ce type de chirurgie dite réparatrice intervient également à l’âge adulte : on l’a vu, l’Assurance maladie prend en charge « l’hypoplasie bilatérale ». Être universaliste, c’est se demander si le même acte serait effectué si le sexe était autre, afin précisément de supprimer les actes induits par la catégorie de sexe du patient.

Le deuxième régime a été inventé avec la question trans. Il s’agissait alors de porter atteinte à un corps sain sans que la demande ne soit a priori audible, parce que, contrairement à la première et la troisième formes d’intervention, elle ne performe pas, mais contredit les stéréotypes liés au sexe. S’il n’y avait pas de protocole psychiatrique pour la prise en charge d’une hypoplasie bilatérale, mais qu’il y en avait un, historiquement, pour une personne désignée comme homme dans son acte de naissance qui a le même problème (une absence de poitrine), c’est uniquement en raison de son sexe à l’état civil, rendant difficilement compréhensible la demande (« réponse folle à une demande folle », pour reprendre Chiland [ 29 ], p. 47 et p. 119). Ce régime part d’une maladie pour y répondre sans que le corps ne soit malade, le but thérapeutique, dans ce cas, ne pouvant être établi que par un psychiatre.

Le troisième régime a été inventé avec la chirurgie esthétique. La pratique a été historiquement admise en raison du fait que ce sont les femmes qui subissent les atteintes, trouvées légitimes à l’époque où leur corps constituait l’essentiel de leur capital social et professionnel ([ 30 ], p. 132, p. 397, p. 415). Se faire retirer les graisses sur les jambes ou vouloir se faire refaire les seins, dans les années 1920 ou 1930, malgré les dangers de l’opération, n’a pas été pris en charge au titre d’une nouvelle maladie, le « trouble de l’intégration des normes de genre » (ou « cisidentité ») dont la violence est telle que des personnes demandent la mutilation de leur corps en parfaite santé, et qui aurait justifié deux ans de protocole psychiatrique pour s’assurer du caractère thérapeutique de l’acte. La chirurgie esthétique a rapidement été admise (par les juges avant l’intervention du législateur par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002) pour des raisons sociétales tout en constituant une subversion fondamentale des principes qui président le droit médical puisque les médecins dans ce cadre portent atteinte à des corps sains, sans but thérapeutique, en exerçant la médecine comme un commerce. La pratique est en partie saisie par le droit de la consommation, politiquement justifiée par la croissance économique du secteur ([ 31 ], p. 59 et p. 146), malgré le fait que les actes médicaux, dans ce cas, peuvent mettre en péril la santé et la vie des patientes (et des patients, incidemment) alors qu’elle vise, selon la circulaire du 23 décembre 2005, des « personnes non malades, non blessées, pour des interventions qui n’ont pas de motif curatif, quel que soit le bien-être qu’elles entendent procurer aux personnes intéressées » ([ 32 ], p. 158) et n’est à ce titre pas prise en charge par l’Assurance maladie.

En conclusion

La catégorie « chirurgie réparatrice » n’a pas été créée pour des raisons sexuées, aussi les actes fonctionnels et universels survivraient à la désexualisation de la médecine. Néanmoins, seules les « lunettes du genre » peuvent rendre raison des régimes des deux autres catégories d’actes que sont la prise en charge du transsexualisme et la chirurgie esthétique. Oublier le sexe permettrait de fusionner ces régimes, d’y intégrer les actes de chirurgie réparatrice genrée, et, ainsi, de sortir du débat sur la dépsychiatrisation de la transidentité ([ 33 ], p. 112). Le caractère thérapeutique des actes invasifs sur des corps sains serait la condition de leur légalité. Il devrait être établi par un psychiatre, dont le rôle serait non de conforter les normes de genre (critique habituellement adressée à la médecine ([ 33 ], p. 113 ; p. 34 ; p. 25) mais d’objectiver la souffrance éprouvée, d’évaluer l’impact des actes médicaux afin de respecter le principe de proportion, donc la vocation thérapeutique du geste, et d’accompagner les patients. La souffrance que peut produire la normativité d’un monde binaire et sa confrontation avec le vécu de son propre corps serait toujours justifiable d’un accompagnement médical, quel que soit son sexe, et dans les mêmes conditions. La norme rappellerait le caractère problématique des atteintes portées sur un corps sain que l’État doit protéger, tout en ne faisant pas des médecins les agents d’un ordre politique bisexué. Porter atteinte à l’intégrité d’un corps physiologiquement sain relèverait de la santé mentale qui serait elle-même désexualisée, et les atteintes sur les corps sains, comme la prise en charge par l’Assurance maladie, seraient justifiées par le but thérapeutique qu’une médecine universaliste poursuivrait.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 JO Sénat, Annexe à la séance du 3 juin 1924, p. 885-6.
2 6 avril 1903, D. 1904, p. 395.
3 Juridictions civiles qui ont reçu compétence pour juger à la fois des faits et du droit. Dans le discours procédural, on oppose juge du fond à Cour de cassation.
4 Voir aussi : CA, Paris, 18 janv. 1974, D. 1974, p. 196 ; CA Bordeaux, 5 mars 1987, n° 1987-042170 ; Cass, civ. 1e, 7 juin 1988, Bull civ I, n° 176, p. 122 ; Cass civ. 1e, 10 mai 1989, Bull civ. I, n° 189, p. 125 ; idem Cass. civ., 18 déc. 1990, n° 88-10.865.
5 Cass, ass. plén., 11 déc. 1992.
6 affaire YY c. Turquie, Req. n° 14793/08.
7 JO du 28/02/1998, p. 3106.
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