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Med Sci (Paris). 38(8-9): 718–721.
doi: 10.1051/medsci/2022101.

La leucémie lymphoïde chronique, un intrus souvent discret et un objet de réflexion philosophique

Julia Tinland1*

1Sorbonne Université (Sciences, Normes, Démocratie - UMR 8011), Site de recherche intégrée sur le cancer (SiRIC) CURAMUS , Paris , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Leucémie chronique lymphocytaire à cellules B, génétique

 

Vignette (© DR).

« Les humanités en santé : approches de terrain » sont coordonnés par Claire Crignon, professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Lorraine, qui a créé le master « humanités biomédicales » à Sorbonne université.

L’objectif du projet intitulé « Épreuves de Damoclès », que nous présentons dans cette revue, est d’explorer la façon dont les sciences humaines et sociales (SHS) et les sciences infirmières peuvent s’emparer d’une question médicale de terrain. En l’occurrence, il s’agit de dessiner les contours de questions de recherche qui peuvent être soulevées en SHS (et, plus particulièrement, en philosophie) vis-à-vis de la situation particulière et anxiogène dans laquelle se trouvent certains patients diagnostiqués d’une leucémie lymphoïde chronique, mais asymptomatiques et non traités. Ce sont là des « malades non malades », plongés dans l’univers de l’hôpital mais qui restent souvent des patients invisibles, bénéficiant d’un effort affiché d’éviter certaines formes de surmédicalisation mais portant également le poids d’un diagnostic lourd de sens, d’ a priori et parfois de conséquences. Le projet « Épreuves de Damoclès » est encore en cours et ses résultats seront publiés prochainement. Le but de cette proposition est donc avant tout de mettre en lumière l’intérêt et la pertinence des travaux de terrain en SHS dans l’exploration des enjeux liés à cette thématique : là où les sciences médicales sont essentielles pour déterminer quelles sont les approches les plus efficaces ou adaptées sur le plan clinique, les sciences infirmières et les SHS permettent de mieux cerner les expériences et les besoins des patients concernés, de questionner leur prise en charge dans le système actuel et de définir les responsabilités que l’on peut avoir envers eux.

La leucémie lymphoïde chronique, un intrus souvent discret

La leucémie lymphoïde chronique (LLC) est une maladie souvent insidieuse qui confronte les patients qui en sont atteints - tout comme les équipes soignantes qui les prennent en charge - à des questions sensibles et complexes. Il ne s’agit pourtant pas d’une maladie rare, mais de la leucémie la plus fréquente chez l’adulte [ 1 ]. En France, entre 4 000 et 5 000 personnes sont diagnostiquées chaque année [ 1 , 2 ]. Cette hémopathie maligne consiste en une prolifération monoclonale de petits lymphocytes B matures dans le sang, dans la moelle osseuse et dans les ganglions. Son diagnostic peut être établi par la détection d’au moins 5 000 lymphocytes B par microlitre de sang, ayant un aspect cytologique et des marqueurs membranaires particuliers, retrouvés sur deux examens espacés de trois mois [ 1 , 3 ].

Si la leucémie lymphoïde chronique se démarque d’autres maladies cancéreuses, c’est qu’une proportion très importante de patients ne souffre d’absolument aucun symptôme au moment du diagnostic. En effet, au moins deux-tiers - et jusqu’à 80 % - des personnes nouvellement diagnostiquées sont entièrement asymptomatiques [ 35 ]. La plupart du temps, elles ont dû effectuer un test sanguin complet pour de toutes autres raisons (bilan de santé, dépistage ou autre) dans le cadre d’un suivi général [ 5 ]. Les résultats anormaux d’un tel test révèlent généralement une lymphocytose [ 4 ] et mènent ensuite à des examens supplémentaires (numération, frottis sanguin, immunophénotypage des lymphocytes sanguins par cytométrie en flux) [ 1 ] qui permettront ensuite de confirmer le diagnostic de LLC. L’annonce du diagnostic peut ainsi tomber comme un couperet pour ces personnes qui ne présentent par ailleurs aucun signe alarmant ayant pu leur faire suspecter qu’elles sont malades.

À ce stade asymptomatique, qui correspond au stade A dans la classification de Binet (très utilisé en Europe) et au stade 0 dans la classification de Rai (plus commune aux États-Unis) 1, [ 5 ], il est estimé que les patients ne requièrent pas d’intervention thérapeutique mais plutôt une approche d’observation et d’attente ( watch-and-wait ), c’est-à-dire une forme de surveillance active pour déterminer à quelle vitesse la maladie progresse [ 4 ]. En effet, aucune étude n’a, jusqu’à présent, indiqué qu’un bénéfice pouvait être tiré (en termes de survie globale ou même de délai avant le premier traitement) d’une intervention précoce à un stade si peu avancé [ 46 ].

Ainsi, hors du cadre d’essais cliniques ou de la mise en évidence d’une progression rapide de la maladie, seuls les patients présentant les symptômes d’une forme active de la maladie remplissent les critères de prescription thérapeutique [ 5 , 6 ]. Or, l’évolution individuelle des patients atteints de LLC à un stade précoce est en réalité très hétérogène [ 1 , 5 ]. En effet, parmi les patients asymptomatiques au moment du diagnostic, une proportion significative (environ la moitié d’entre eux) [ 1 ], ne développera jamais de symptôme et n’aura donc jamais besoin de traitement. Ces personnes présentent une forme dite indolente de la maladie : elle évolue si lentement que des dizaines d’années pourraient s’écouler avant qu’elle atteigne un stade suffisamment avancé pour justifier une intervention thérapeutique [ 5 ]. La médiane d’âge des personnes diagnostiquées se situant autour de 71 ans chez l’homme et de 74 ans chez la femme [ 1 ], bien des patients asymptomatiques chez qui la LLC est indolente n’auront jamais à en subir l’impact direct, que ce soit sur le plan de leur qualité de vie 2 ou celui de leur longévité. Il existe ainsi une possibilité non négligeable de pouvoir vivre normalement avec une LLC, même diagnostiquée, dès lors qu’elle est encore à un stade très précoce de son développement et qu’elle reste indolente. Malades sans être vraiment malades, les patients asymptomatiques nouvellement diagnostiqués d’une leucémie lymphoïde chronique se retrouvent dans une situation floue et anxiogène qu’ils apparentent souvent à une épée de Damoclès menaçant de s’abattre sur eux à tout moment.

Des patients « invisibles »

Au cours de la phase de surveillance active, qui peut durer à peine quelques mois (si la progression de la LLC est rapide et notable) ou s’étendre sur plusieurs dizaines d’années (dans le cas d’une maladie stable et indolente) [ 5 , 7 ], les patients asymptomatiques ne sont généralement pas de fréquents visiteurs du monde hospitalier. Environ 400 000 patients sous surveillance active en Europe et aux États-Unis [ 5 ] ne se rendent ainsi chez leur hématologue qu’une à deux fois par an [ 1 ], afin de procéder à un examen physique et aux tests nécessaires pour évaluer la progression de leur maladie [ 1 , 4 ].

Les équipes soignantes n’ont ainsi que peu de contacts avec ces patients, qui, pourtant, se trouvent confrontés à des interrogations préoccupantes à propos desquelles seuls des professionnels de la santé sont en mesure d’apporter ne serait-ce que quelques éclairages. La question la plus pressante pour eux est souvent : « Docteur, combien de temps me reste-t-il avant de devoir mettre ma vie sur pause et entamer un traitement contre ma leucémie ? » [ 8 ] ou même simplement : « Vais-je un jour devoir le faire ? ».

Jusqu’au développement de la médecine de précision et à l’identification de certains biomarqueurs, les réponses à ces questions ne pouvaient rester que vagues, les informations pronostiques associées aux systèmes de stadification ne permettant pas de distinguer clairement, au moment du diagnostic, les patients à très haut risque de progression des patients à faible risque de progression [ 5 ]. Depuis, certains marqueurs biologiques et génétiques ont permis de mieux anticiper la possibilité qu’un patient ou un autre ait un jour besoin de traitement [ 3 , 4 ]. Cela a même renouvelé, pour certains de ces marqueurs, l’intérêt de déterminer si les patients asymptomatiques mais à haut risque pourraient bénéficier de traitements à titre préemptif [ 4 ]. Cela nécessitera toutefois que les bénéfices apportés par ces traitements préemptifs soient démontrés de façon rigoureuse [ 7 ]. Étant données l’angoisse profonde et l’incertitude dans lesquelles ils sont plongés, beaucoup de patients asymptomatiques sont eux-mêmes souvent demandeurs des tests qui permettraient de déterminer s’ils sont porteurs (ou non) de bons marqueurs pronostiques, bien que la découverte de marqueurs de risque puisse entraîner une augmentation de leur anxiété sans pour autant modifier leur prise en charge [ 7 ]. De tels résultats signifient souvent que les équipes soignantes doivent prendre suffisamment de temps pour expliquer l’importance et les implications de ces résultats et de l’inaction contre-intuitive qui s’ensuit [ 7 ].

L’appréhension liée à un diagnostic de LLC chez des personnes asymptomatiques peut être difficile à supporter, même si le pronostic n’est pas mauvais et les traitements encore inutiles : plane toujours sur ces personnes la possibilité que leur maladie commence à se développer plus rapidement, enclenchant dès lors tout un engrenage thérapeutique. Souvent invisibles pour les équipes soignantes, ces patients sont pourtant dans une situation médicalement, psychologiquement et socialement délicate.

Les sciences humaines et sociales sur le terrain de la LLC

Le projet « Épreuves de Damoclès », financé par Force Hémato et porté par Marie-Pierre Dann, infirmière clinicienne spécialisée du département d’hématologie clinique de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, est un projet de recherche interdisciplinaire qui vise à mieux cerner et à comprendre les expériences et les besoins de ces patients que les équipes soignantes voient si peu. Philosophes, sociologues et psychologues ont aidé à monter ce projet principalement rattaché aux sciences infirmières, un domaine de recherches très riche et profondément pluriel qui est en développement en France et à l’étranger. Ce sont les questionnements et les préoccupations de Marie-Pierre Dann et de Véronique Leblond (professeure, hématologue spécialiste de la LLC dans le département d’hématologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière), issus de leurs propres expériences avec ces patients élusifs, qui ont donné naissance à ce projet. Le Site de Recherche intégrée sur le Cancer (SiRIC) CURAMUS, en ouvrant grand les portes de ce département à quelques chercheurs en sciences humaines et sociales afin qu’ils en fassent leur terrain de recherche, leur a permis de se saisir également de ces questionnements et de co-construire ainsi les problématiques centrales de ce projet en collaboration rapprochée avec les professionnels de santé.

Le choix de faire circuler un questionnaire, constitué de questions généralement fermées, s’est rapidement imposé comme première étape nécessaire et cruciale. Parmi toutes les personnes ayant cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, combien sont-elles à avoir eu accès à une véritable consultation d’annonce leur ayant permis de bien comprendre leur situation ? Ont-elles été guidées vers les infirmier(e)s et/ou les psychologues du service d’hématologie dans lequel elles sont suivies ? Ressentent-elles le besoin de voir plus fréquemment les professionnels de santé ?

Les questions, formulées à l’aide des sociologues et des psychologues liés au projet, visent à présenter une image plus claire des expériences vécues par les patients, des choix qu’ils ont fait à la suite de leur diagnostic et des besoins qu’ils identifient. Afin de pouvoir entrer en contact avec les personnes asymptomatiques diagnostiquées avec une LLC (stade A), la coopération et la participation de l’association de patients ELLyE (Ensemble Leucémie Lymphomes Espoir) ont été cruciales. Ce travail doit permettre de poser les bases d’une approche plus qualitative lors d’une série d’entretiens semi-directifs visant à mieux cerner la façon dont les personnes concernées vivent cette situation particulière.

En philosophie, deux branches sont particulièrement mobilisées sur un tel terrain. L’épistémologie - dont l’objet est la connaissance, et la façon dont on l’acquiert - interroge la façon dont s’est construite la catégorie diagnostique de la LLC, la frontière qui s’est dessinée entre un état pré-leucémique comme la lymphocytose monoclonale B [ 3 , 9 ] et la LLC, ou encore les critères diagnostiques qui permettent d’établir la présence d’un risque évolutif élevé et la façon dont ils ont eux-mêmes évolué. L’éthique biomédicale, quant à elle, pose frontalement la question de savoir quelles formes de suivi nous avons le devoir de mettre à disposition des patients asymptomatiques nouvellement diagnostiqués, que ce soit au niveau des équipes de soin, de l’hôpital ou, plus généralement, de la santé publique. Elle permet également de souligner les enjeux éthiques liés au fait de proposer des interventions dites préemptives aux patients asymptomatiques à risque évolutif élevé, soulignant les risques et coûts impliqués dans de telles pratiques ainsi que les bénéfices qui pourraient en être tirés.

La moyenne d’âge des personnes diagnostiquées commence à baisser, notamment en raison de tests sanguins plus fréquents [ 3 ]. Cela signifie que des personnes de plus en plus jeunes se trouvent dans la situation complexe d’avoir été diagnostiquées avec une leucémie tout en étant asymptomatiques et à faible risque d’avoir une forme évolutive de la maladie - des malades non malades qui pourtant doivent déclarer leur diagnostic à leur assurance lors d’un emprunt, par exemple. L’acte même du diagnostic, bien qu’il ne soit suivi que d’une surveillance peu intrusive et sans traitement, n’a rien d’anodin pour des patients envers qui commence alors à se dessiner un ensemble de responsabilités morales. L’élargissement du droit à l’oubli quelques années après le diagnostic, obtenu récemment pour les patients asymptomatiques à faible risque de progression, fait, par exemple, partie de ces mesures que l’éthique biomédicale peut soutenir et promouvoir dès lors qu’elle s’engage sur le terrain.

Conclusion

Patients comme professionnels de santé sont traversés par des questionnements et des préoccupations dont eux seuls peuvent initialement saisir les enjeux et l’importance. Les humanités biomédicales, en se déplaçant sur le terrain, peuvent parfois s’emparer de ces questionnements et préoccupations afin d’en faire des sujets de recherche à part entière et d’ouvrir des pistes de réflexion qui permettront aux uns et aux autres d’adopter une perspective différente, critique et plus globale. C’est dans ce cadre que le projet « Épreuves de Damoclès » a été initié. Les résultats de cette enquête devraient prochainement aboutir à une prise en charge des patients non malades qui soit mieux adaptée à leurs besoins.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Les 3 stades (A, B et C) de la classification de Binet sont fondés sur le degré d’atteinte de différentes aires de tissu lymphoïde ainsi que sur les effets de cette leucémie sur la fonction de la moelle osseuse. Les cinq stades de la classification de Rai sont fondés sur l’étendue de la maladie et sur les taux de lymphocytes, de globules rouges et de plaquettes dans le sang.
2 Il faut cependant noter que les patients diagnostiqués avec une LLC, même asymptomatiques, sont parfois plus vulnérables aux infections.
References
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