Logo of MSmédecine/sciences : m/s
Med Sci (Paris). 38(8-9): 715–717.
doi: 10.1051/medsci/2022099.

Le philosophe au laboratoire
Le cas de la sclérose latérale amyotrophique

Anne Fenoy1*

1Sorbonne-Université, UMR 8011, Initiative humanités biomédicales , 1 rue Victor Cousin75005Paris , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Sclérose latérale amyotrophique, Humains, Laboratoires, diagnostic

 

Vignette (© DR).

« Les humanités en santé : approches de terrain » sont coordonnés par Claire Crignon, professeure d’histoire et de philosophie des sciences à l’université de Lorraine, qui a créé le master « humanités biomédicales » à Sorbonne université.

Une présence surprenante

Cet article rend compte d’un travail de recherche philosophique mené au sein du laboratoire de neuropathologie de la Pitié-Salpêtrière dirigé par le professeur Danielle Seilhean et de l’équipe « Causes de la sclérose latérale amyotrophique (SLA) et mécanismes de la dégénérescence motoneuronale » dirigée par Séverine Boillée de l’Institut du Cerveau. L’enquête n’est pas ici de nature sociologique ou anthropologique, mais relève de la philosophie et de l’histoire des sciences, tout en reposant sur un dialogue étroit avec différents acteurs impliqués dans la recherche sur les maladies du système nerveux.

« Pourquoi êtes-vous là ? Que cherchez-vous exactement ? Qu’est-ce que la philosophie ? »

Un philosophe de terrain est en permanence exposé à ces questions qu’il se pose lui-même chaque jour. La position de chercheur est ici atypique et non dénuée d’ambivalences. La philosophie est perçue comme une discipline académique qui s’enseigne au lycée ou à l’université. Elle est souvent associée à un questionnement spéculatif éloigné de l’expérience concrète de la maladie ou de la recherche clinique. En outre, les outils du philosophe ne sont généralement pas ceux de l’enquête de terrain. La recherche en histoire et philosophie des sciences médicales mobilise des éléments d’histoire de la pensée ou des concepts, comme ceux de causalité, de classification, de normal et de pathologique. Quelle légitimité peut donc avoir le chercheur en philosophie au sein d’un laboratoire de sciences médicales ?

Une démarche ancienne

La philosophie de terrain se fonde en réalité sur une tradition et une volonté de réinscrire le travail du philosophe dans la cité. Comme le souligne Christiane Vollaire (philosophe, chercheuse au Conservatoire national des arts et métiers [Cnam]), la philosophie de terrain n’apparaît pas ex nihilo . Dans le second chapitre de son ouvrage Des penseurs inquiets d’un terrain , elle retrace cet héritage en interrogeant « les œuvres de sept auteurs qui, à un degré ou à un autre, manifestent une inquiétude du rapport au terrain ». Elle met en particulier en évidence la place du terrain dans l’œuvre de Spinoza, de Marx et de Engels, de Simone Weil, d’Arendt, de Bourdieu et de Foucault, montrant que depuis longtemps la philosophie prend racine dans un « territoire à partir duquel les idées prennent corps » [ 1 ]. Dans cette lecture, le terrain prend un sens particulier : il n’est pas seulement l’expérience, le rapport à une extériorité pour poser et résoudre des questions spéculatives. Il est le point d’ancrage de la pensée. Il s’agit pour Christiane Vollaire de donner un rôle politique et social à la philosophie.

Partir du terrain permet de recueillir des données de recherche et de délimiter des objets à observer qui s’inscrivent dans une temporalité et un espace circonscrit. On peut alors poser des questions classiques en philosophie de la médecine (qu’est-ce que la santé et la maladie ?), autrement qu’en partant de la spéculation. Les avantages de cette méthode semblent indéniables : on peut ici penser à la démarche du philosophe et éthicien Fabrice Gzil sur la maladie d’Alzheimer. L’épistémologue et philosophe de la médecine Anne Fagot-Largeault commente ainsi son travail. Selon elle, « il [Fabrice Gzil] incarne une génération de jeunes philosophes ouverts aux réalités concrètes de la vie qui, avec modestie, s’efforcent de contribuer à formuler mieux, et à résoudre, non pas des problèmes éternels, mais des problèmes d’aujourd’hui […] » [ 2 ]. On a pu parler de « tournant empirique » de la philosophie, principalement dans le domaine de la santé, de la médecine et de la recherche biomédicale [ 3 ]. Cependant, quels usages spécifiques la philosophie des sciences médicales fait-elle du terrain ?

Des méthodes à inventer

La philosophie est une science humaine mais pour aborder le terrain, la sociologie, l’ethnographie ou encore l’anthropologie apparaissent plus armées. En outre, si le philosophe emprunte des outils à d’autres disciplines, comment peut-il encore affirmer la spécificité de son objet d’étude ? [ 4 ]. Pourtant, les ouvrages à destination des apprentis ethnographes utilisent un langage qui n’est pas étranger au discours philosophique. D’après Stéphane Beaud et Florence Weber, l’ethnographe doit se méfier de l’évidence « qui endort la curiosité et trompe le regard trop habitué au monde qui l’entoure », il doit « prendre de la distance » et permettre « le croisement de divers points de vue sur l’objet, éclaire[r] la complexité des pratiques, en révéle[r] l’épaisseur ». Il doit également « passer derrière les apparences », ne pas se contenter « d’une position de surplomb » ni « des catégories déjà existantes », il doit s’octroyer « le droit de douter » et le souci « toujours d’aller voir de plus près », grâce à une « curiosité rebelle et frondeuse » [ 5 ]. Le rapport entre anthropologie et philosophie est prégnant, rappelant la réflexion de Claude Lévi-Strauss dans son ouvrage Tristes Tropiques [ 6 ] : on peut voir dans le « regard éloigné » de l’ethnologue une démarche visant la remise en question des évidences, assez semblable à celle du philosophe.

Dans les faits, des méthodes qualitatives, comme l’observation et les entretiens, sont expérimentées et débattues au sein de la communauté philosophique. Faut-il s’approprier les approches qualitatives anthropologiques et/ou sociologiques afin de constituer un ensemble de données à travailler philosophiquement ? Ou faut-il chercher à construire avec les acteurs concernés des problèmes philosophiques ? Le philosophe rencontre ici la même difficulté que le sociologue : doit-il travailler sur ou avec les acteurs qu’il observe et avec lesquels il échange ?

L’identification d’un objet de recherche sur le terrain

La présence sur le terrain implique des temps d’observation, notamment lors de réunions d’équipe, d’expérimentations ou de visites de laboratoires, mais aussi la réalisation d’entretiens avec les chercheurs et les cliniciens au sujet de leur travail. Cette présence est nécessaire pour plusieurs raisons. Premièrement, elle permet d’éviter des quiproquos et de mieux comprendre l’environnement dans lequel une réflexion émerge. Tous les chercheurs en philosophie des sciences médicales ne possèdent pas de formation en biologie ou en médecine. Il est donc nécessaire de se familiariser avec des réalités et des questions qui sont de prime abord étrangères. En outre, l’engagement sur le terrain peut permettre de déterminer le choix d’étudier une maladie spécifique en raison des problèmes particuliers qu’elle pose et d’un manque d’enquête à son sujet : c’est le cas de la sclérose latérale amyotrophique (SLA) ou maladie de Charcot qui est beaucoup moins étudiée en sciences humaines et sociales que d’autres maladies neurodégénératives (comme la maladie d’Alzheimer).

Les enjeux philosophiques de la recherche sur la sclérose latérale amyotrophique (SLA)

La SLA est une maladie neurodégénérative qui affecte les neurones moteurs. À la suite du diagnostic, l’espérance de vie du patient est en moyenne de 2 à 5 ans. Sa qualité de vie se détériore très vite (paralysie des membres, troubles de la déglutition et de la respiration). La mort survient le plus souvent par asphyxie lorsque les muscles de la respiration sont atteints. La SLA concerne de plus en plus d’individus (son incidence en France est estimée à 2,5 pour 100 000 habitants et sa prévalence comprise entre 5 et 8 pour 100 000 habitants) à cause du vieillissement de la population et de l’influence de l’âge dans cette maladie. Toutefois, malgré des progrès de la recherche sur cette maladie, aucune thérapie efficace n’est disponible et elle demeure incurable. Seuls sont pratiqués des traitements symptomatiques visant à ralentir la progression de la maladie et à améliorer autant que possible la qualité de vie des patients. Ses causes ne sont pas clairement déterminées. La majorité des cas sont dits sporadiques, sans cause apparente, et une minorité est due à des mutations génétiques [ 7 ].

La confrontation avec le terrain fait surgir un certain nombre de problèmes épistémologiques et éthiques relatifs à la recherche sur cette maladie. Par exemple, comment les différents acteurs de la recherche sur la SLA (cliniciens, chercheurs, associations de patients, etc.) parviennent-ils à dialoguer pour la recherche d’un traitement ? Comment l’interdisciplinarité est-elle mise en place pour élaborer un savoir thérapeutique ? Ou encore, comment aborder le conseil génétique face à des parents dont la maladie de leur enfant ne se déclarera qu’aux alentours de soixante ans ?

Des apports réciproques

Si la présence sur le terrain est un atout pour formuler des problèmes philosophiques, on peut se demander si elle est également bénéfique aux différents acteurs qui acceptent d’accueillir un chercheur en sciences humaines et sociales sur leur lieu de travail et de réaliser des entretiens. Il est vrai que, souvent, le philosophe est perçu comme celui qui vient chercher des problèmes là où il n’y en a pas. Cette posture est en partie revendiquée. Georges Canguilhem (1904-1995), médecin et philosophe, écrit que « la fonction propre de la philosophie est de compliquer l’existence de l’homme […] » [ 8 ]. Le philosophe cherche les présupposés, il interroge et questionne. Il possède le luxe du temps de la curiosité et de l’indiscrétion. Toutefois, son rôle n’est pas de juger les pratiques et les discours. Georges Canguilhem résume cette ambiguïté : « Les progrès et la rectification du savoir des physiologistes sont l’affaire des physiologistes. Physiologiste est maître chez soi. Mais philosophe est indiscret partout » [ 9 ]. Le propre de la philosophie, selon Canguilhem, est en effet de s’intéresser à ce qui ne semble pas la concerner : « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère » [ 10 ]. Durant les échanges engagés avec les acteurs de la recherche biomédicale, l’indiscrétion du philosophe est avant tout perçue comme la permission d’un dialogue permettant de poser des questions qui ne concernent pas que les cliniciens ni les chercheurs mais intéressent l’ensemble de la société : celles de la rareté des maladies et des limites de la médecine thérapeutique, celles de la définition des maladies et des méthodes pour les connaître lorsque les outils d’observation se transforment ou que de nouvelles techniques sont mises à disposition des chercheurs. Ainsi, les philosophes peuvent apprendre, en travaillant aux côtés de chercheurs en santé et de médecins, à formuler et à étudier des questions sur des objets qui leur sont étrangers, tels que la SLA. De même, les chercheurs et les médecins peuvent adopter, aux côtés des philosophes, un regard et des réflexions distanciés sur des objets qui leur sont quotidiens. La réciprocité des apports et des échanges pourrait donner lieu à la production éventuelle de travaux communs que les uns et les autres n’auraient pas pu mener seuls.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
1.
Vollaire C . Pour une philosophie de terrain. . Paris: : Créaphis éditions; , 2017 : :190. p.
2.
Gzil F . La maladie d’Alzheimer : problèmes philosophiques. . Paris: : PUF; , 2009 : :XI. – 249 p.
3.
Gateau V . Pour une philosophie du don d’organes. . Paris: : Librairie philosophique J Vrin; , 2009 : :253. p
4.
Dekeuwer C , eds. Le terrain en philosophie, quelles méthodes pour quelle éthique ? Paris: : Classiques Garnier; , 2020 : :151. p.
5.
Beaud S , Weber F . Guide de l’enquête de terrain : produire et analyser des données ethnographiques. . Paris: : La Découverte; , 2010 : :334. p
6.
Lévi-Strauss C . Tristes tropiques. . Paris: : Presses pocket; , 1984 : :504. p
7.
Couratier P , Marin B , Lautrette G , et al. Épidémiologie, spectre clinique de la SLA et diagnostics différentiels. . Presse Med. 2014; ; 43 : :538. – 548 .
8.
Canguilhem G Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie : nouvelles études d’histoire et de philosophie des sciences. . Paris: : Librairie philosophique J Vrin; , 2009 : :188. p
9.
Canguilhem G . Le cerveau et la pensée. . In: Collège international de philosophie. Georges Canguilhem : philosophe, historien des sciences. . Paris: : Albin Michel; , 1992 : :330. p.
10.
Canguilhem G Le normal et le pathologique. . Paris: : Presses universitaires de France; , 1966 : :226. p