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Med Sci (Paris). 38(8-9): 663–668.
doi: 10.1051/medsci/2022105.

Le jumeau numérique en santé
Apports organisationnels et limites épistémologiques dans un contexte de crise sanitaire

Sandra Bertezene1*

1Titulaire de la chaire de gestion des services de santé, Conservatoire national des arts et métiers , 2 rue Conté , 75003Paris , France
Corresponding author.
 

Vignette (© DR).

Lors d’une formation qu’il donne en 2002 à l’université du Michigan (États-Unis), Michael Grieves, alors expert au Florida Institute of Technology , parle pour la première fois des jumeaux numériques qu’il désigne alors par le terme de « modélisations d’espaces en miroir ». Michael Grieves décrit aux participants la réalisation du double virtuel d’un processus de production d’un bien, à partir de l’inventaire des éléments physiques qui le constituent, de sa conceptualisation jusqu’à sa vente [ 1 , 2 ] 1 .

Un organe ou un médicament sont des systèmes complexes [ 3 ] que les données de santé et la littérature scientifique permettent de modéliser à partir de caractéristiques clairement identifiées. Mais qu’en est-il d’un service de santé ? Comment les décideurs peuvent-ils mobiliser ce type d’approches numériques pour améliorer la qualité des soins dans un contexte de rationalisation budgétaire chronique, de tension sur le marché du travail, de pandémie et, plus globalement, dans le contexte incertain que nous connaissons ?

Dans cette synthèse, nous tentons d’apporter des pistes de réponses à ces questions en trois temps : d’abord, en décrivant des exemples de jumeaux numériques destinés au secteur de la santé ; ensuite, en montrant comment cette approche peut s’avérer précieuse pour gérer les risques inhérents à une crise sanitaire ; et, enfin, en expliquant pourquoi l’articulation des jumeaux numériques avec des simulations dans le monde réel est indispensable pour mieux appréhender l’incertitude et faire face à l’inconnu.

Cette réflexion s’inscrit dans le cadre du programme de recherche COPING 2 dont l’objectif est d’analyser les pratiques professionnelles au sein de différents centres hospitaliers universitaires (CHU), mais également de proposer des pistes de travail aux dirigeants, en termes de stratégie et de pilotage.

Le jumeau numérique à l’hôpital : le miroir d’une partie de l’organisation pour améliorer le fonctionnement et la qualité des soins

Aujourd’hui, différents systèmes complexes 3 dans le domaine de la santé, comme les organes ou les médicaments, font l’objet de jumeaux numériques afin d’améliorer la qualité de vie et le bien-être des patients. Lors d’une première phase, il s’agit de décrire finement un individu à partir de ses propres données de santé afin de créer son double virtuel. Lors d’une seconde phase, des simulations sont effectuées avec cette représentation numérique afin de faciliter les prédictions et les recommandations personnalisées [ 4 ]. Le jumeau numérique d’un anévrisme de l’aorte permet ainsi de fabriquer des endoprothèses spécifiques à chaque patient et, pour le chirurgien, de préparer son intervention grâce aux simulations des complications qui pourraient survenir après l’opération. De même, le jumeau numérique d’un pied permet de tester l’efficacité de différentes prothèses réalisées virtuellement. Lorsque le résultat souhaité par l’orthopédiste est obtenu, la prothèse personnalisée est fabriquée et permettra d’assurer au patient une bonne et rapide récupération. Pour un médicament, la technique est identique. Elle consiste à créer la version numérique d’un patient à partir de ses données de santé et à tester, ensuite, l’impact sur son jumeau du médicament virtuel 4 . Ces exemples montrent ainsi l’intérêt que représente le jumeau numérique pour les différentes parties prenantes. Pour les industriels, ce jumeau assure de nouveaux débouchés commerciaux (par exemple, les prothèses sur mesure) ou des économies de ressources (par exemple, des gains de temps sur les tests in vivo grâce aux modélisations in silico ) [ 19 ] ( ).

(→) Voir la Synthèse de G. Maquer et P. Favre, m/s n° 1, janvier 2022, page 38

Pour les hôpitaux, il permet une médecine personnalisée qui améliore toujours plus la qualité des soins délivrés aux patients, et il favorise la montée en compétences et la valeur ajoutée des pratiques professionnelles.

Les jumeaux numériques de services de santé, tels que rapportés dans la littérature, sont le reflet de systèmes complexes, peu ouverts sur leur environnement et dont les données essentielles (nombre de patients dans un service de soins d’urgence sur une période donnée, examens dans un service de radiologie par type et par heure, etc.), sont sélectionnées et collectées dans l’espace réel [ 5 ]. Les lignes qui suivent donnent différents exemples de jumeaux numériques de services, ainsi que des objectifs poursuivis :

  • les services d’urgences, afin d’en gérer plus efficacement les ressources (médicaments, équipements et fournitures, temps, personnels et, bien sûr, flux de patients) en raison des aléas et des difficultés de programmation qui caractérisent ce type de service [ 6 ] ; mais également afin d’aider à la prise de décision en période d’extrême tension (recherche de la réduction des temps d’attente d’examens biologiques, d’un lit d’hospitalisation, etc., grâce à une mobilisation efficace des matériels et des personnels) [ 7 ] ;
  • les services de soins intensifs, afin de prendre des décisions rapides quant à l’affectation des personnels et des matériels en fonction de l’arrivée et du transfert des patients, mais également en fonction de leur état de santé [ 8 ] ;
  • les services de radiologie, afin d’améliorer l’organisation du travail et la planification des examens dans un contexte d’augmentation du nombre de patients (recherche de la réduction des temps d’attente des patients en améliorant le taux d’utilisation des équipements permettant de réaliser des examens, etc.) [ 9 ] ;
  • les parcours de soins des patients malades de la Covid-19, afin d’en assurer l’efficacité grâce à une meilleure distribution des ressources à l’intérieur des régions et dans l’ensemble du pays [ 10 ].

La modélisation porte en fait sur une partie de service ou de processus, mais jamais sur l’ensemble du processus, a fortiori jamais sur un établissement dans sa globalité. Cette échelle, bien que réduite, apparaît cependant être la meilleure solution pour que le jumeau numérique soit un véritable outil d’aide à la décision (voir Encadré ).

Le jumeau numérique pour gérer les risques liés à une crise sanitaire

L’économiste américain Frank Knight (1885-1972) est un pionnier dans l’étude du risque au sein des organisations. Ses travaux, publiés en 1921 [ 11 ], font une distinction claire entre ce qui est risqué (du latin risecum « ce qui coupe, écueil ») et ce qui est incertain (un terme dérivé du latin incertus , « qui n’est pas précis, pas fixé, pas assuré, douteux, vague, aléatoire »). Selon Frank Knight, la « différence pratique entre les deux catégories, le risque et l’incertitude, est que, s’agissant du premier, la distribution du résultat parmi un ensemble de cas est connue (soit par le calcul a priori, soit par des statistiques fondées sur les fréquences observées), tandis que ceci n’est pas vrai de l’incertitude, en raison de l’impossibilité de regrouper les cas, parce que la situation à traiter présente un degré élevé de singularité » [ 12 ].

Pour Frank Knight, il existe des risques qui peuvent être limités, voire supprimés, grâce à un management adéquat car leur cause est endogène, par exemple le choix d’un mauvais investissement. Il qualifie ces risques de spéculatifs. Au sein d’un hôpital, il s’agit, par exemple, du risque d’infection associée aux soins, ou encore du risque iatrogène. Dans ces situations, les possibilités d’évolution du patient sont identifiées, probabilisables et quantifiables. Le Guide d’aide à la préparation et à la gestion des tensions hospitalières et des situations sanitaires exceptionnelles, diffusé par le ministère en charge de la Santé [ 13 ], propose un cadre afin de se préparer aux crises et les gérer, en adéquation avec les ressources sanitaires accessibles dans le territoire concerné. Ce guide propose des éclairages quant à l’organisation de l’établissement, avec une montée en puissance graduée, le fonctionnement de la cellule de crise hospitalière, ou l’utilisation d’outils, en cas de catastrophe naturelle, d’accident majeur, d’attentat, etc. En ce qui concerne la gestion des épidémies, le Guide invite, par exemple, les établissements à identifier le nombre de lits de surveillance continue et de lits dédiés à la réanimation, ou le nombre de lits en chambre individuelle et en chambre d’isolement à pression négative, afin que chaque établissement puisse évaluer sa capacité de réponse. Pour éviter la saturation des services, un jumeau numérique pourrait révéler les ressources disponibles et ainsi alerter l’établissement sur les potentiels points de rupture des capacités de prise en soins. Cela permettrait à l’hôpital de prendre des décisions éclairées tout au long de l’événement. Le jumeau numérique pourrait également être un outil précieux de prospective, en permettant un regard plus précis sur les ruptures possibles selon différents scénarios concernant les flux de patients, sur une période donnée. À l’échelle d’un groupement hospitalier de territoire (GHT), le jumeau pourrait prendre en considération les variations de ressources disponibles et mobilisées dans les établissements afin de prévoir et de faciliter la mutualisation des personnels et des moyens matériels, la libération de lits, ou le transfert de patients vers d’autres établissements publics ou privés sanitaires ou médico-sociaux, en dehors du GHT, ou même de prendre en compte la mobilisation de transports médicalisés pour certains patients. À l’échelle régionale, le jumeau pourrait constituer une aide à la décision des redéploiements à très court terme, ou à plus long terme, dans le cadre du Plan zonal de mobilisation des ressources sanitaires. L’objectif de tels jumeaux est par conséquent de favoriser la prise de décision par les autorités de santé, afin d’anticiper les risques et donc de les éviter, ou de les réguler efficacement et rapidement lorsqu’ils surviennent, quelle que soit l’échelle géographique.

Les jumeaux numériques de ce type sont donc une piste de réflexion intéressante afin de pallier les défaillances des systèmes d’information [ 14 ], telles que relevées par la Commission d’enquête sénatoriale pour l’évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies. Les travaux de cette Commission ont en effet mis en évidence les problèmes de pilotage des ressources matérielles et humaines, mais également la difficulté d’identifier les malades souffrant de la Covid-19, au plus fort de la crise. Finalement, ils ont montré la potentielle dégradation de la qualité des soins au cours de cette période, faute d’informations exhaustives et pertinentes. Le répertoire opérationnel de ressources (ROR) et l’outil SI-VIC (système d’information pour le suivi et l’identification unique des victimes) 5 d’identification et de suivi des patients, ont été jugés chronophages par les établissements. Ces outils sont en effet parfois mal maîtrisés et, finalement, ils restent peu utilisés par les professionnels. Ces quelques exemples illustrent ainsi le manque plus global d’un contrôle de gestion unifié des services de soins auxquels les jumeaux numériques pourraient apporter une contribution efficace, en particulier en période de crise.

La simulation dans le monde réel pour appréhender l’incertitude liée à une crise sanitaire

Dans son ouvrage, Risk, Uncertainty and Profit , publié en 1921 [ 11 ], Franck Knight décrit l’incertitude comme une situation inconnue dont les perspectives d’évolution, la durée, les conséquences et, plus généralement, le futur, sont impossibles à prévoir. Les difficultés auxquelles les entreprises doivent faire face dans ce cas sont exogènes, et Franck Knight les qualifie de risques purs. Pour les hôpitaux, il s’agit, par exemple, des épidémies, des glissements de terrain, des inondations qui entraînent des flux importants de victimes ou de malades. Dans ces situations, l’avenir ne peut pas être identifié, probabilisé, ou quantifié de manière certaine. La pandémie de coronavirus que nous vivons en est un exemple : quels variants du virus allons-nous rencontrer ? Quelles seront leur incidence et leur intensité auprès des personnes les plus vulnérables ? Quelle zone géographique le virus va-t-il toucher ? Quand ? etc.

À la complexité de ces phénomènes que l’on ne peut prédire, s’ajoute la complexité du système de santé. Un hôpital interagit, directement et indirectement, avec un nombre important d’intervenants, eux-mêmes en interaction entre eux et avec d’autres intervenants : la population, les services et les établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux, publics et privés, les médecins de ville, les associations de patients, l’industrie pharmaceutique, l’Assurance maladie, les mutuelles, etc. En son sein, l’hôpital est également le théâtre d’interactions multiples : entre les corps médical et paramédical, entre les soignants et les soignés, entre les cadres et les personnels, entre les partenaires sociaux et la direction, etc. L’hôpital est donc un système complexe qui évolue dans un système complexe plus vaste encore, celui de la santé. Rappelons que le jumeau numérique ne cherche pas à simplifier la réalité. Au contraire, il cherche à refléter la réalité comme un miroir, afin de prévoir le comportement du système modélisé. Les nombreux systèmes et composants hétérogènes en interaction, les actions et boucles de rétroaction ne peuvent pas être formalisés en raison de leur multitude et de leur imprévisibilité. Modéliser fidèlement l’hôpital dans son ensemble afin d’anticiper des difficultés est ainsi une entreprise vaine, sauf à être gagné par le démon de Laplace . Le jumeau numérique est donc dans ce cadre tout à fait inapproprié.

Les simulations réalisées dans le monde réel n’ont pas l’ambition d’être le miroir de la réalité, contrairement au jumeau numérique. Leur objectif n’est pas de prédire pour mieux agir, mais de simuler un environnement plausible pour mieux appréhender l’incertitude générée par une catastrophe, quelle qu’elle soit. Le ministère en charge de la Santé recommande d’ailleurs la réalisation d’exercices et d’entraînements de terrain pour se préparer aux crises [ 13 ]. En simulant la gestion des tensions hospitalières, les équipes peuvent en effet tester le fonctionnement de la cellule de crise, la capacité des différents groupes d’acteurs à comprendre et à réaliser leurs missions, l’efficacité des dispositifs de communication, etc. Les professionnels peuvent ainsi apprendre de leur environnement afin de mieux le comprendre et, le cas échéant, corriger leur plan d’actions. Les simulations peuvent être inopinées ou annoncées, et préparées selon un scénario préalablement déterminé : par exemple, une attaque bactériologique dans un centre-ville mettant en jeu les soins, l’évacuation des blessés et des dilemmes éthiques tels que le triage des patients [ 15 ]. Ces simulations peuvent être organisées à l’échelon national, régional, départemental, local ou zonal. L’exercice peut tester la totalité du dispositif ou seulement une partie. C’est dans ce cadre que le Service d’aide médicale urgente (Samu) de Paris a testé le concept du train à grande vitesse (TGV) médicalisé en organisant, en mai 2019, un exercice d’évacuation de victimes d’un attentat fictif. Grâce à cet exercice, moins d’un an plus tard, les hôpitaux et le Samu ont pu organiser le transfert de malades de la Covid-19 d’une région à une autre. La simulation permet ainsi de se préparer à des situations inédites, uniques, inattendues.

Complémentarité des outils des mondes virtuel et réel pour faire face aux crises sanitaires : articulation du positivisme et du constructivisme par des professionnels à la fois rationnels et pragmatiques

Les jumeaux numériques relèvent d’une épistémologie positiviste et conduisent les professionnels à développer une pratique qui se veut rationnelle. À l’opposé, les simulations in situ relèvent d’une épistémologie constructiviste et conduisent les professionnels à tendre vers une pratique pragmatique et réflexive. Ces deux approches ne s’opposent pas. Au contraire, elles se complètent de manière fructueuse au bénéfice des patients et plus globalement, au bénéfice des établissements hospitaliers et du système de santé dans son ensemble.

Le risque peut être géré par un processus linéaire de recherche de causes et d’effets qui permet la définition et la réalisation de mesures clairement identifiées. Dans ce cadre, le jumeau numérique consiste à modéliser des systèmes complexes, mais de taille modeste et peu ouverts, par exemple une partie de processus ou de service de soins. La gestion des risques par des simulations in silico relève d’une approche positiviste de la création des connaissances qui considère les processus ou les services de soins comme des entités objectives, dont on essaie d’expliquer le fonctionnement grâce à la mise en évidence de liens de cause à effet (entre ressources et flux de patients, entre consommation de gel hydro-alcoolique et réduction des infections, etc.). Le jumeau numérique permet de prendre des décisions de court terme, par exemple redéployer des moyens matériels dans une région ou entre régions. Il permet également de prendre des décisions à plus long terme, par exemple, modifier un plan d’investissement et l’axer sur l’achat d’un scanner et la formation des personnels à son utilisation en raison de la modification des flux de patients observés sur un temps long, observation éventuellement combinée avec la modification de l’offre de soins sur le territoire. Le jumeau numérique constitue de cette manière une véritable aide à la décision en vue de meilleurs résultats immédiats et d’une plus grande création de potentiel à plus long terme. Il permet ainsi une véritable gestion des risques par des professionnels rationnels qui déduisent les connaissances de principes premiers, logiques et universels, considérés comme indépendants d’eux.

À l’opposé, mais de manière complémentaire et d’égale importance, la simulation in situ permet de mieux appréhender les incertitudes véhiculées par l’environnement. Cette compréhension du réel passe par la mobilisation d’une pensée complexe [ 3 ], adaptée à l’analyse de systèmes faits de composants en interaction, nombreux et hétérogènes, comme c’est le cas d’un hôpital exposé à une pandémie.

Alors que le jumeau numérique relève d’un paradigme positiviste qui cherche à expliquer le fonctionnement du réel, la simulation in situ relève à l’inverse d’un paradigme constructiviste qui souhaite rendre intelligible le réel observé grâce à la manière dont les professionnels impliqués dans la simulation le comprennent. Cette compréhension du réel se traduit par des modélisations qui s’apparentent à des cartes, autrement dit à une représentation à la fois simplifiée d’une facette du réel étudié et dépendante de celui qui l’étudie [ 16 , 17 ]. La généralisation des connaissances dans ce cadre n’est pas statistique mais générique, c’est-à-dire issue de différentes sources essentiellement qualitatives, même si les sources quantitatives sont également présentes. Par exemple, il est possible de simuler les pratiques de communication entre l’Agence régionale de santé (ARS) et les équipes de direction d’un CHU, lors d’une explosion nucléaire fictive. L’objectif pourrait être, par exemple, de mieux comprendre l’appropriation et la mise en œuvre synchronisée des consignes par les équipes de soins, ou encore les adaptations performantes de l’organisation des soins sur la base des informations transmises. Les simulation in situ viennent compléter les simulations in silico en agissant comme un levier de la construction de connaissances communes, partagées et « actionnables », c’est-à-dire « valables et pouvant être mises en action » immédiatement [ 18 ] par des praticiens réflexifs. L’expérience vécue révèle des événements inattendus, et elle suggère des conduites à tenir. En somme, elle montre les implications pratiques d’un phénomène à des professionnels pragmatiques.

Le jumeau numérique : l’exemple du CHU de Saint-Étienne *

Gilles Laroze, directeur délégué aux Pôles cliniques et Blocs du CHU de Saint-Étienne, a assuré la mise en œuvre du jumeau numérique des blocs opératoires en 2014, avec Vincent Augusto (professeur à l’école des Mines de Saint-Étienne) et son équipe. L’objectif était alors de développer la chirurgie ambulatoire, afin de répondre aux besoins des patients, tout en garantissant la meilleure qualité possible de prise en soins. Le défi était alors de rester en adéquation avec les locaux disponibles et de limiter les contraintes organisationnelles imposées aux chirurgiens.

Le projet a démarré avec un recueil exhaustif de données de terrain. Pendant un mois, les élèves de l’école des Mines ont parlé aux professionnels, afin d’obtenir une description détaillée du parcours des patients, depuis leur entrée à l’unité de chirurgie ambulatoire jusqu’à leur sortie de l’hôpital, en passant par la salle d’opération et la salle de réveil. Toutes les étapes du parcours ont été décrites : l’accueil, les soins, les explications et les temps de réalisation de chacune des étapes, les temps de déplacement, les matériels utilisés, les professionnels mobilisés, etc. Ce travail minutieux a permis de réaliser une description précise du parcours des patients et du temps consacré à l’activité chirurgicale. Il faut souligner que cette description intègre un élément fondamental pour la réalisation du jumeau numérique et pour la prise de décision : la variabilité du temps consacré à chacune des étapes.

Le jumeau a ainsi permis d’évaluer le nombre de patients pouvant être accueillis en chirurgie ambulatoire sans qu’aucune contrainte ne pèse sur la programmation chirurgicale. Les simulations ont également permis de dimensionner les moyens matériels nécessaires à l’activité (le nombre de brancards par exemple), d’illustrer les conséquences possibles d’une éventuelle saturation afin de sensibiliser les professionnels à ce type de dérive, ou encore de définir des plafonds (par type d’anesthésie) à ne pas dépasser, pour éviter la saturation de l’unité. Et encore aujourd’hui, à chaque fois que l’activité s’approche des curseurs identifiés par le jumeau numérique, des décisions sont prises afin d’anticiper toute difficulté et assurer la meilleure qualité de soins possible.

* Voir également la présentation de Gilles Laroze, le 29 mars 2022, Webconférence de l’ANAP : un jumeau numérique pour mon hôpital ? ( https://www.youtube.com/watch?v=bTVpj3-11dU&t=1s )

Conclusion

Chercheurs et praticiens ont proposé, ces deux dernières années, maintes solutions pour assurer la pérennité du système de santé dans notre environnement bouleversé par la crise sanitaire : développer la coopération des services et des établissements publics et privés, médico-sociaux et sanitaires, au sein des territoires, accroître davantage la place des patients dans leur parcours, rénover les systèmes de tarification pour une ventilation des ressources plus efficaces, améliorer l’attractivité des métiers afin de réduire les tensions sur le marché du travail des soignants, etc.

Tous ces chantiers restent d’actualité, mais leur efficacité est suspendue à une autre organisation de l’action collective : un management qui encourage les professionnels à se doter d’une sagesse pratique, à être des praticiens rationnels mais également réflexifs et pragmatiques, capables de créer des connaissances et prendre des décisions qui relèvent à la fois du vrai et du juste, notamment grâce aux simulations in silico et in situ . Les premières s’attachent aux inconnues connues, par exemple les conséquences d’une épidémie sur la mobilisation des lits et des matériels de soins. Le jumeau numérique est dans ce cadre utile pour anticiper les difficultés, prendre des décisions éclairées et adaptées à court et long termes pour une meilleure gestion des risques. Les secondes s’attachent aux inconnues inconnues, comme les impacts d’une épidémie mondiale d’un nouveau virus dont on ne connaît pas l’issue. Dans ce cas, les scénarios simulés encouragent une pratique pragmatique, réflexive, propice à la co-construction (soignants, médecins, directeur de l’hôpital, représentants des tutelles, etc.) d’une meilleure compréhension de l’incertitude.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Voir également les différentes présentations en Webconférence : https://www.youtube.com/watch?v=bTVpj3-11dU&t=1s
2 COPING ( covid pandemic institutional management ) est consacré au pilotage des organisations de santé en période de crise sanitaire, financé par la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) du ministère des Solidarités et de la Santé. Il est piloté par les Hospices Civils de Lyon (HCL) et réalisé avec l’université de Lyon, Sciences Po Lyon et le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).
3 Un système complexe ne peut pas être réduit au comportement de ses parties (ou composants). Il se caractérise par des propriétés émergentes qui naissent de l’organisation du tout. Ces propriétés peuvent ensuite rétroagir sur les parties. Un système complexe peut donc être plus que la somme de ses parties, mais également moins car les parties peuvent présenter des qualités inhibées par l’organisation de l’ensemble [ 3 ].
4 Une autre technique consiste à adapter la prothèse ou le traitement médicamenteux en fonction des résultats déjà obtenus sur un ou plusieurs patients qui présentent des caractéristiques identiques ; caractéristiques capitalisées au sein d’une base de données de santé dense, sans cesse alimentée et enrichie grâce au big data . Cette technique, bien qu’apparentée à celle du jumeau numérique, ne répond pas exactement à la définition donnée par Mickaël Grives qui suggère une liaison permanente et en temps réel, entre le jumeau numérique et la réalité physique (grâce aux données transmises par les systèmes d’information traditionnels, et bien sûr grâce au big data ).
5 Créé en 2016, suite aux attentats survenus à Paris en 2015, SI-VIC est déclenché lors d’événements et de catastrophes (attentats, situations sanitaires exceptionnelles). Il permet de renseigner et de mettre à jour les informations relatives à l’identité du patient pris en charge ; la prise en charge (hospitalière ou médico-psychologique) du patient ; la personne à contacter, proche du patient.
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