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Med Sci (Paris). 38(6-7): 594–599.
doi: 10.1051/medsci/2022077.

Les attendus d’une approche d’économie comportementale pour les décisions individuelles face à la pandémie de COVID-19 : succès et déceptions

Thierry Blayac,1 Dimitri Dubois,1 Sébastien Duchene,1 Phu Nguyen-Van,2 Ismaël Rafaï,1,3 Bruno Ventelou,4* and Marc Willinger1

1CEE-M, université de Montpellier, CNRS, INRAE, Institut Agro , Montpellier , France
2ECONOMIX, CNRS, UPL, université Paris Nanterre , Nanterre , France & TIMAS, Thang Long University, Hanoi, Vietnam
3Université Côte d’Azur, CNRS, GREDEG , Nice , France
4Aix Marseille Univ., CNRS, AMSE , Marseille , France & Observatoire régional de la santé PACA, Marseille, France
Corresponding author.
 

Vignette (© DR).

Le projet CONFINOBS et ses attendus

L’économie comportementale est un courant de recherche qui étudie les décisions prises par les individus et les institutions en se plaçant à la frontière entre l’économie et la psychologie. Elle s’appuie à la fois sur des modélisations mathématiques, renouvelées par rapport au paradigme standard de l’ homo-œconomicus - individu égoïste et parfaitement rationnel - en théorie de la décision, et sur l’expérimentation (économie expérimentale). Alternativement, elle repose sur l’analyse de données d’expériences naturelles ou quasi-expérimentales (économétrie). Dans le cadre du projet CONFINOBS (Observance et observation des mesures barrières et du confinement : une approche d’économie comportementale), financé par l’Agence nationale de la recherche et la région Occitanie (ANR-20-COVI-000), nous avons utilisé cette approche afin de mieux comprendre les décisions des individus face à la crise sanitaire engendrée par la pandémie de COVID-19.

Il s’agissait précisément d’identifier les dimensions comportementales pouvant influencer le respect des mesures de confinement et l’adoption des gestes barrières, afin de concevoir des mesures non coercitives efficaces, de mieux cibler la communication pendant et après la crise, et d’accroître l’impact de cette dernière sur les comportements.

Les économistes comportementaux considèrent que nos décisions peuvent s’expliquer par nos préférences autour de trois dimensions : vis-à-vis du risque (notre propension à renoncer à un bien-être certain pour un bien-être incertain), vis-à-vis du temps (notre propension à renoncer à un bien-être immédiat pour un bien-être futur) et vis-à-vis d’autrui (notre propension à sacrifier/accroître notre bien-être personnel au bénéfice/détriment du bien-être d’autrui) [ 1 ]. A priori , on peut penser que ces trois dimensions s’expriment dans le comportement de respect des mesures prises contre la pandémie de COVID-19, qui représente un coût individuel certain et immédiat (masques inconfortables, limitation des libertés individuelles), mais apporte des bénéfices incertains, futurs, à soi-même et à l’ensemble de la communauté (réduction de la transmission du virus, et, in fine , diminution des décès).

Ces préférences peuvent être mesurées à l’aide de jeux économiques, où les participants font des arbitrages monétaires réels (on parle alors de préférences révélées par les choix), ou simplement en répondant à des questionnaires (préférences déclarées ). Nous nous sommes intéressés à la façon dont ces mesures permettent d’expliquer le respect des consignes anti-COVID et l’efficacité de politiques publiques « comportementales ». Nos résultats montrent l’importance des préférences individuelles dans le respect des mesures sanitaires, tout en questionnant la pertinence des méthodes utilisées pour leur évaluation.

À ce stade, et toujours en guise d’introduction, nous pouvons donner deux exemples de dimensions comportementales qu’il nous semblait important de documenter et de discuter, en lien avec les comportements sanitaires : la pro-sociabilité et l’attitude face au risque.

La pro-sociabilité (ou prosocialité)
Lors de la conception de notre projet, la façon dont la pro-sociabilité 1 agit sur la propagation d’une infection était mal comprise, en raison d’effets contradictoires. D’un côté, une plus grande ouverture aux autres modifie la densité des liens sociaux, favorisant la multiplication des contacts et aggravant donc le risque de contamination. De l’autre, la pro-sociabilité pourrait au contraire atténuer la circulation de l’épidémie au travers d’une plus grande attention à autrui, en respectant plus scrupuleusement les consignes. De façon symétrique, les individus anti-sociaux ou sociopathes, pourraient aggraver la propagation du virus par des comportements disgressifs par rapport aux mesures prophylactiques ou, au contraire, l’atténuer en adoptant une plus forte distanciation. Il existait une vaste littérature sur la diffusion des infections microbiennes en lien avec les réseaux sociaux, au sens de réseaux relationnels (famille, voisinage, etc.). En revanche, il existait très peu de travaux sur le lien entre les préférences sociales et la propagation virale. Cette lacune avait été relevée par Murayma et al. en 2012 [ 2 ], qui ne recensaient que treize articles sur le sujet. Des exemples existaient pourtant, mais sur des sujets autres que la santé [ 35 ]. Ils avaient pointé, dans le cas de la confiance envers autrui, l’absence de corrélation entre les mesures déclaratives et les mesures obtenues (révélées) par des jeux à incitations monétaires réelles [ 6 ]. Un de nos objectifs était donc de mettre en évidence la manière dont les préférences sociales, et, en particulier, la confiance, la pro-sociabilité et la propension à coopérer, provoquées expérimentalement ou pas, déterminent le respect des mesures de confinement et des gestes barrières.
Attitude face au risque et observance
L’observance d’une prescription médicale par un patient est une notion difficile à modéliser, car elle est non seulement multifactorielle, mais elle évolue, pour un même sujet, en fonction des termes de la prescription : mesures d’hygiène, mesures barrières, ou respect d’un traitement médicamenteux (qui est le domaine pour lequel l’étude du comportement d’observance a été le plus développé par les sciences sociales en santé). En suivant la voie ouverte par la « théorie du comportement planifié » 2 et la perspective d’un sujet actif dans le cadre d’une décision médicale [ 7 ], les études sociologiques soulignent d’abord bien le risque d’une inobservance volontaire de la part des patients, avec un refus délibéré de suivre les recommandations médicales (à l’inverse d’une forme involontaire, dans laquelle le patient est présenté comme victime d’une situation qui le dépasse, parce qu’il manque d’informations ou de connaissances). Les analyses économiques de la décision du patient [ 8 ] considèrent en outre que le comportement d’inobservance peut résulter d’une optimisation dans le temps (inter-temporelle) : on confère au sujet des connaissances, un savoir et une capacité de réflexion qui peuvent influencer sa décision, entre inconvénients immédiats d’un traitement médical (perte de revenu, effets indésirables) et bénéfices futurs de l’observance (la bonne santé, pour lui-même ou pour les autres). Le calcul coût-avantage que le patient fait et son attitude face au risque peuvent ainsi l’amener à ne pas respecter une prescription médicale [ 9 ].
La technique d’enquête

Nous avons collaboré avec un institut de sondage ( ViaVoice 3, ), afin d’avoir accès à un échantillon de 1 154 personnes majeures, représentatives de la société française en termes de genre, classe d’âge, catégorie socio-professionnelle, situation géographique et taille de la ville qu’ils habitent. Pendant quelques semaines (du 4 mai au 16 mai 2020), à la fin du premier confinement au printemps 2020, nous avons soumis à ces personnes un questionnaire et des tâches expérimentales à compléter sur internet. L’application en ligne a été développée avec le logiciel oTree 4 , particulièrement adapté aux sciences comportementales (et soumise au Comité d’éthique du laboratoire CEE-M). Cette application est structurée autour de quatre blocs principaux, chacun répondant à un objectif clairement identifié et/ou mobilisant une méthodologie spécifique : bloc 1, questions sur le respect des mesures sanitaires ; bloc 2, expérience de choix discrets mesurant les préférences en matière de règle de confinement ; bloc 3, jeux économiques avec incitations monétaires pour révéler les préférences vis-à-vis du risque, du temps et d’autrui ; et bloc 4, questionnaire auto-déclaratif sur ces préférences ; le tout étant suivi de questions sociodémographiques et générales.

Bloc 1 : respect des consignes sanitaires
Les mesures sanitaires que nous avons étudiées concernent le respect du premier confinement, l’intention de respecter un hypothétique futur confinement, l’usage du masque, et le respect des gestes barrières, à savoir la distanciation physique, le lavage des mains, l’éternuement dans le coude, l’absence de contact avec son visage. La méthodologie développée s’appuie sur un questionnaire classique à réponse fermée, majoritairement avec des échelles de Likert à cinq items 5 .

L’enquête avait également comme objectif de tester la pertinence d’un nudge 6 de « norme sociale » pour évaluer son efficacité quant au respect des contraintes sanitaires. La méthode a consisté à insérer un mini-dispositif expérimental randomisé : une partie des participants étaient exposés à une information sur les pratiques de confinement dans les régions françaises, avec, aléatoirement, des sujets exposés à une information – positive – de respect du confinement dans les régions les plus observantes ; l’autre partie des participants étaient exposés à une information – négative – de respect du confinement dans les autres régions. Déjà testé dans le cadre d’une politique environnementale [ 10 ], il était anticipé que ce nudge de « norme sociale » pousserait à l’adoption du comportement plus vertueux.

Bloc 2 : préférences de déconfinement
Nous nous sommes intéressés aux préférences des individus vis-à-vis des restrictions sanitaires, c’est-à-dire quelles règles les Français voulaient voir être mises en place à la suite du premier confinement. La méthodologie utilisée (DCE, pour discrete choice experiment ) consiste à demander aux participants de déclarer leur option préférée lors de situations de choix hypothétiques proposant plusieurs options.

Au total, chaque participant était confronté à trois situations ; chacune proposait deux options, et chaque option était définie par sept attributs (durée du confinement ; obligation du port du masque ; fermeture des cafés, restaurants et lieux festifs ; restriction dans les transports collectifs ; déplacement pour les loisirs et les vacances ; mise en place d’un traçage digital ; compensation financière par ménage). La méthode DCE [ 11 , 12 ] permet d’estimer le poids relatif de chacun de ces attributs (ou plus exactement de chacun des niveaux des attributs) dans le choix d’une option de sortie du confinement. La présence de l’attribut de compensation financière permettait d’estimer la « valeur » attribuée aux autres attributs, via l’utilisation d’un taux de substitution entre les différents attributs.

Bloc 3 : préférences révélées
Le bloc 3 était dédié à des jeux économiques dont l’objectif était de révéler les préférences des participants vis-à-vis du risque, du temps et d’autrui. Les participants étaient informés que leurs décisions seraient suivies de conséquences concrètes, c’est-à-dire qu’elles donneraient lieu à une rémunération monétaire 7 [ 28 ] ( ).

(→) Voir le Repères de D. Crainich, m/s n° 2, février 2022, page 198

Ainsi, les décisions prises par les participants dans ce bloc étaient censées révéler leurs préférences réelles .

Les préférences vis-à-vis du risque ont été évaluées par la méthode du choix de portefeuille ( portfolio choice task ) [ 13 ] : les participants recevaient 20 € et décidaient d’un montant à investir, sachant qu’il y avait une chance sur deux que cet investissement soit triplé ou perdu.

Les préférences temporelles ont été mesurées grâce à une version simplifiée du protocole décrit par Andreoni et Sprenger [ 14 ] : les participants devaient répartir 40 € entre une mise leur rapportant 1 € par euro alloué à une date proche, et une mise pour une date, future, distante d’un mois de la date proche, mais qui rapportait 1,20 € par euro alloué.

Enfin, pour les préférences sociales, nous avons considéré à la fois la pro-sociabilité et la propension des participants à coopérer. La pro-sociabilité a été mesurée grâce à la méthode SVO ( social value orientation ) [ 15 ] qui repose sur des choix d’allocation d’une somme d’argent entre soi-même et un participant anonyme, avec des barèmes de choix qui permettent de répartir la somme de manière plus ou moins inégale et plus ou moins efficace. La propension à coopérer a été estimée, quant à elle, à l’aide d’un jeu de contribution volontaire à un bien public, impliquant trois autres personnes anonymes : chaque membre du groupe était doté de 20 € et décidait combien investir dans un « compte » commun aux quatre membres du groupe, chaque euro investi rapportant 0,50 € à chacun des membres.

Bloc 4 : préférences déclarées, données générales et nudge
Le bloc 4 revêt la forme d’un questionnaire classique dont les objectifs étaient de mieux cerner les individus interrogés en termes de caractéristiques socio-démographiques (genre, âge, niveau d’éducation, etc.) et d’expérience personnelle de la COVID-19 (répercussion sur l’humeur, le sommeil, etc.). Ce bloc comportait également une sous-partie au sein de laquelle nous avons mesuré la tolérance au risque déclarative, en général et dans les domaines financiers et de la santé [ 16 ], la propension à faire confiance, et l’impatience 8 . Le principe de précaution et le niveau de pleine conscience (favorisée par la pratique de la méditation) [ 17 ] ont également été abordés dans cette dernière partie du questionnaire.
Les résultats
Les déterminants du respect des mesures sanitaires
L’ensemble des résultats concernant les déterminants du respect des mesures sanitaires sont détaillés par ailleurs [ 18 ]. Les principaux résultats sont les suivants : si une corrélation générale positive entre le respect des différentes mesures sanitaires existe, on observe néanmoins une hétérogénéité, certaines catégories de la population respectant plus ou moins chacune des mesures barrières. Dans la lignée de travaux récents [ 1920 ], nous avons observé notamment que les femmes et les personnes vulnérables sont plus respectueuses des consignes, contrairement aux jeunes qui le sont moins. Aucune tendance concernant la couleur politique, le niveau de revenu, ou la taille de la ville de résidence n’est apparue. Pour les personnes âgées de plus de 60 ans, un fort respect de la distanciation et du port du masque a été observé, avec, simultanément, une forte transgression de certains autres gestes barrière, comme se laver les mains, utiliser un mouchoir jetable, etc.

De manière générale, les préférences révélées par les décisions prises dans les jeux économiques se sont révélées être de mauvaises prédictrices du respect déclaré des recommandations sanitaires, un résultat décevant, étant donné nos hypothèses de départ guidées par la théorie. En revanche, les préférences déclarées (la tolérance au risque, notamment au risque dans le domaine de la santé, la patience et la confiance) sont associées de façon significative au respect de certaines mesures prophylactiques, dans les directions qui étaient attendues.

Les préférences de déconfinement
Les préférences de déconfinement, détaillées par ailleurs [ 2122 ], montrent que, chez les Françaises et les Français, le port du masque, les limitations de transport et le suivi numérique ont été relativement bien acceptés. En revanche, la fermeture des restaurants et des lieux récréatifs, ainsi que les restrictions excessives des voyages d’agrément l’ont beaucoup moins été. Les analyses de sous-groupes de population (selon leur vulnérabilité clinique, les tranches d’âge, le sexe) montrent également que l’acceptabilité de certaines stratégies dépend de caractéristiques personnelles. Par rapport à la population générale, les personnes cliniquement vulnérables, c’est-à-dire celles qui déclarent souffrir d’une maladie chronique, ont montré une meilleure tolérance au confinement, une plus grande acceptation du port du masque et ont moins rejeté les fermetures de restaurants et de bars. Ces différences entre catégories étaient néanmoins faibles, indiquant soit une forme d’altruisme de la part des personnes non vulnérables envers les personnes vulnérables, soit une faible singularité des personnes vulnérables dans leurs attitudes face au risque épidémique. Les jeunes (âgés de 18 à 24 ans) se sont révélés être le groupe le plus dissonant, peut-être parce qu’ils étaient moins concernés par les risques sanitaires que les individus des groupes plus âgés. Les jeunes étaient clairement en faveur de l’indemnisation financière évoquée en compensation du suivi des politiques de restriction, contrairement aux autres segments de la population qui l’avaient clairement rejetée. De ce résultat, nous pouvons en déduire que les incitations financières pourraient être un instrument efficace quand elles sont ciblées sur les jeunes, et qu’elles sont susceptibles de pousser les jeunes à mieux accepter les options de politiques contraignantes.

Notre enquête souligne donc la nécessité de politiques anti-COVID plus proches des sensibilités des personnes. Elle propose des pistes, en particulier à travers l’indemnisation des jeunes, pour permettre une meilleure acceptabilité des politiques de contrôle, tenant compte des préférences des différents segments de population, et pour éviter qu’une partie d’entre eux refuse d’adhérer aux mesures, propageant alors le risque épidémique dans la société toute entière.

L’impact du nudge de norme sociale
En sus de la compréhension des déterminants du respect des mesures préventives face à la COVID-19, une politique publique de type nudge a été testée afin d’améliorer le respect des consignes. Plus précisément, la communication à propos d’un niveau de respect élevé du confinement dans une région, la Normandie, pouvait-elle augmenter les intentions de respecter les règles d’un confinement futur ? Il a en effet été montré dans un autre domaine (celui de la conduite automobile) que les individus informés des « bons comportements » de leurs pairs avaient tendance à imiter leurs comportements vertueux [ 23 ]. Dans nos données, le nudge de norme sociale apparaît efficace [ 24 ], mais son efficacité est fonction de la « distance sociale » : les répondants habitant la même région, la Normandie, que le groupe exemplaire, ont été davantage enclins à imiter le comportement vertueux, comparé aux habitants d’autres régions ou même de départements voisins. Une analyse exploratoire, réalisée pour le sous-groupe pour lequel le nudge était efficace, suggère que cette efficacité est modérée par le niveau de coopération que l’on observe dans le jeu du bien public : les individus les moins coopératifs s’avèrent les plus influençables par le nudge . Cela tend à montrer que le nudge est susceptible de cibler un segment de la population peu enclin à adhérer aux contraintes sanitaires.
La pleine conscience, le bien-être et l’observance
Le concept de pleine conscience a été proposé conjointement au développement de la méditation et de la pratique de la réduction du stress ( mindfulness-based stress reduction ) introduite en 1979 par John Kabat-Zinn de l’Université du Massachusetts [ 25 ]. Cette approche méditative laïque permet d’accroître l’état de pleine conscience des participants et d’améliorer la qualité de vie des individus.

La littérature s’est longuement penchée sur les liens entre niveau de pleine conscience, processus cognitifs et prises de décision des individus. La pleine conscience des participants à notre étude a été évaluée par le biais d’une échelle de mesure : le mindful attention awareness scale [ 17 ]. Interrogés sur l’impact de la COVID-19 sur leur humeur et la qualité de leur sommeil, il apparaît que les personnes ayant un niveau de pleine conscience plus élevé sont moins affectées dans leur sommeil et leur humeur par la COVID-19 9 . En ce qui concerne les mesures prophylactiques, les conclusions de notre étude sont plus contrastées : les répondants ayant un niveau de pleine conscience plus élevé sont plus susceptibles de respecter le confinement, la distanciation physique et de tousser dans leurs coudes, mais ils ne se lavent pas plus souvent les mains, ne portent pas plus fréquemment de masque et n’évitent pas plus de se toucher le visage que les autres.

Des limites et des extensions

L’une des principales forces du projet CONFINOBS résidait dans la mobilisation d’un large échantillon représentatif, associée à des méthodes d’enquête et d’expérimentation de type lab in the field 10 , pour connaître les préférences des répondants. Les études précédentes s’intéressant au rôle des préférences ont rarement été conduites sur de grands échantillons représentatifs, mais plutôt sur des échantillons réduits et de convenance, tels que des étudiants d’universités, qui sont habitués à participer à des jeux économiques en laboratoire ( in the lab ). La représentativité de l’échantillon est en effet particulièrement importante. Premièrement, du fait qu’une forte hétérogénéité a été constatée dans le respect des mesures sanitaires, et deuxièmement, du fait que la population âgée, souvent absente des études, est particulièrement menacée par le virus. Le second atout du projet CONFINOBS résidait dans le nombre et la variété des variables collectées : démographiques tout d’abord (en lien avec la représentativité de l’échantillon), mais également comportementales, en mesurant les préférences selon les trois principales dimensions (risque, temps et autrui), et selon les deux principales méthodes (préférences révélées vs préférences déclarées).

Ce programme de recherche a amené son lot de résultats, certains attendus, d’autres moins. Le meilleur pouvoir prédictif des mesures de préférence auto-reportées a été une surprise, mais il fait écho à la littérature [ 26 ], et il apporte des enseignements qui sont susceptibles d’améliorer les méthodes de mesure des préférences économiques des individus, même au-delà de la pandémie de COVID-19 (le point d’attention pourrait être la longueur et la charge cognitive du questionnaire comportemental, avec une difficulté à bien comprendre les instructions des jeux économiques dès lors qu’on se situe en population générale). La faible « effectivité » du nudge , révélant uniquement un impact de « voisinage » ou « paroissial » (estimé sur la population normande), n’était pas anticipée non plus, mais elle est très informative sur l’effet d’exemplarité : elle suggère une calibration des campagnes de communication qui ciblent l’influence de la norme sociale sur le proche voisinage, ou sur le sentiment d’appartenance à un groupe social identifié.

Un obstacle à la généralisation des résultats obtenus dans cette étude est le fait que la documentation des comportements d’intérêt en santé (respect des consignes, etc.) reste de l’ordre du déclaratif, comme dans beaucoup d’études de ce type, effectuées avec le souci de se situer en population générale représentative. Les données « d’observance » obtenues par déclaration sont généralement fiables pour ce qui concerne le comportement de prise de médicaments [ 27 ]. Mais la déclaration de cette gamme de comportements d’observance, à dimension sociale et non plus individuelle, est susceptible de générer plus de biais (certains participants peuvent mentir, par soucis de conformité sociale, voire se mentir à eux-mêmes) ; cette limite est particulièrement vraie pour l’expérimentation du nudge , où l’on mesure une déclaration d’intention en lien avec une comparaison sociale. Enfin, la nature transversale des données ne permet pas de procéder à toutes les inférences causales souhaitées (notamment la nature endogène des mesures de pleine conscience fait question).

Ces limites tracent en elles-mêmes des pistes pour des projets futurs ; la répétition de la collecte de données comportementales sur les mêmes sujets pourrait permettre de discuter le caractère endogène des préférences, ou celle des facteurs médiateurs comme la pleine conscience. L’observation des agissements réels des sujets, aussi sur le plan des comportements de santé, pourrait éclairer la question des biais de déclaration : une correspondance pourrait être véritablement construite entre comportement réels dans les jeux économiques (ce que nous avions) et comportements réels dans le champ de la santé (ce que nous n’avions que par déclaration). Ces questions sont actuellement posées dans le cadre d’un nouveau projet, nommé RESPIRE.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Remerciements

Nous remercions les programmes « Flash COVID-19 » de l’ANR (ANR-20-COVI-000 and ANR-21-COVR-0041-01), « Défis clés Urgence COVID-19 » de la Région Occitanie, l’EUR AMSE (« France 2030 », ANR-17-EURE-0020) et le projet A*MIDEX d’Aix-Marseille Université.

 
Footnotes
1 Le comportement pro-social est défini par une forme d’actes ou d’actions ayant pour buts d’aider les autres. La motivation classique du comportement pro-social est l’altruisme, que l’on considère comme le désir d’aider son prochain sans l’attente de récompense.
2 Selon cette théorie, les individus considèrent soigneusement les implications que pourraient avoir leur action avant d’adopter ou non un comportement.
5 Une échelle de Likert est un outil psychométrique permettant de mesurer une attitude chez des individus. L’échelle contient pour chaque item une graduation comprenant en général cinq ou sept choix de réponses qui permettent de nuancer le degré d’accord.
6 Un nudge est une incitation douce, fondée sur les sciences comportementales, pour obtenir un consentement sans obligation ou calcul intéressé.
7 Afin d’inciter les participants à révéler leurs vraies préférences, les rémunérations pouvaient atteindre des niveaux élevés (jusqu’à 60 €). Pour respecter la contrainte budgétaire du contrat, nous n’avons pu rémunérer qu’un participant sur 4. Les participants étaient informés de ce tirage au sort.
8 Toutes les réponses sont recueillies au moyen d’une échelle de 0 à 10. Par exemple, pour la tolérance au risque, 0 = « pas du tout prêt à prendre des risques », 10 = « tout à fait prêt à prendre des risques ».
9 Wen X, Rafaï I, Duchêne S, Willinger M. Do mindful people do better in COVID-19 ? Mindfulness is associated with well-being and compliance with prophylactic measures. 2022. Working paper. (disponible auprès des auteurs).
10 Laboratoire sur le terrain.
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