Dès le plus jeune âge, nous sommes confrontés à un environnement riche et varié, que nous devons comprendre et interpréter. Pour donner un sens à cette diversité, notre cerveau apprend à différencier certains éléments de l’environnement en les attribuant à des catégories distinctes (discrimination inter-catégorielle) et à en regrouper d’autres au sein d’une même catégorie malgré des différences physiques parfois importantes entre ces éléments (généralisation intra-catégorielle). Cette fonction clé de la cognition – la catégorisation – façonne la perception sensorielle au début de la vie et permet ensuite l’émergence du langage et des concepts. Par exemple, alors que la longueur d’onde de la lumière est une grandeur physique continue, la perception des couleurs qui en découle est délimitée en catégories associées à des qualificatifs distincts (rouge, vert, bleu, etc.).
Le développement de la catégorisation dans les mois qui suivent la naissance a été largement étudié pour la modalité sensorielle dominante dans notre perception subjective de l’environnement : la vue. Toutefois, la vue est le sens le moins développé à la naissance. Un apprentissage est nécessaire pour catégoriser les objets auxquels le nourrisson est fréquemment exposé. Par exemple, bien que le cerveau du nouveau-né réponde préférentiellement à un stimulus visuel simple ressemblant à un visage, comme deux carrés schématisant des yeux et surmontant un troisième carré schématisant une bouche [ 1 ], il faut attendre l’âge d’environ six mois pour que le nourrisson regarde davantage les visages humains plutôt que d’autres objets dans une scène naturelle [ 2 ]. Un mois supplémentaire est encore nécessaire pour qu’il manifeste une préférence pour un stimulus complexe ressemblant à un visage, comme une œuvre du célèbre peintre Giuseppe Arcimboldo 1 [ 3 ]. Les études mesurant la catégorisation des visages dans le cerveau indiquent que cette fonction se développe graduellement entre la petite enfance et l’âge adulte [ 4 ].
Contrairement à la vue, l’odorat est déjà fonctionnel in utero et contribue à des apprentissages précoces [ 5 ]. Le nouveau-né différencie l’odeur de sa mère, déjà perçue in utero , de l’odeur d’une étrangère, et cette odeur familière atténue ses pleurs, l’oriente vers le sein et suscite la succion. Sentir l’odeur de sa mère augmente également l’éveil de l’enfant et stimule l’ouverture de ses yeux. Le système olfactif, par sa maturité dès la naissance, est donc particulièrement adapté pour soutenir le développement visuel, plus tardif. Dès l’âge de quatre mois, le nourrisson exposé à l’odeur de sa mère s’oriente davantage vers son visage que vers celui d’une étrangère [ 6 ]. À cet âge, la présence de l’odeur maternelle renforce plus généralement l’exploration visuelle des visages par rapport à d’autres objets [ 7 ]. Nous avons montré que l’odeur de la mère favorise aussi la catégorisation des visages humains dans le cerveau du nourrisson. Chez des nourrissons âgés de quatre mois exposés à des photographies variées, nous avons mesuré l’activité électroencéphalographique en réponse aux images de visages (inconnus) parmi d’autres objets. En présence de l’odeur maternelle, cette réponse de catégorisation des visages est amplifiée en regard des aires occipito-temporales droites, dominantes pour cette fonction [ 8 ]. La perception de l’odeur de la mère apporte donc une « aide » au jeune système visuel pour répondre de manière identique à des visages pourtant très différents les uns des autres.
Dans une nouvelle étude [ 9 ], nous souhaitions déterminer si cette influence de l’odeur de la mère sur les régions cérébrales qui répondent aux visages est capable d’induire la catégorisation d’objets variés ressemblant à des visages, et qui sont ambigus pour le nourrisson en l’absence de cette odeur [ 3 ]. Ce phénomène particulier de catégorisation, fréquent chez l’adulte (par exemple, la perception d’un visage dans la mousse d’un café), est appelé paréidolie ( Figure 1A ) . Nous avons ainsi rassemblé 66 photographies de divers objets communs qui entraînent sans équivoque l’illusion d’un visage chez des adultes (objets « faciaux »). Nous avons également utilisé 170 photographies des mêmes catégories d’objets, sans ressemblance avec des visages (objets « non faciaux »). L’activité cérébrale de 20 nourrissons âgés de quatre mois a été enregistrée par électroencéphalographie de surface tandis que les images défilaient sur un écran devant eux, en séquences de 32 secondes. Pour déterminer l’influence de l’odeur maternelle sur la catégorisation des objets faciaux par rapport à une odeur neutre, nous avons utilisé deux t-shirts : l’un porté par la mère du nourrisson durant les trois nuits précédant l’expérimentation, l’autre non porté. Les nourrissons étaient alternativement bordés de ces t-shirts pendant le visionnage ( Figure 1B ) .
![]() | Figure 1.
Mesure électroencéphalographique de la catégorisation d’objets ressemblant à des visages dans le cerveau de nourrissons âgés de quatre mois. A.
Les nourrissons sont exposés à des photographies d’objets variés : 170 images d’objets ne ressemblant pas à des visages (objets « non faciaux ») et 66 objets issus des mêmes catégories et ressemblant à des visages (objets « faciaux »).
B..
Les images sont présentées sur un écran pendant que l’électroencéphalogramme (EEG) est enregistré. Le nourrisson est bordé d’un t-shirt pendant le visionnage : un t-shirt non porté duquel émane une odeur « neutre », ou un t-shirt porté par sa mère et imprégné de son odeur.
C.
Les images sont présentées selon une approche dite « d’étiquetage fréquentiel ». Elles défilent à une fréquence de 6 Hz (six images / seconde), et les objets faciaux apparaissent toutes les six images, à une fréquence de 1 Hz. Deux réponses cérébrales sont ainsi « étiquetées » dans le signal EEG : une réponse à 6 Hz qui reflète la sensibilité du cerveau à la stimulation visuelle rapide, et une réponse à 1 Hz qui, si elle est présente, reflète l’aptitude à catégoriser les objets faciaux comme des visages.
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Afin d’isoler la réponse cérébrale sélective aux objets faciaux, nous avons utilisé une approche « d’étiquetage fréquentiel », qui consiste à présenter rapidement et périodiquement les images. Celles-ci défilaient dans un ordre aléatoire à une fréquence de 6 Hz (six images / seconde) avec la contrainte que les objets faciaux apparaissaient toutes les six images, donc à une fréquence de 1 Hz ( Figure 1C ) . De cette manière, nous avons « étiqueté » deux réponses cérébrales suscitées par les séquences d’images. La première, mesurée à 6 Hz dans le spectre électroencéphalographique, reflète la sensibilité du cerveau à la stimulation visuelle rapide, en réponse aux informations (luminance, contraste, etc.) qui varient à chaque changement d’image. Elle témoigne avant tout de l’attention que le nourrisson prête à la stimulation visuelle. La seconde réponse, mesurée à 1 Hz, reflète quant à elle l’aptitude à catégoriser les objets faciaux comme des visages. En effet, elle n’émerge que si le cerveau produit une activité différente pour les objets faciaux par rapport aux objets non faciaux (discrimination inter-catégorielle), et s’il reproduit cette activité pour chaque objet facial présenté dans une séquence (généralisation intra-catégorielle). Cette catégorisation des objets faciaux est particulièrement difficile pour le nourrisson car elle implique une réponse différente du cerveau à des objets physiquement similaires (e.g., tasses de café « faciale » et « non faciale ») et une réponse similaire à des objets physiquement différents (e.g., tasse de café et œufs au plat « faciaux ») sur la seule base de leur ressemblance à un visage.
Les résultats ont confirmé que le cerveau du nourrisson a des difficultés à catégoriser les objets faciaux comme des visages en l’absence de perception de l’odeur de la mère : la réponse de catégorisation est alors très faible ( Figure 2A ) . En revanche, lorsque l’odeur de la mère est ajoutée, la réponse de catégorisation des objets faciaux est amplifiée en regard des régions occipito-temporales droites, régions qui répondent habituellement lors de la catégorisation de visages humains [ 4 , 8 ]. Cet effet de l’odeur maternelle est particulièrement net chez les nourrissons qui ne catégorisent pas les objets faciaux comme des visages en l’absence de cette odeur. L’odeur maternelle entraîne chez eux l’illusion d’un visage pour des objets qui n’étaient initialement pas perçus comme tel. Aucun effet de l’odeur maternelle n’a été observé sur la réponse cérébrale à la séquence rapide d’images, mesurée à 6 Hz en regard des régions occipitales médiales ( Figure 2B ) . Cela indique qu’à l’âge de quatre mois, l’odeur de la mère ne stimule pas l’éveil et l’attention du nourrisson de manière indifférenciée, mais exerce bien une influence sélective sur son aptitude à catégoriser les objets faciaux comme des visages.
![]() | Figure 2.
Influence de l’odeur de la mère sur la réponse cérébrale de catégorisation des objets faciaux et réponse à la séquence rapide d’images chez le nourrisson.
Amplitude (en µV) de la réponse électroencéphalographique de catégorisation des objets faciaux mesurée à 1 Hz en regard des régions occipito-temporales droites du cerveau des nourrissons (
A
) et de la réponse à la séquence rapide d’images mesurée à 6 Hz en regard des aires occipitales médiales (
B
) selon que les nourrissons sont exposés à l’odeur « neutre » (T-shirt non porté) ou à l’odeur maternelle (T-shirt porté par leur mère). La réponse de catégorisation des objets faciaux, quasi absente avec l’odeur neutre, est fortement amplifiée en présence de l’odeur maternelle (* : différence statistiquement significative entre les deux conditions olfactives). En revanche, la réponse à la séquence d’images n’est pas différente entre les deux conditions olfactives (ns : différence statistiquement non significative). La topographie des deux réponses cérébrales est représentée sous forme de gradients de couleur (de l’absence de réponse, en bleu, à l’amplitude de réponse maximale, en rouge) selon une vue postéro-latérale droite pour la réponse de catégorisation, et selon une vue postérieure médiane pour la réponse à la séquence d’images.
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Dans l’ensemble, cette étude révèle que l’odeur de la mère ne facilite pas uniquement la catégorisation des visages humains dans le cerveau du nourrisson [ 8 ], mais aussi la catégorisation d’une grande variété d’objets non humains dès lors qu’ils peuvent être perçus comme des visages. Cela suggère que dans les premiers mois de vie post-natale, la co-occurrence répétée de l’odeur corporelle maternelle et d’un ou plusieurs visages dans l’environnement du nourrisson crée une association inter-sensorielle forte. Cette association finirait par pré-activer les régions cérébrales qui répondent sélectivement aux visages lorsque le bébé sent l’odeur de la mère, facilitant leur réactivité à la présentation de tout objet ressemblant à un visage. Ce travail démontre ainsi que le système visuel du jeune enfant se nourrit d’autres informations sensorielles, comme les odeurs, pour façonner la catégorisation visuelle d’objets comportant des différences physiques importantes. Cette interaction entre les sens semble particulièrement forte lorsque le système visuel est immature, car l’effet de l’odeur maternelle est plus marqué chez les nourrissons dont le cerveau ne catégorise pas les objets faciaux en l’absence de cette odeur. Il conviendra de déterminer si l’interaction décline effectivement au fur et à mesure que le système visuel se développe, une hypothèse étayée par des résultats récemment obtenus chez l’adulte montrant que l’influence de l’odorat sur la catégorisation visuelle a disparu dans le cerveau mature, sauf si les stimulations visuelles sont ambiguës [ 10 ].
Cette étude chez le nourrisson met en lumière un mécanisme de développement de la catégorisation qui, à partir de l’expérience multisensorielle, permet d’interpréter l’environnement et d’asseoir les premières connaissances. Des études évaluant l’interaction entre d’autres odeurs et d’autres stimulations visuelles, et élargissant les investigations aux autres modalités sensorielles, sont désormais nécessaires pour confirmer la portée générale de ce mécanisme.