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Med Sci (Paris). 38(5): 480–483.
doi: 10.1051/medsci/2022046.

La « dé-extinction » du mammouth laineux, un « Colossal » canular ?
Chroniques génomiques

Bertrand Jordan1*

1Biologiste, généticien et immunologiste, président d’Aprogène (Association pour la promotion de la génomique), 13007Marseille, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Tromperie, Génome, Humains, Mammouths, Sibérie, génétique

 

Le projet de résurrection du mammouth laineux, entamé dès 2014 par le laboratoire de George Church [1, 2], a pris un tour nouveau avec la création en septembre 2021 d’une entreprise, Colossal, dédiée à ce but [3]. Il ne s’agit pas d’une petite start-up désargentée : Colossal vient de réussir une levée de fonds supplémentaire de 60 millions de dollars [4], emploie une petite cinquantaine de personnes et est valorisée à hauteur de 400 millions de dollars. Des investisseurs, et non des moindres, sont donc prêts à parier sur ce projet qui semble pourtant bien chimérique pour tout biologiste averti (Figure 1).

De quoi s’agit-il ?

Le projet n’a pas fait l’objet d’une publication formelle, mais il est rapporté dans de nombreuses interviews et est décrit dans le luxueux site Internet de Colossal1. Il ne s’agit pas, comme on l’a parfois rapporté, de « cloner des mammouths » [5] - il faudrait pour cela disposer de cellules intactes dont on pourrait, comme pour Dolly, la première brebis clonée, extraire le noyau afin de l’introduire dans un embryon (d’éléphant, puisque le mammouth n’existe plus) préalablement énucléé. Même si les cadavres de mammouth les plus récents ne datent que de quelques milliers d’années et ont été conservés par le froid dans le permafrost, ce ciment glaciaire qui conserve les restes des espèces disparues (mammifères, mais aussi bactéries, virus, etc.), il est chimérique d’espérer y trouver des cellules viables et des noyaux opérationnels. Le procédé prévu pour cette « dé-extinction » (terme forgé sans doute pour éviter celui de « résurrection ») consiste à modifier, grâce à la technique CRISPR-Cas9, l’ADN d’un éléphant d’Asie, le plus proche parent du mammouth laineux, et d’y introduire des allèles de quelques dizaines de gènes induisant la résistance au froid : petites oreilles, long pelage, graisse sous-cutanée et réserves de graisse. Les noyaux de cellules ainsi modifiés seraient alors transférés dans des embryons d’éléphant d’Asie préalablement énucléés pour aboutir finalement à des animaux hybrides, des éléphants génétiquement modifiés pour ressembler au mammouth et, de ce fait, adaptés à l’environnement des steppes sibériennes. Selon Colossal, la réintroduction de ces animaux dans l’environnement des anciens mammouths modifierait le milieu en le faisant évoluer de la toundra (arborée) à la steppe, stabiliserait le permafrost et combattrait ainsi le réchauffement climatique. Il est assez difficile de prendre ces affirmations au sérieux……

Un scientifique un peu marginal mais très créatif

George Church est un cas à part dans le monde de la biologie et de la génomique. C’est un touche-à-tout non conformiste et prolifique (452 publications à ce jour…). Il s’est intéressé à de nombreux domaines : la génétique, le séquençage de l’ADN2, la neurobiologie, la biologie synthétique, le codage d’information dans l’ADN, la mise au point de la méthode CRISPR-Cas9. Il est aussi impliqué, depuis plusieurs dizaines d’années, dans diverses start-up, qu’il a souvent contribué à créer. L’une d’elles, eGenesis, se consacre à la modification génétique de porcs, afin de rendre leurs organes utilisables en transplantation. Il a ainsi récemment obtenu des animaux qui portent au total 55 modifications inactivant tous les rétrovirus endogènes, éliminant trois xénoantigènes et introduisant neuf gènes humains qui améliorent la compatibilité des organes de l’animal avec l’organisme humain [6]3. La similitude entre ce travail et ce qui est prévu pour le mammouth est évidente, mais, comme nous le verrons, la tâche est bien plus ardue dans ce dernier cas.

Les étapes et les problèmes

Le site de Colossal comporte une sorte de plan de recherche en douze étapes4, que nous allons parcourir. Les quatre premières concernent l’obtention des ADN et leur séquençage pour l’éléphant d’Asie et pour le mammouth. Même si, dans ce dernier cas, l’ADN est fragmenté après quelques milliers d’années dans le permafrost, on sait aujourd’hui en tirer une séquence de bonne qualité. La comparaison des deux génomes donnera alors un répertoire des différences. Ces étapes ont déjà été réalisées et elles indiquent une identité de 99,6 % entre ces deux ADN. Le génome de l’éléphant ayant à peu près la même taille que le nôtre (3 300 mégabases réparties en 27 paires de chromosomes, plus le X et/ou le Y), cela indique environ 13 millions de différences entre l’ADN des deux espèces (3 300 × 0,004 × 106). Il va donc falloir trouver, parmi ces différences, lesquelles correspondent aux caractéristiques du mammouth que l’on veut introduire chez l’éléphant. Cette cinquième étape est intitulée « identification de traits à éditer dans le génome d’éléphant »5 : il s’agit d’identifier les gènes qui « codent » les caractères que l’on voudra insérer dans l’ADN de l’éléphant pour le faire ressembler à un mammouth. Cette étape est expédiée en une phrase dans le plan de recherche : tour de passe-passe s’il en est, car la liaison entre séquence d’ADN et caractères de l’organisme est un problème majeur de la biologie actuelle. De plus, rien ne dit que des caractères comme la taille des oreilles ou l’épaisseur du pelage soient sous la dépendance d’un seul gène : toutes les données récentes tendent à indiquer que, en général, de nombreux gènes sont impliqués dans la genèse d’un caractère donné. Cette étape est donc un obstacle majeur dans le projet.

À supposer que l’on parvienne à identifier quelques gènes ayant un effet majeur sur les « traits » désirés, l’étape suivante, la modification du génome de l’éléphant d’Asie par la technique CRISPR-Cas9, est envisageable : ce serait un travail similaire à ce qui a été récemment réalisé sur le porc afin de rendre ses organes utilisables pour une transplantation chez l'homme [6]. Notons néanmoins que chez le porc, la majeure partie des modifications concernaient l’inactivation de virus endogènes : or, il est bien plus aisé d’inactiver un gène par CRISPR-Cas9 que de modifier précisément sa séquence, ce qui serait le but pour les gènes en cause (une cinquantaine selon Colossal). Cette étape est donc techniquement difficile mais a priori réalisable. Le plan de recherche comporte ensuite la vérification de l’expression des traits introduits en utilisant des cultures des cellules modifiées, ce qui impose de disposer de tests moléculaires utilisables (et significatifs) dans ces conditions.

En supposant toutes ces étapes résolues, on disposerait alors de cellules en culture dont le noyau est constitué de l’ADN d’éléphant d’Asie « édité » pour ressembler au mammouth laineux. Reste à passer de cela à un « pseudo-mammouth », un éléphant d’Asie possédant plusieurs caractères de résistance au froid qui l’apparenteraient au mammouth laineux et lui permettraient de survivre dans les steppes de Sibérie.… Cela suppose de disposer d’embryons précoces d’éléphant d’Asie dont on éliminerait le noyau pour le remplacer par celui d’une cellule en culture de pseudo-mammouth ; après quelques divisions, cet embryon serait implanté dans l’utérus d’une femelle (d’éléphant d’Asie) et se développerait jusqu’à la naissance de l’animal. C’est le schéma qui a abouti à la naissance de Dolly en 1996, et, depuis, au clonage de nombreux autres animaux. Mais cela n’est pas envisageable dans le cas présent : l’éléphant d’Asie est une espèce menacée, et compte tenu du faible taux de succès du clonage (généralement inférieur à 1 %), l’obtention des nombreux embryons nécessaires et l’utilisation de dizaines de femelles porteuses ne sont pas envisageables non seulement pour des raisons éthiques mais aussi pratiques. C’est pourtant ce qui est indiqué dans le plan de travail présenté sur le site de Colossal, mais il semble que Church et son entreprise s’orientent maintenant vers l’emploi de lignées de cellules souches pluripotentes induites (CSPi) (induced pluripotent stem cells ou iPSC) qui seraient obtenues à partir de tissus somatiques de l’éléphant d’Asie et pourraient être utilisées pour le clonage [7]. Ces lignées doivent encore être obtenues. Reste ensuite à assurer le développement des embryons, ce qui, toujours d’après les interviews récentes de Church, pourrait impliquer l’emploi d’un « utérus artificiel » évitant le recours à des femelles porteuses [4]. Mais, bien sûr, cet utérus artificiel d’éléphant reste à inventer : il n’existe actuellement pour aucune espèce, même si des travaux sont menés avec cet objectif [8].

Finalement, on le voit, les difficultés sont nombreuses et on ne peut qu’être très sceptique sur l’aboutissement de ce projet à l’échéance de quelques années comme cela a été annoncé [4]. Et les objectifs grandioses annoncés par Colossal 6, la régénération des steppes de Sibérie par des troupeaux de pseudo-mammouths rétablissant un biotope ancestral semblent bien irréalistes. Pourquoi donc des chercheurs de talent s’y impliquent-ils, pourquoi des investisseurs a priori avisés le financent-ils ?

Les atouts du projet de « dé-extinction »

L’indéniable succès médiatique et financier de ce projet, aussi chimérique soit-il, repose, à mon avis, sur trois éléments. Pour commencer, c’est indubitablement un projet sexy, une entreprise qui fait rêver et qui s’inscrit dans une perspective de toute-puissance technologique bien dans l’air du temps, singulièrement outre-atlantique. Chaque fois que Church, ou un membre de son équipe, évoque ce programme, cela suscite une volée d’articles, y compris dans les revues scientifiques les plus prestigieuses comme Nature et Science. C’est autant de publicité gratuite pour Church et pour Colossal, et un supplément d’aura auprès du grand public mais aussi d’investisseurs qui n’ont pas nécessairement conscience des limites des techniques nécessaires à la réalisation du programme. Souvenons-nous, à cet égard, de l’aventure d’Elizabeth Holmes et de son entreprise Theranos, qui prétendait – sans aucun fondement – réaliser des centaines d’analyses biologiques à partir d’une petite goutte de sang : la société a été valorisée jusqu’à neuf milliards de dollars avant que le château de cartes ne s’écroule et que Holmes soit condamnée par la justice [9]. Les commanditaires en ont été pour leurs frais. Il n’est certes pas question de fraude scientifique dans le cas de Colossal, mais l’affaire Theranos montre à quel point des investisseurs peuvent être séduits par des projets dont le fondement scientifique est plus que mince.

Deuxième élément, la réputation et le parcours de George Church. Comme je l’ai déjà indiqué, il s’agit d’un chercheur extrêmement créatif qui compte à son palmarès de nombreuses réussites scientifiques mais aussi nombre d’importants développements techniques. Pour ne citer que les plus récents, il a fortement contribué à la mise au point du système CRISPR-Cas9 : Feng Zhang, qui a récemment gagné une bataille de la guerre des brevets sur cette technique entre le Broad Institute et l’Université de Berkeley (qui défendait ses inventeurs, Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier [10]) () avait mené une bonne partie de ses travaux dans son laboratoire en tant que post-doctorant. Church joue aussi un rôle de premier plan dans l’essor actuel de la biologie de synthèse. Contrairement à Elizabeth Holmes, qui, à l’époque de sa gloire, avait à peine plus de vingt ans et pas de doctorat, Church est donc quelqu’un qui compte dans le monde de la science et auquel on peut légitimement faire confiance pour tirer quelque chose d’un projet, même si le but semble hors de portée. Et son tempérament aventureux s’accommode bien d’une entreprise aussi risquée.

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 1, janvier 2021, page 77

Enfin, comme je l’ai souligné, le programme de Colossal suppose la mise au point de nombreuses techniques : une amélioration significative de la découverte de relations entre gènes et caractères, grâce sans doute à de nouveaux développements en bioinformatique et en intelligence artificielle ; le perfectionnement des méthodes permettant l’édition simultanée de nombreux gènes par CRISPR-Cas9 ; enfin, la mise au point d’un système d’« utérus artificiel », pour ne citer que ces trois points. Tout progrès significatif dans ces domaines aura des retombées scientifiques et commerciales, et on peut faire confiance à l’inventivité technique de Church et de son équipe pour réaliser de telles avancées. Celles-ci seront éminemment monnayables et devraient permettre aux investisseurs de largement rentrer dans leurs frais [11]. N’oublions pas qu’à l’échelle des transactions qui ont actuellement lieu dans le monde de la biotech7, un investissement de quelques millions de dollars est très modeste et peut apparaître comme une petite fantaisie que l’on s’offre sans grand risque.

Il y a donc peu de chances que des milliers de pseudo-mammouths arpentent bientôt les steppes sibériennes et contribuent ainsi à combattre le changement climatique ; mais nous entendrons encore parler de ce projet, et il donnera presque certainement lieu à des avancées techniques dont les retombées pourraient être importantes.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
2 Avec la mise au point en 2007 d’un séquenceur low-cost, le Polonator, qui n’a pas trouvé sa place sur le marché.
3 Ce ne sont pas ces organes qui ont été utilisés dans la récente tentative de transplantation cardiaque, mais des organes analogues obtenus par une autre entreprise, Revivicor.
5 Identify traits to edit within the asian elephant genome.
6 Selon le site de Colossal : To equip nature with a resilience against humanity’s adverse effects on vital ecosystems (sic).
7 Par exemple, l’entreprise étatsunienne Biogen a tout récemment vendu un de ses départements au Coréen Samsung pour 2,3 milliards de dollars.
References
1.
Fecht S. Woolly Mammoth DNA Successfully Spliced into Elephant Cells. , Popular Science. , 24 March 2014. https://www.popsci.com/woolly-mammoth-dna-brought-life-elephant-cells/..
2.
Sarchet P. Can we grow woolly mammoths in the lab? George Church hopes so . New Scientist. , 16 February 2017. https://www.newscientist.com/article/2121503-can-we-grow-woolly-mammoths-in-the-lab-george-church-hopes-so/..
3.
DeFrancesco L. Church to de-extinct woolly mammoths . Nat Biotechnol. 2021;; 39 : :1171..
4.
Betuel E. Colossal grabs $60 million Series A for moonshot mammoth project . Techcrunch. March 9, 2022. https://techcrunch.com/2022/03/09/colossal-grabs-60-million-series-a-for-moonshot-mammoth-project/..
5.
Audigane L. Cloner des mammouths, la folle idée de scientifiques pour sauver l’Arctique . BFMTV, 17/05/2018. https://www.bfmtv.com/sciences/cloner-des-mammouths-la-folle-idee-de-scientifiques-pour-sauver-l-arctique_AN-201805170070.html..
6.
Yue Y, Xu W, Kan Y, et al. Extensive germline genome engineering in pigs . Nat Biomed Eng. 2021;; 5 : :134.–43.
7.
Ohnuki M, Takahashi K. Present and future challenges of induced pluripotent stem cells . Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci. 2015; ; 370 : :20140367..
8.
Partridge EA, Davey MG, Hornick MA, et al. An extra-uterine system to physiologically support the extreme premature lamb . Nat Commun. 2017; ; 8 : :15112..
9.
Carreyrou J. Bad blood : Secrets and lies in a Silicon Valley startup. 2018 ; New York: : Knopf;
10.
Jordan B. CRISPR : le Nobel. , enfin… Med Sci (Paris). 2021;; 37 : :77.–80.
11.
Betuel E. How Colossal sold investors on a quest to resurrect a woolly mammoth . Techcrunch, September 13, 2021. https://techcrunch.com/2021/09/13/how-colossal-sold-investors-on-a-quest-to-resurrect-a-woolly-mammoth/..