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Med Sci (Paris). 38(5): 464–471.
doi: 10.1051/medsci/2022057.

Sexe, genre et stature
De la biologie à la culture - et retour

Ghislain Nicaise1* and Luc Malaval2

1Professeur émérite, université Nice-Côte d’Azur, Nice, France
2Laboratoire de biologie des tissus ostéo-articulaires, UMR Inserm U1059-SAINBIOSE (santé ingéniérie biologie St-Étienne), Université Jean Monnet, Campus santé innovation, 10 rue de la Marandière, 42270Saint-Priest-en-Jarez, France
 

Vignette (Photo © Hubert Marotte).

Perhaps more than any other science, evolutionary science is a collection of stories, or fictions, about facts. For example, (FACT) men are on average taller than women (FICTION) because of their big winning male forebears [1].

…the role of estrogens in epiphyseal closure, skeletal proportions and bone mineralization is crucial not only in women but also in men [2].

Les lignes qui suivent vous proposent de faire un point sur une caractéristique humaine universelle, vue par des biologistes. Notre réflexion a commencé avec la lecture d’une thèse de doctorat présentée par une anthropologue du Muséum national d’histoire naturelle, Priscille Touraille. Lors de son travail de doctorat, sa démarche la distinguait de beaucoup de ses collègues du domaine des sciences humaines : dans le cadre classique d’un dialogue entre nature et culture, elle avait en effet choisi d’affronter le réel avec les données et le vocabulaire de la biologie, ce qui donne pour des biologistes beaucoup de clarté à son raisonnement [3]. Pour sa thèse, réalisée sous la direction de l’anthropologue et ethnologue Françoise Héritier, elle s’était attelée au problème de la différence de taille entre les hommes et les femmes, ce qu’il est convenu de nommer le dimorphisme sexuel de stature. L’accueil de son travail a été très mitigé et, dans les médias, ses hypothèses sont devenues des certitudes, ce qui est regrettable, mais est un phénomène plutôt fréquent en anthropologie.

Quelques données initiales

Une donnée basique. En France, la stature moyenne des femmes était, en 2019, inférieure de 14 cm à celle des hommes. Dans l’État polynésien de Tuvalu, la différence était de moins de 8 cm. L’écart était cependant plus important en 1985 dans cet État et moindre en France1. Depuis que les mesures de stature sont disponibles, le dimorphisme sexuel de stature s’est accru dans les pays à niveau de vie élevé. Cet écart entre hommes et femmes est donc variable, mais les hommes sont partout plus grands que les femmes. Cette inégalité de taille apparaît universelle et les universaux sont l’objet d’une attention particulière pour qui s’intéresse à l’espèce humaine. Il s’agit bien entendu de moyennes. Dans une population donnée, beaucoup de femmes sont plus grandes que beaucoup d’hommes. Les couples ne se forment cependant pas au hasard : les femmes recherchent des compagnons plus grands, et les hommes, des compagnes plus petites [4]. Ce choix est probablement attribuable à une injonction de nos sociétés plus qu’à un déterminisme biologique.

Le déterminisme de la stature a une forte composante héréditaire, polygénique [5]. Des études pangénomiques ont en effet identifié au moins 697 variants de gènes ayant un impact sur la stature [6]. Un chiffre impressionnant, mais on peut retenir, pour la suite, que la génomique a mis l’accent sur l’importance des gènes impliqués dans la régulation des plaques de croissance cartilagineuses des os longs pour la taille des individus [7].

Dans une perspective évolutionniste, ce qui reste important est la relation entre la stature de l’individu et sa fertilité. Les hommes de grande taille, comme d’ailleurs les hommes de petite taille, auraient moins de descendants que les hommes de taille moyenne (Figure 1) [8]. Pour les femmes, on a décrit une relation inverse, quasi-linéaire, entre la taille et le nombre des descendants (Figure 2) [9-11]. Les petites femmes auraient donc une descendance plus nombreuse, au moins dans des conditions d’alimentation suffisante, comme nous le verrons.

Les personnes les plus grandes occupent souvent des positions dominantes dans la société actuelle. Elles montrent une force physique supérieure, et leur stature est enviée. Les auteurs d’une étude portant sur la population de la région de Bordeaux ont ainsi conclu : « D’une part, la majorité des individus auraient aimé être plus grands, considérant qu’ainsi leur vie serait plus facile tant sur le plan pratique que sur le plan social. D’autre part, cette tendance semble toucher plus particulièrement les femmes que les hommes » [12].

Enfin, la plus grande stature des hommes est associée, dans l’imaginaire et malheureusement trop souvent dans la vie réelle, à une domination masculine assortie de violences physiques, un ensemble de plus en plus souvent évoqué par le terme de coercition [13].

L’hypothèse de l’anthropologie virile

L’explication académique la plus courante du dimorphisme sexuel de stature, héritée directement de Charles Darwin, est qu’il résulte de sélections sexuelles, portant surtout sur les hommes. Nous avons évoqué une manifestation de sélection intersexuelle, avec une préférence des femmes pour les hommes plus grands qu’elles. Il y aurait aussi une compétition intrasexuelle (entre hommes) pour la conquête des femmes, un peu comme les gorilles, mais de manière bien plus atténuée physiquement. Notre espèce, bien que principalement monogame de nos jours, est à tendance polygyne : sur les cent derniers millénaires, il semble qu’il y ait eu deux fois moins d’hommes que de femmes ayant pu assurer une descendance [14]2,. Il y aurait donc une compétition entre les mâles pour inséminer les femelles3. Certes, on ne voit plus guère, désormais, des rivaux s’affronter à coups de poings ou de massue pour la conquête d’une belle. Cependant, cette compétition aurait été plus marquée chez les ancêtres de la lignée humaine, et nous en aurions conservé des traces dans les gènes qui contrôlent l’édification de notre squelette. Une prédiction de cette hypothèse a été testée par une équipe américaine [15]. Pour ces auteurs, comparativement avec d’autres espèces de mammifères, les populations polygynes auraient dû être caractérisées par un dimorphisme sexuel de stature supérieur à celui relevé dans des populations de tradition monogame, mais la différence testée ne s’est pas révélée significative. Les auteurs ont cependant essayé de montrer la validité de leur hypothèse, en faisant une distinction ad hoc entre les sociétés humaines pour lesquelles la monogamie était imposée par des conditions écologiques difficiles (pour lesquelles une différence avec les sociétés polygynes pouvait être significative) et les sociétés pour lesquelles la monogamie avait une origine sociale. Toutefois cette tentative de démonstration n’a pas été validée par des études ultérieures [16].

L’hypothèse de Priscille Touraille [3]

La thèse que Priscille Touraille a développée lors de son doctorat porte sur l’évolution des femmes plutôt que sur celle des hommes. Elle s’oppose ainsi à la vision darwinienne orthodoxe, qui n’est pas forcément convaincante. Surtout, le dimorphisme sexuel de stature serait principalement d’origine sociale (genré), résultant du fait que les hommes se réservent la meilleure part de l’alimentation disponible, maintenant ainsi les femmes à la portion congrue, particulièrement pour l’apport protéique. Au cours de l’évolution de la lignée humaine, les femmes se seraient ainsi adaptées à cette pénurie de protéines imposée par l’homme, et seules les plus petites, capables de transmettre cette réduction de stature à leurs filles, auraient laissé une descendance. Une conséquence importante en serait donc que la coercition alimentaire masculine imposerait, depuis toujours, des souffrances aux parturientes et expliquerait le grand nombre de femmes mortes en couches…

Un argument, invoqué par l’auteure de la thèse, est que les contraintes de l’accouchement devraient avoir favorisé les femmes grandes, pour le passage de la tête de l’enfant dans un bassin devenu étroit du fait de la station bipède. L’hypothèse d’un conflit évolutif entre développement du cerveau et station bipède, souvent considérée comme un fait acquis, est connue sous le nom de dilemme obstétrical. Priscille Touraille adopte l’hypothèse selon laquelle l’accroissement de taille de la lignée humaine résulterait de ce dilemme obstétrical. Elle admet qu’une majorité de mammifères mâles sont plus grands que leurs congénères femelles, mais elle insiste également sur des exemples d’espèces animales pour lesquelles le dimorphisme sexuel s’est établi dans l’autre sens, avec de grandes femelles.

Un accueil très favorable des sciences humaines et des médias…
Ce travail de thèse a été très bien accueilli, voire couvert de louanges, par un certain nombre de personnes érudites, ayant des fonctions de recherche et, en premier lieu, sa directrice, Françoise Héritier, professeure au Collège de France, au curriculum prestigieux.

La thèse, récompensée par le prix Le Monde de la Recherche en 2007, a été jugée digne d’être publiée par la Maison des sciences de l’homme [3], avec une préface de Dominique Pestre, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Une recension, très élogieuse, en a également été faite par la sociologue Séverine Sofio, chargée de recherche au CNRS [17].

Nous ne reprendrons pas la liste des médias qui ont tous répercuté, sans filtre, vers le public, le travail de Priscille Touraille, qui a été présenté comme une découverte importante, et plus souvent, comme un fait avéré plutôt que comme une hypothèse4.

Des critiques (relativement peu nombreuses)
Selon Alain Froment, directeur de recherches en anthropologie : « Une théorie, qui a séduit les ethnologues mais pas les biologistes, est d’expliquer le gabarit inférieur des filles par une sélection sociale liée à un moins bon traitement, notamment nutritionnel, alors que la logique biologique de l’adaptation attendrait que des femmes grandes accouchent plus facilement et aient de plus gros enfants. Cet argumentaire d’inspiration féministe se heurte cependant à plusieurs écueils. D’abord le dimorphisme existe chez les primates les plus proches de nous sans que la sociologie puisse s’en mêler, ensuite il n’est pas prouvé que les femmes petites accouchent plus difficilement que les grandes et, enfin, quand les conditions socio-économiques s’améliorent, le dimorphisme augmente et non l’inverse, c’est à dire que ce sont les garçons qui souffrent davantage en cas de restriction, faisant d’eux le véritable sexe faible » [18].

Pour le paléoanthropologue Pascal Picq, dans la mesure où, dans une majorité de cultures, ce sont « les femmes qui assurent la majorité de l’approvisionnement en nourritures… comment contrôler les grignotages pendant les collectes ? [Surtout que…] la nourriture collectée par les femmes et les petits animaux qu’elles chassent apportent plus [d’] aliments pour le cerveau que la viande et sont plus déterminantes aussi pour la taille corporelle… C’est là la faiblesse de la thèse de Touraille » [19].

Priscille Touraille a anticipé cette objection et a multiplié les exemples dans lesquels les femmes respectent des tabous ou des privations alimentaires qui leur sont défavorables, alors que la contrainte est purement culturelle et intériorisée.

Peggy Sastre, avec son style volontiers provocateur, a lancé une formule assassine, le patriarcat du steak 4. Cette essayiste, spécialiste des questions de genre, adopte généralement, sans réserve, les conclusions de l’École de psychologie évolutionniste5,. Elle a sollicité des avis d’experts, qui ont souligné que les travaux de Priscille Touraille n’avaient pas été publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture. Les réactions spontanées des scientifiques, consulté·es par Peggy Sastre, sont très négatives : « atterrée, enfin non, déprimée », « histoire aberrante », « absurde », « du grand n’importe quoi », « théorie fumeuse ». Ce dernier qualificatif est dû à Michel Raymond (responsable de l’équipe Biologie évolutive humaine à l’Institut des sciences de l’évolution de l’université de Montpellier) qui s’en tient à l’hypothèse académique classique « virile » exposée plus haut. Peggy Sastre traduit les commentaires du biologiste américain Jerry Coyne qui vont dans le même sens : « Il existe énormément d’hypothèses convaincantes pour expliquer le dimorphisme sexuel chez les humains. La sélection sexuelle est la plus solide : que ce soit via le choix des femelles ou la compétition entre mâles. Ce qui est crédible parce que la plupart des primates et beaucoup de mammifères manifestent le même type de dimorphisme et des études ont montré qu’il est impliqué dans la compétition pour l’accès aux partenaires… elle [P. Touraille] n’arrive pas à expliquer le dimorphisme sexuel chez les autres espèces de primates et de mammifères ». Peggy Sastre enrichit ce point de vue en citant une série de publications expliquant comment un même caractère peut faire l’objet de pressions sélectives contradictoires selon les sexes, ce qui, du même coup, fait peser dans le raisonnement la sélection sur les femmes [9]. Pour elle : « D’un point de vue du succès reproductif, une petite taille est relativement bénéfique pour les femmes [10] du fait d’un compromis évolutif [trade-off] entre l’énergie investie dans la croissance somatique et celle nécessaire à la reproduction. En l’espèce, plus une femme est petite, plus elle atteindra la puberté tôt et plus elle aura de chances de faire davantage d’enfants que sa congénère plus grande » [20]. Nous exposerons plus loin une explication que nous pensons plus éclairante, impliquant des œstrogènes, sans oublier que le déterminisme est probablement multiple.

Comme il est difficile d’aborder un sujet anthropologique sans arrière-pensée politique, et comme il était évident que les louanges du travail de Priscille Touraille étaient le fait de médias classés à gauche, des idéologues classés à l'extrême-droite n’ont n’ont pas manqué l’occasion de pourfendre ce qui leur apparaissait comme des fake news de gauche :

  • Ce fut l’occasion de décerner le bobard de bronze 2018 à trois journalistes : Lisa Beaujour (France Info), Nora Bouazzouni (journaliste à l’Obs, à Slate, et autrice du livre Faiminisme - Quand le sexisme passe à table) et Aude Lancelin (web-TV QG, anciennement Marianne, l’Obs, agrégée de philosophie, auteure de plusieurs livres et lauréate du prix Renaudot 2016).
  • Ce fut aussi un article de Solveig Mineo6, qui reprend une partie des critiques formulées par Peggy Sastre et se réfère aussi à Jerry Coyne. À noter, ce passage : « La seule chose qui ait pu être validée dans sa thèse, c’est qu’il existe quelques tribus africaines et asiatiques dans lesquelles la sous-alimentation des femmes est probablement en partie culturellement instituée, et que quelques sources parcellaires, extrapolées et sorties de leur contexte, peuvent laisser supposer que peut-être, un jour, quelque part en Occident, cette pratique ait pu avoir lieu ».

La question de l’universalité de la privation de nourriture

Solveig Mineo force le trait, mais elle met l’accent sur la faiblesse de l’un des principaux arguments de la thèse de Priscille Touraille. Comme le dimorphisme sexuel de stature ne connaît pas d’exception, si la privation de nourriture en est la cause, elle doit être universelle, observée dans toutes les cultures. Invoquer le postulat de Françoise Héritier selon lequel « les hommes sont conçus partout supérieurs aux femmes », résumé dans la formule de valence différentielle des sexes, ne suffit pas pour conclure que partout les femmes ont un moindre accès à la nourriture. Il a été décrit suffisamment de cultures au sein desquelles les femmes avaient assez de pouvoir et de prestige pour ne pas se laisser affamer [21]7. Priscille Touraille multiplie des exemples à partir de sociétés fortement patriarcales, alors qu’il y a asymétrie de la preuve, comme le rappelle l’expérience de pensée du « cygne noir » de Karl Popper [22]8,. Pour que la démarche de Priscille Touraille soit plus convaincante, il n’était pas nécessaire de passer en revue toutes les sociétés matrilocales et/ou matrilinéaires qualifiées, à tort ou à raison, de matriarcats9 ; il aurait suffi de choisir quelques cultures dans lesquelles le statut des femmes est enviable, par exemple, les Iroquois (indiens d’Amérique du Nord), les Kavalan (aborigènes natifs de Taïwan), les Minangkabau (groupe ethnique indonésien) et les Na (ou Moso, minorité résidant dans le sud-ouest de la République populaire de Chine), un quatuor choisi comme exemplaire par l’anthropologue Christophe Darmangeat [23]. L’exemple des Na pourrait d’ailleurs être invoqué à l’appui de la thèse de Priscille Touraille, dans la mesure où il semble que la matrilinéarité ait été précédée par une patrilinéarité [24].

Il est cependant peu probable que toutes les sociétés égalitaires répertoriées par Peggy Sanday7 aient été précédées par des cultures plus patriarcales qui auraient pu fixer l’inégalité de stature dans les gènes. Lorsque l’on trouve des indices de changement historique de domination masculine, c’est plutôt dans le sens d’un renforcement de cette domination, au moins jusqu’au xx e siècle.

La privation de nourriture ne facilite pas le succès reproducteur
La taille d’une espèce dépend de plusieurs facteurs environnementaux. Certains ne laissent pas automatiquement une empreinte héréditaire [25]. C’est le cas d’une nourriture insuffisante. Depuis la révolution néolithique et la généralisation de l’agriculture, la malnutrition a frappé un nombre variable mais souvent considérable d’êtres humains, femmes et hommes [26]. Cet état de fait est à l’origine de l’opinion courante qu’une petite taille est un indice de mauvaise santé et qu’une grande taille n’a que des avantages. Un mérite du travail de Priscille Touraille est de mettre en évidence la fréquence de la malnutrition sélective liée au genre. Dans un cas précis, il a été montré que le changement d’alimentation au néolithique avait défavorisé sélectivement la stature des femmes, mais si l’inégalité en avait été accrue, elle préexistait néanmoins à la révolution agricole [27].

Il n’est pas surprenant que des femmes particulièrement petites parce que mal nourries aient un moindre succès reproducteur10,. Cependant, cela n’explique pas l’universalité et l’héritabilité du dimorphisme sexuel de stature, d’autant plus que, comme nous l’avons vu, dans des conditions nutritionelles supposées satisfaisantes, la petite taille des femmes est, dans plusieurs études, associée à un meilleur succès reproducteur [9-11] (Figure 2).

Lorsque des populations entières se sont installées dans l’abondance alimentaire, on a observé une augmentation rapide de taille pour les femmes et encore davantage pour les hommes, suivie d’un plafonnement lorsque les capacités de l’espèce étaient atteintes mais aussi, ce qui est important, le dimorphisme sexuel de stature était accru (voir la note 4).

Le modèle de la grande mère
Priscille Touraille fait remarquer, justement, que dans l’ensemble du règne animal, les femelles sont souvent plus grandes que les mâles [3] ; cela a été bien expliqué en termes évolutionnistes, les mères plus grandes pouvant mieux assurer leurs propres besoins énergétiques et ceux de leur progéniture [28]11,. Cependant, deux clades font exception : les mammifères (dont nous faisons partie !) et les oiseaux. Le modèle de la grande mère ne s’applique donc généralement pas aux vertébrés à sang chaud (dits endothermes). Pour les mammifères, le dimorphisme sexuel de stature à l’avantage des mâles, est observé dans plus de 98 % des espèces [28]. Parmi le 1,7 % restant, on remarque les chauve-souris et la baleine bleue, qui n’ont pas un plan d’organisation proche du nôtre. Comme le mentionnait Jerry Coyne, un schéma explicatif doit intégrer tous les dimorphismes sexuels de stature. Pour ce chercheur, la cause en est la sélection sexuelle et il est indiscutable que cela est à prendre en compte pour l’éléphant de mer (les mâles Mirounga sont jusqu’à 7 fois plus corpulents que les femelles) ou le gorille (2 fois plus corpulents). Par contre, ce n’est pas du tout évident pour un grand singe encore plus proche de nous phylogénétiquement, au dimorphisme sexuel de stature discret et comparable au nôtre, le bonobo (Pan paniscus), dont les mâles sont plutôt souvent brimés par la coalition des femelles.
La taille idéale

Les mammifères de grande taille sont soumis à une pression de prédation, en tant que proies (les bovins avec les loups ou les lynx, par exemple) ou en tant que prédateurs (les cachalots avec les calmars géants). Une course inverse à la petite taille a peut-être eu lieu avec le chat et la souris. Dans les îles sans carnivores, on a ainsi retrouvé des rats géants et des éléphants nains ou, peut-être moins spectaculaire, des vaches naines. L’équilibre physiologique complexe d’un organisme de mammifère semble correspondre à une corpulence optimale, dépendante en partie du climat et des ressources du milieu. Dans notre espèce, la plus grande taille imposée aux mâles, se traduisant par le dimorphisme sexuel de stature, est associée à une fragilité accrue et à une moindre espérance de vie. Les hommes ont une taille en moyenne d’environ 9 % plus grande que celle des femmes, mais l’espérance de vie des femmes est d’environ 8 % supérieure à celle des hommes. Notons que, contrairement à une conclusion superficielle répandue, cette différence de longévité se retrouve si l’on compare, non plus les hommes et les femmes, mais les hommes de grande taille et les hommes plus petits [29, 30].

Une explication simple

Une explication simple est clairement exprimée par l’anthropologue Holly Dunsworth : « Alors que l’anatomie et la physiologie de la reproduction humaine diffèrent suivant le sexe, ce n’est pas le cas pour les effets des hormones sur la croissance du squelette. La croissance des os humains dépend des œstrogènes » [31]. La stature est largement déterminée par la croissance du squelette. Or cette croissance, malgré les interventions complexes de plusieurs régulations hormonales ou, plutôt, grâce à ces régulations, est très semblable chez les garçons et chez les filles, avec un léger avantage aux filles au début de la puberté (Figure 3A). Ce qui fait la différence pour la taille adulte, c’est le fait que les filles arrêtent leur croissance avant les garçons. Cet arrêt de croissance est caractérisé par l’ossification des cartilages de conjugaison (Figure 3B) sous l’effet des œstrogènes. Dans les deux sexes, les hormones œstrogènes sont produites à partir d’androgènes par l’enzyme aromatase. Chez les hommes, un déficit congénital en aromatase entraîne une forme de gigantisme, assortie de multiples maladies et de stérilité [2]. Il a été proposé de traiter ce déficit par l’administration d’œstrogènes [2]. Inversement, certaines obésités de l’adolescent sont corrélées à une hypersécrétion d’aromatase dans la graisse et à une diminution significative de la taille [34]. Des inhibiteurs d’aromatase ont ainsi été testés pour augmenter la taille adulte [35]. La convergence des observations sur le rôle des œstrogènes dans l’ossification des cartilages de conjugaison fait de ce mécanisme un déterminant essentiel de l’arrêt de la croissance. Cela, bien entendu, n’exclut pas l’intervention d’autres acteurs, et nous avons signalé en introduction la multiplicité des intervenants possibles suggérée par la génomique.

Si l’arrêt de la croissance dépend des œstrogènes, il n’est pas surprenant que les jeunes femmes cessent de grandir avant les jeunes hommes, ni qu’une plus petite taille puisse être associée à une meilleure fécondité, les deux dépendant des œstrogènes [11]. Il est vraisemblable qu’un bon niveau d’œstrogènes sera déterminant dans la fertilité féminine [36]. Inversement, les concentrations d’œstrogènes physiologiquement nécessaires chez les hommes sont bien plus faibles.

Le rôle des œstrogènes dans l’arrêt de la croissance est bien documenté chez les rongeurs de laboratoire et chez les animaux domestiques, ce qui fournit une explication de la généralité du dimorphisme sexuel de stature chez les mammifères, en dérogation avec la règle de la « grande mère » observée dans les autres clades.

Une erreur naturaliste et le futur de l’évolution

L’erreur naturaliste que l’on peut dénoncer ici est la croyance que, parce qu’une caractéristique humaine a une forte composante biologique, elle est permanente, voire souhaitable. Dans des populations contemporaines peu exposées à la sous-nutrition, la taille moyenne des hommes apparaît inférieure à la taille permettant le meilleur succès reproducteur et, à l’opposé, la taille moyenne des femmes apparaît supérieure à la taille permettant le meilleur succès reproducteur [10, 37] (Figure 4). Ces décalages sont considérés comme des indicateurs de la direction vers laquelle conduit la pression sélective en cours. La constatation que l’optimum reproducteur correspond pour les femmes à une taille inférieure à la taille moyenne observée [10] suggère l’existence d’une sélection directionnelle vers une plus petite taille. Une étude réalisée sur deux générations d’un échantillon de référence d’une population du Massachusetts12, propose que les descendantes devraient être un peu plus petites et plus rondes [38]. Malheureusement, ce programme d’étude, qui concernait les maladies cardio-vasculaires, ne comportait pas le dosage des hormones impliquées dans la reproduction. Nous proposons (hypothèse réfutable) que la petite taille des femmes les plus fertiles est due à leur taux élevé ou leur précocité de synthèse d’œstrogènes. Les rondeurs annoncées seraient également dues aux œstrogènes, mais c’est un autre aspect qui ne sera pas davantage discuté ici, pas plus que la pression de sélection en faveur des hommes grands (peut-être pour partie due à une sélection intersexuelle, c’est à dire au choix des femmes, ce qui donnerait partiellement raison à Jerry Coyne). Le succès évolutif des petites tailles potelées n’implique pas que les grandes femmes musclées n’ont pas d’enfants, mais qu’elles en ont moins (Figure 2) 13,. Cette rivalité darwinienne est remise en cause par le profond bouleversement culturel qui accompagne la transition démographique en cours (Figure 5). À partir du moment où presque tous les couples choisissent de n’engendrer qu’un ou deux enfants, on peut prédire à terme (contrairement ce qui est développé par Byars et al. [38]) une diminution du dimorphisme sexuel de stature par augmentation de la taille des femmes. Pour revenir à notre point de départ, la responsabilité des cultures patriarcales dans le maintien des femmes à une petite taille n’est pas forcément nulle. Toutefois, elle ne serait pas tant à chercher au niveau des régimes alimentaires que dans l’injonction d’enfanter des familles nombreuses.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
2 Cette équipe s’est servi du fait que seuls les hommes sont porteurs du chromosome Y et que seules les femmes transmettent le génome mitochondrial.
3 Voir la revue détaillée dans [3], Chapitre 2. Si l’on préfère une perspective opposée, se reporter à la mise au point de Jerry Coyne : https://whyevolutionistrue.com/2016/12/21/the-evolution-of-sexual-dimorphism-in-humans-part-2
4 Sastre P. Si les femmes sont plus petites que les hommes, ce n’est pas à cause du steak. 2017. https://www.slate.fr/story/155300/patriarcat-steak-existe-pas.
5 La psychologie évolutionniste se rattache au courant de la sociobiologie, corpus théorique qui a permis entre autres des avancées en anthropologie, mais qui a été aussi souvent critiqué pour ses excès de biologisme (ne pas attribuer assez de liberté à la pensée humaine dans ses manifestations) et d’adaptationnisme (vouloir expliquer la moindre particularité par un processus direct de sélection darwinien, sélection naturelle ou sexuelle, si tant est que l’on puisse séparer les deux).
6 Mineo S. Les femmes sont petites car les hommes les ont privées de nourriture : fake news ! 2017 ; https://www.polemia.com/les-femmes-sont-petites-car-leshommes-les-ont-privees-de-nourriture-fake-news/
7 Sur 107 sociétés répertoriées, l’anthropologue Peggy Sanday en recense 15 dans lesquelles les sexes sont considérés comme égaux.
8 Pour K. Popper, pour tester la valeur de l’hypothèse « tous les cygnes sont blancs », vous pouvez parcourir le Danube en tous sens et rassembler les photos de milliers de cygnes blancs, ils ne vaudront jamais autant que le cygne noir que votre amie australienne vous a envoyé avec son selfie. Un seul cygne noir suffit à réfuter l’hypothèse, et donc, dans notre cas, une seule culture où l’on est certain que les femmes mangent à leur faim, si dans cette population comme partout ailleurs, on retrouve les hommes plus grands que les femmes.
9 Il y a une querelle de vocabulaire sur l’usage du mot matriarcat, souvent utilisé par les magazines grand public pour qualifier les cultures dans lesquelles les femmes ont un statut enviable et/ou égalitaire. Pour Françoise Héritier et un certain nombre d’auteurs, il ne représente aucune réalité anthropologique, car il n’y a nulle part de dominance féminine qui soit comparable à la dominance masculine du ou des patriarcats [22, 29]. Pour d’autres auteures (principalement des femmes) les matriarcats existent mais ne sont pas symétriques des patriarcats, parce que les femmes ne sont pas aussi violentes et agressives que les hommes [26].
10 Touraille et Gouyon citent des travaux qui mettent en évidence un moindre succès reproducteur associé à une petite taille, dans des conditions probables ou avérées de malnutrition (Touraille P, Gouyon PH. Why are women smaller than men? When anthropology meets evolutionary biology. Nat Prec 2008. https://doi.org/10.1038/npre.2008.1832.1)
11 Katherine Ralls a recensé 39 espèces de mammifères pour lesquelles les femelles sont plus grandes que les mâles et 71 pour lesquelles un dimorphisme semblable est possible. Si l’on s’en tient à 6 495 espèces de mammifères au total, 0,6 % ou, au plus, 1,7 % des espèces de mammifères ont des mâles qui ne seraient pas plus corpulents que les femelles.
12 La base de données utilisée par les auteurs est celle de la Framingham Heart Study. https://framinghamheartstudy.org/
13 Pour rendre la démonstration plus didactique, on peut retenir comme exemple deux femmes contemporaines de 1,80 m, Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, mé daillé e de natation synchronisé e, mère de 2 enfants, et Laure Manaudou qui, en 2006, sur 400 m nage libre, a battu le record du monde masculin de 1973, mère de 3 enfants.
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