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Med Sci (Paris). 38(5): 411–412.
doi: 10.1051/medsci/2022065.

Bienvenue dans l’ère du Xénocène

Philippe Marlière1*

1Président de TESSSI The European Syndicate of Synthetic Scientists and Industrialists, 81 rue Réaumur, 75002Paris, France
Corresponding author.

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La médecine est le domaine qui a principalement bénéficié de la révolution scientifique qu’a constituée la biologie moléculaire au xxe siècle et de ses applications, culminant par l’élucidation du génome humain. Tout porte à croire qu’au xxie siècle, la médecine bénéficiera des percées de la xénobiologie, cette discipline de la biologie de synthèse qui conçoit, assemble et fait évoluer des organismes dont les biopolymères sont construits à l’aide de composants xénobiotiques, inédits dans la biodiversité terrestre.

La mission que s’est donnée la biologie moléculaire est de rendre compte du fonctionnement des organismes par l’agencement de leurs composants chimiques et du codage génétique de cet agencement. À l’échelle du nanomètre, l’organisme humain se décrit comme un inventaire des liaisons qui se font et se défont entre les atomes qui le constituent, concourant à tous les processus physiologiques ainsi qu’à leurs dérèglements pathologiques et dégénératifs. Selon ce paradigme, la chimie d’Homo sapiens se trouve programmée génétiquement en utilisant un jeu de composants chimiques (nucléotides et acides aminés) identique dans l’ensemble des espèces vivantes connues. De même, les organismes infectieux et les parasites se décrivent comme autant d’édifices chimiques qui ont fait l’objet d’un inventaire de leurs molécules et de leurs interactions avec les molécules de l’organisme humain. En somme, la biologie moléculaire répond à la question « Comment ? ». Comment s’organise la matière vivante à partir de ses composants chimiques ? La xénobiologie, pour sa part, ambitionne de répondre à la question du « Pourquoi ? » en reprogrammant la matière vivante à l’aide de composants inédits. Pourquoi les protéines se composent-elles de vingt acides aminés, et pourquoi les acides nucléiques de huit nucléotides (quatre ribonucléotides et quatre désoxynucléotides) ? Pourquoi l’ADN, l’ARN et les protéines sont-ils les trois seuls types de polymères informatifs qui surviennent dans la biosphère, pourquoi pas l’existence d’autres types moléculaires ?

L’acronyme NOCIP (noncanonical informational polymers, que l’on pourrait traduire par « polymères non canoniques informatifs ») résume une notion centrale de la xénobiologie, celle de polymères dans lesquels s’enchaînent, selon une séquence précise, des monomères de plusieurs types différents, qui n’entrent pas dans la composition des biopolymères canoniques. On admettra que la conception et la synthèse chimique ou enzymatique de biopolymères non canoniques et l’évolution dirigée de cellules capables de les produire relève d’une démarche scientifique parmi les plus fondamentales. La xénobiologie vise à étendre la biologie à l’étude des biodiversités qui n’ont pas évolué spontanément, au lieu de la cantonner à l’étude de la biosphère terrestre. En outre, l’exploration de NOCIP déviants de chacun des biopolymères canoniques, ADN, ARN et protéines, paraît propice à l’innovation médicale. L’exemple des vaccins à ARN messagers (ARNm) développés par l’industrie afin de protéger la population mondiale contre le virus SARS-CoV-2 (severe acute respiratory syndrome coronavirus 2), et, bientôt, pour traiter diverses maladies par thérapie génique, aidera à bien comprendre l’enjeu d’une telle exploration.

Les ARNm sont fabriqués par polymérisation enzymatique de nucléotides, en transcrivant l’information génétique portée par des matrices d’ADN. Or, pour les ARNm des vaccins, le produit de cette polymérisation ne consiste pas en un ARNm canonique, mais en un acide nucléique xénobiotique (AXN) du fait que l’un des quatre nucléosides incorporés, la méthyl-pseudo-uridine, diffère de l’uridine qui s’incorpore lors de la polymérisation de tous les ARN connus sans exception. La substitution de l’uridine par la méthyl-pseudo-uridine se justifie par de précieux avantages opérationnels : elle inhibe la dégradation de l’ARN exogène par les cellules (un mécanisme de défense connu sous le nom d’« immunité innée ») et accroît la traductibilité des messagers par les ribosomes humains en protéines exogènes, telles qu’un antigène viral.

Il est aisé de prédire que les messagers fabriqués dans le futur par l’industrie subiront une diversification chimique progressive, un « morphing » au fil de l’innovation pharmaceutique, au point de ne plus correspondre à la structure de l’ARN, tout en maintenant leur compatibilité fonctionnelle avec l’appareil de traduction d’Homo sapiens. Après les bases pyrimidines et purines, le squelette phosphoribose sera certainement l’objet d’une diversification en des avatars chimiques toujours améliorés (moins coûteux, plus sûrs, plus ergonomiques, etc.).

L’utilisation médicale de messagers de plus en plus déviants de l’ARN canonique s’accompagnera de l’évolution dirigée d’enzymes ad hoc pour les polymériser et catalyser la biosynthèse de leurs précurseurs métaboliques. Tous ces biocatalyseurs seront alors disponibles pour être codés et intégrés dans des cellules microbiennes, donnant lieu à l’émergence de modes inédits de transferts d’information. L’ADN génomique servira in vivo de matrice pour la transcription non seulement d’ARN, mais aussi de l’AXN. Le « dogme central de la biologie moléculaire », qui récapitule les transferts d’information en génétique, se trouvera ainsi élargi, voire dépassé.

Une démarche parallèle vise à diversifier non la transcription, mais la réplication, en établissant in vivo l’autoreproduction d’épisomes AXN pour propager une partie de l’information héréditaire sur d’autres supports que l’ADN dans des bactéries. Les applications médicales potentielles paraissent plus lointaines dans ce cas, et on s’attend à ce que ce soit plutôt les techniques de stockage d’informations qui bénéficieront de ces avancées de la xénobiologie. Certains NOCIP, qui se révèlent plus robustes et durables que l’ADN, seront vraisemblablement appelés à remplacer celui-ci comme support informationnel.

Par ailleurs, la diversification chimique de la traduction génétique progresse à grand pas depuis qu’ont été développés des ribosomes spécialisés et des enzymes (les flexizymes) capables de charger des ARN de transfert avec des monomères autres que des acides aminés. Cette approche conduira inéluctablement au codage dans l’ADN de polymères autres que des polypeptides, comme des polyesters ou divers types de polyamides. À la différence des copolymères de l’industrie chimique, ces NOCIP seront codés selon une séquence précise et adopteront un repliement précis dans l’espace qui pourra varier et évoluer comme le font les protéines. Une pléthore de nouveaux matériaux biocompatibles dotés de propriétés d’assemblage, de catalyse, etc. est à attendre de la production de NOCIP par des ribosomes spécialisés, à l’horizon de cette décennie.

L’aubaine combinatoire que pourrait procurer l’exploration des NOCIP mérite d’être soulignée. L’innovation industrielle en matière de lutte contre les agents infectieux et les parasites trouve sa contrepartie dans l’innovation évolutive avec laquelle répond la biodiversité des organismes pathogènes en perfectionnant des mécanismes de résistance aux molécules chimiothérapeutiques. En particulier, un désastre sanitaire est annoncé du fait de la raréfaction des antibiotiques exempts de résistance chez les bactéries. La diversification génétique par la sélection naturelle semble fatalement l’emporter sur la diversification par synthèse de molécules artificielles.

En élargissant la combinatoire des formules synthétisées à des composants moléculaires inaccessibles dans le métabolisme (par exemple, des monomères contenant du silicium) et aux séquences enchaînant de tels composants, l’exploration des NOCIP produits par des ribosomes spécialisés pourrait changer radicalement la donne. Si des inhibiteurs trouvaient à s’engendrer assez massivement et à se cribler assez rapidement pour saturer la sélection naturelle des résistances, la xénobiologie parviendrait à déjouer la biodiversité des pathogènes. Le codage et l’évolution génétique des NOCIP en donneraient possiblement la clé. L’exploration scientifique, puis le déploiement industriel des NOCIP, ne manqueront pas de susciter dans la société des questionnements légitimes concernant les risques sanitaires et environnementaux d’une dissémination accidentelle ou malveillante. Une charte éthique engageant la responsabilité personnelle des chercheurs et émanant de leur initiative apparaît comme une démarche propre à rasséréner et rationnaliser le débat à venir sur la xénobiologie et la bioproduction des NOCIP.

Déjà convergent les méthodes de conception automatisée, de synthèse chimique, de construction génétique et d’évolution dirigée pour relancer l’évolution moléculaire et réinventer la biodiversité selon des formules restées inexplorées au cours de toute l’histoire de la vie sur terre : l’ère du Xénocène vient de commencer.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.