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Med Sci (Paris). 38(4): 381–386.
doi: 10.1051/medsci/2022042.

Oncologie et psychiatrie
Pour une relation réciproque féconde

Élodie Giroux,1,2 Yannis Gansel,3 Lama Basbous,4 Julia Tinland,5 Pierre Sujobert,6 Marie Darrason,7,8 and Christophe Gauld9,10*

1Université Jean Moulin Lyon 3, Institut de recherches philosophiques de Lyon (EA 4187) , Lyon , France
2Laboratoire SPHere, UMR 7219 , 1 rue de l’Université , 69007Lyon , France
3IHRIM ENS Lyon , 15 parvis René Descartes , 69007Lyon , France
477 rue Bataille , 69008Lyon , France
5Sorbonne Université, UMR 8011, Sciences, Normes, Démocratie, SiRIC CURAMUS , 1 rue Victor Cousin , 75005Paris , France
6Hospices Civils de Lyon. Hôpital Lyon Sud. Service d’hématologie biologique , 165 chemin du grand Revoyet , 69495Pierre Bénite Cedex , France
7Service de pneumologie aiguë spécialisée et cancérologie thoracique, Centre hospitalier Lyon Sud , 165 chemin du Grand Revoyet , 69310Pierre Bénite , France
8Institut de recherches philosophiques de Lyon, université Jean Moulin Lyon 3 , 1 rue de l’université , 69007Lyon , France
9Service de pédopsychiatrie, Centre hospitalier Universitaire de Lyon , 59 boulevard Pinel , 69000Lyon , France
10IHPST UMR 8590, université Paris 1-Panthéon-Sorbonne , Paris , France
Corresponding author.
 

Vignette (© Lightwise/123 RF).

La psychiatrie scientifique contemporaine a tendance à présenter l’oncologie comme un modèle à imiter [ 1 , 2 ]. Cette dernière est en effet souvent appréhendée comme un des domaines d’innovation biomédicale les plus dynamiques en raison de ses avancées récentes dans le champ de la médecine « personnalisée » ou « de précision », qui promet l’adaptation du traitement médical aux caractéristiques individuelles de chaque patient [ 3 ]. Le développement récent de la « psychiatrie de précision » [ 4 ] et les modèles de stadification [ 1 , 5 ] sont des illustrations de cette influence. Or, l’imitation par la psychiatrie du modèle que représenterait l’oncologie et, plus généralement, du modèle biomédical, est souvent critiquée pour être réductionniste. La conception biomédicale des maladies et leur classification comme des entités distinctes ne seraient pas adaptées aux troubles mentaux. A fortiori , l’approche d’une psychiatrie de précision leur serait foncièrement inadaptée du fait même de son objectif inhérent de réduction. Il serait en effet simpliste d’expliquer les phénomènes complexes que sont les comportements, la cognition et les émotions par des processus sous-jacents reposant in fine sur des mécanismes moléculaires [ 6 ].

Cet article propose d’envisager les relations entre psychiatrie et oncologie au-delà de ces critiques du réductionnisme biomédical ou, autrement dit, sans considérer qu’un tel réductionnisme est nécessairement associé à leur mise en relation. Nous montrerons que ces critiques peuvent constituer un frein à des relations fécondes et conduire à négliger d’importantes convergences. Notre intérêt se portera ensuite sur un ensemble de thématiques émergentes pour lesquelles un enrichissement réciproque apparaît possible et souhaitable. Ce faisant, nous entendons montrer que la psychiatrie, plutôt que de chercher à tout prix à se modéliser sur la base des développements récents de l’oncologie, en négligeant les limites et les impasses de cette dernière, a le potentiel de l’enrichir à partir de ses propres développements et d’une réflexivité sur ses limites.

Lever les obstacles à une relation féconde
L’ombre du modèle biomédical
L’essentiel des rapprochements de la psychiatrie et de l’oncologie, tel qu’observé aujourd’hui dans la littérature, n’est pas tant fondé sur les ressemblances entre les troubles mentaux et les cancers, ou sur les interactions de ces maladies (thèmes explorés par des revues de psycho-oncologie et de psychosomatique), que sur l’engouement pour les approches de précision, nouvelle bannière sous laquelle se rassemble un ensemble de courants et d’acteurs promouvant une psychiatrie plus scientifique [ 7 ]. Secteur de la recherche biomédicale le plus investi financièrement, porté par les innovations biotechnologiques [ 8 ], l’oncologie de précision est ainsi considérée par certains psychiatres comme un modèle de scientificité à imiter. Cet engouement témoigne aussi de la force des promesses que véhicule la médecine personnalisée ou médecine de précision. Mais sur quoi repose-t-il ? Et n’est-il pas critiquable ?

La critique du modèle biomédical en psychiatrie a depuis longtemps reposé sur le constat de l’existence d’importantes différences entre les types de maladies auxquels la médecine somatique, d’un côté, et la psychiatrie, de l’autre, ont affaire. Pour l’essentiel, cette critique se fonde sur l’irréductibilité des troubles mentaux aux maladies somatiques, ainsi que sur l’inadéquation à la psychopathologie des outils, des connaissances et des techniques utilisés en médecine [ 9 - 11 ]. Suivant ce point de vue, la comparaison plus particulière entre la psychiatrie et l’oncologie ne saurait avoir de sens, tant la définition et la classification des maladies dans les deux domaines sont différentes.

En oncologie, les maladies sont classiquement diagnostiquées à la suite de l’analyse anatomo-pathologique. Les techniques de séquençage génomique laissent espérer que l’on puisse à court terme se rapprocher d’une définition étiologique moléculaire pour certains cancers [ 12 , 13 ], même si la découverte de mutations somatiques dans les tissus sains tempère cet enthousiasme. L’oncologie est devenue la discipline phare d’application du concept de « médecine de précision » [ 14 ] avec le développement de traitements « ciblés », c’est-à-dire adaptés au profil génomique des patients.

Or, la psychiatrie est loin d’une telle construction : la définition des entités-maladies utilisées en clinique ne dépasse pas la description symptomatologique. La classification des « troubles » n’est jamais clairement stabilisée et fait l’objet de révisions et de polémiques particulièrement importantes [ 15 ]. Si tant est que l’idée d’une classification fondée sur l’identification « d’espèces naturelles » puisse être valable pour les entités-maladies dans le champ somatique [ 16 ], cette perspective est élusive en psychiatrie. On y parle plus volontiers « d’espèce pratique » ou « d’espèce complexe » [ 17 ].

La critique du modèle biomédical en psychiatrie pointe aussi l’inadéquation de l’idéal de précision à la discipline. Cet idéal peut être caractérisé par trois principales promesses : refonte nosologique, collecte de données massives et réduction des symptômes aux biomécanismes sous-jacents [ 6 ]. Or, si chacune de ces promesses, prise isolément et dans certains contextes déterminés, peut être source d’amélioration pour la psychiatrie, l’ensemble des trois n’apparaît ni nécessaire et ni même pertinent pour l’avenir et le progrès de la discipline [ 6 ]. Par exemple, la révision nosologique des troubles mentaux ne repose pas nécessairement sur une réduction aux biomécanismes. C’est ce qu’illustre le modèle des réseaux de symptômes, une révision nosologique qui ne se focalise ni sur les catégories pathologiques ni sur les mécanismes sous-jacents [ 11 ].

Ainsi, face à l’impossibilité de définir les troubles mentaux comme des « espèces naturelles » distinctes, ou à tout le moins des processus naturels reproductibles, de nombreux cliniciens et chercheurs soutiennent que la psychiatrie ne saurait prétendre au statut de science [ 18 ]. Le modèle biomédical est alors jugé, au mieux, inadapté à la psychiatrie et, au pire, réductionniste et dangereux.

Des différences aux ressemblances
Si ces critiques du réductionnisme soulèvent d’importantes et justes difficultés, elles ne sont pas sans limites elles aussi. Notons pour commencer qu’elles sont souvent aussi adressées, à travers la psychiatrie, au modèle biomédical lui-même. Surtout, elles conduisent à opposer d’un côté la médecine comme science objective, « dure », ultraspécialisée et déshumanisée et, de l’autre, la médecine comme art, holiste et subjective. Sans entrer dans les détails de ces débats, soulignons que cette ligne critique binaire porte ses faiblesses : une simplification des régimes complexes, voire divergents d’objectivité et de scientificité, et une vision idéalisée de la pratique de soin [ 19 , 20 ].

Par ailleurs, insister sur les différences entre ces deux domaines conduit à négliger d’importantes ressemblances. Psychiatrie et oncologie ont en effet pour objet des maladies graves, chroniques, souvent incurables. Le développement des traitements en oncologie de précision a prolongé la survie des patients, conduisant à une chronicisation des maladies tumorales. De plus, à l’instar des troubles mentaux, les cancers sont des maladies caractérisées par une étiologie complexe, à forte composante environnementale. Leur temporalité et leur pronostic sont variables d’un individu à l’autre. Pour ces maladies, la prévention et le dépistage sont considérés comme un enjeu clé, un point depuis longtemps acquis dans le cas de la psychiatrie. De cette chronicité naissent de nouveaux enjeux et besoins pour les patients, relevant plus de l’accompagnement et du soin que de la performance thérapeutique [ 21 ].

Enfin, ces critiques peuvent conduire à négliger les difficultés que rencontre l’oncologie de précision, reproduisant en négatif l’idéalisation dont la discipline fait l’objet de la part de la psychiatrie. L’ambition de construire une science clinique de la singularité du patient repose sur des approches biotechnologiques. Or, la neutralité dont ces dernières se réclament est illusoire. Le choix de données caractérisant le patient conduit à le réduire à ses dimensions biologiques, voire génomiques, et souvent à l’extraire de son contexte de vie. Surtout, plus la connaissance moléculaire des cancers progresse, plus la perspective de réduire le symptôme à ses biomécanismes semble s’éloigner, confrontée à la complexité croissante des chemins de causalité et à une multiplicité des mécanismes [ 22 ]. La complexification des données et les échecs cliniques ont conduit à relativiser les espoirs initiaux reposant sur les promesses de thérapies ciblées et de la redéfinition étiologique et moléculaire des cancers [ 14 , 23 ]. Par exemple, les résultats d’une étude visant à évaluer l’intérêt d’une approche « agnostique », qui ne s’appuie plus sur la classification habituelle des cancers par organes mais sur l’identification d’une mutation actionnable, quel que soit le type de cancer, sont trop mitigés pour que l’on puisse conclure à l’intérêt de traiter les patients uniquement en fonction de leur profil moléculaire [ 24 , 25 ]. Par ailleurs, la médecine de précision ne s’appliquerait qu’à un nombre restreint de maladies et de possibilités thérapeutiques [ 26 ].

Nous postulons que les limites que rencontre aujourd’hui la médecine de précision en oncologie peuvent précisément conduire cette dernière à s’enrichir des nombreuses et anciennes réflexions de la psychiatrie, sur la question de ses fondements scientifiques, sur les limites du modèle biomédical et sur les pratiques contextualisées de soin.

Thématiques émergentes communes et apports potentiels de la psychiatrie à l’oncologie

À partir de l’identification de problèmes épistémologiques, éthiques et pratiques fortement convergents, nous explorons dans ce qui suit le potentiel de relations fécondes entre ces deux domaines.

Données massives et évolution des approches classificatoires
La psychiatrie, comme l’oncologie, connaissent un afflux de données multidimensionnelles nécessitant de recourir à des approches computationnelles et algorithmiques [ 27 ]. Le poids des données et de leur recueil au niveau de l’individu modifie le rapport des patients à leur maladie et aux soins, et plus généralement reconfigurent la relation soignant-soigné. Ces développements touchent de manière à la fois simultanée et différenciée la psychiatrie et l’oncologie.

Du côté de l’oncologie, ces techniques de collecte de données massives conduisent à l’intégration des multiples informations, de manière encore essentiellement programmatique. On peut évoquer l’exemple des signatures transcriptomiques dans le traitement adjuvant du cancer du sein. Ces tests, comme Mammaprint ou Oncotype DX [ 28 , 29 ], prennent en compte un nombre variable de gènes pour déterminer le risque de récidive et l’intérêt d’une chimiothérapie adjuvante. Leur utilisation se heurte cependant à des enjeux de validation et de démocratisation.

En psychiatrie, les techniques connectées sont une occasion de se rapprocher des patients, de leurs symptômes et de leur vécu, en assimilant davantage ces données dans la compréhension et la prise en charge du trouble et de son évolution. La psychiatrie apparaît résolument ouverte à la prise en compte de données hétérogènes. L’intégration de données numériques, ubiquitaires et possédant différents niveaux de granularité, peut s’avérer constituer un prolongement de la pratique clinique classique [ 30 ].

Dans ce contexte de la multiplication du recueil d’informations multidimensionnelles, on assiste au développement d’un questionnement et de potentiels bouleversements nosologiques. Nous l’avons vu, l’oncologie de précision est souvent présentée comme ayant pour objectif une révision de la classification des cancers pour intégrer les connaissances moléculaires. Bien qu’ancienne en oncologie, la problématique de l’adaptation individuelle du traitement est devenue centrale. De la même manière, mais pour des raisons différentes, ce souci de l’individualisation du diagnostic est ancien en psychiatrie, ayant d’ailleurs nourri de longue date un scepticisme vis-à-vis des catégories nosologiques. Ces deux domaines sont confrontés à la multiplication d’approches et de systèmes classificatoires. Deux enjeux semblent partagés dont le traitement pourrait s’enrichir d’un dialogue entre disciplines : celui de la gestion clinique d’un pluralisme classificatoire, ou tout au moins d’une fragmentation des pratiques classificatoires, d’une part, et celui d’une potentielle relativisation de la catégorisation diagnostique initiale (ou de l’étape diagnostique) au profit de l’individualisation, d’autre part.

En psychiatrie, le pluralisme classificatoire a toujours existé. Le projet Research Domain Criteria (RDoC) est le principal exemple d’un projet de précision visant une transformation taxonomique complète, fondée sur une approche à visée réductive [ 9 ]. Or, ce projet semble rencontrer d’importantes difficultés, qu’on peut notamment expliquer par l’irréductibilité du symptôme en psychiatrie à des phénomènes de « niveau inférieur » (en l’occurrence des phénomènes biologiques auxquels pourraient être réduits les phénomènes cliniques, dits de « niveau supérieur ») et dont l’existence alimente les critiques contre le réductionnisme déjà citées [ 6 ]. Néanmoins, face à ces difficultés, ce projet a aujourd’hui évolué et s’ouvre à d’autres approches. En l’occurrence, il s’est intégré à un certain nombre de projets fondés sur les approches computationnelles, qui permettent d’amener une compréhension plus raffinée des modèles de la recherche et de la sémiologie recueillie en pratique clinique [ 31 ]. Dès lors, plutôt que de l’interpréter comme la preuve de l’impossibilité pour la psychiatrie d’imiter l’oncologie de précision, on peut envisager le projet RDoC comme une façon d’explorer une approche pluridimensionnelle, soucieuse de la complexité des maladies et de leurs étiologies, avec le défi d’intégrer ces données pour mieux individualiser la prise en charge. Le développement de telles approches ouvre la psychiatrie à une prise en compte de la complexité qui pourrait converger vers (et soutenir) les promesses actuelles associées au recueil de données multidimensionnelles dans l’oncologie de précision.

Du côté de l’oncologie, la stratification plus précise de cancers à partir d’une redéfinition moléculaire a connu des succès indéniables, surtout en matière pronostique, mais plus rarement dans le domaine thérapeutique [ 32 ]. Mais ce que l’on observe avant tout à ce jour, c’est la multiplication d’informations et de modalités classificatoires prédictives alors que l’intégration de ces données avec la catégorie diagnostique initiale reste problématique. On assiste à la prolifération de données hétérogènes, relevant de divers niveaux d’organisation (biologique, clinique et environnemental), qui restent difficiles à interpréter et à articuler. Les défis épistémologiques et pratiques deviennent là aussi l’intégration de ces données en clinique et leur application au service d’une amélioration de la santé des patients [ 33 ].

Dans les deux cas, il semble possible d’interpréter ces évolutions comme allant dans la direction d’une forme de relativisation de la phase diagnostique initiale comme assignation à une catégorie fixe et déterminante. Cette phase demeure importante mais elle s’enrichit ensuite d’apports d’informations multidimensionnelles, permettant une individualisation via notamment des stratifications pronostiques.

Intégrer la temporalité et les enjeux de surmédicalisation
Pour prendre en compte la chronicité et affiner la prise en charge précoce et individualisée de ces maladies, des études plus approfondies des étapes et des degrés de sévérité sont réalisées, reposant entre autres sur l’identification de biomarqueurs. Si le modèle TNM ( Tumor, Node, Metastasis ) est depuis longtemps utilisé en oncologie et si le souci de l’histoire naturelle et des phases précoces des troubles mentaux est ancien en psychiatrie, on observe aujourd’hui un renouveau des approches. Une conception processuelle se répand aussi bien en psychiatrie qu’en oncologie, et s’accompagne du développement de modèles de « stadification ». La conceptualisation des « Ultra Haut Risque de psychose 1 » en est un exemple [ 34 ]. De tels modèles facilitent la compréhension des étapes de ces maladies, permettent de mieux analyser leur sévérité et la transition d’un stade à l’autre. Ils visent ainsi à adapter la prise en charge au degré de gravité.

Ayant plus de difficultés pour localiser la maladie que l’oncologie, la psychiatrie déploie davantage d’expertise du côté d’une analyse temporelle de l’évolutivité et de la sévérité pour l’adaptation de la prise en charge et des traitements. L’oncologie est finalement plus ancrée dans un modèle spatial de la sévérité. Or, le temps comme l’espace sont des indices pouvant chacun enrichir notre manière d’envisager le caractère dynamique de ces maladies. La conception catégorielle et binaire normal/pathologique, longtemps structurante des nosologies critériologiques en psychiatrie et en oncologie, est aujourd’hui de plus en plus complétée par une modélisation continuiste 2 des phénomènes de santé. Se pose alors le défi de l’articulation d’approches catégorielles et dimensionnelles, défi à propos duquel la psychiatrie a déjà élaboré une abondante réflexion [ 35 ].

Ces approches de la maladie, qui s’intéressent aux grades de développements et ainsi aux grades précoces, ne sont pas sans ranimer d’anciennes critiques auxquelles la prévention a fait face : le risque de médicalisation et de pathologisation de stades pré-pathologiques ou insuffisamment déterminés. Ces enjeux ont été abordés plus récemment dans les deux disciplines autour des notions de sur-diagnostic et sur-traitement [ 36 ]. Or, aussi bien en oncologie qu’en psychiatrie, les approches de « stadification » (ou de staging ) peuvent permettre de renforcer la pertinence de stratifications de profils de risque plus précis, ciblant les individus à plus haut risque, et justifier ainsi l’intérêt d’une prise en charge préventive plus individualisée (qui n’est pas nécessairement de nature médicamenteuse). Ces stratégies pourraient ainsi limiter et contrebalancer certains écueils de la surmédicalisation et du sur-diagnostic. Tous ces enjeux soulèvent d’importantes questions éthiques et épistémologiques qu’une expertise croisée en psychiatrie et en oncologie pourrait enrichir.

Pratiques du rétablissement
La psychiatrie a construit sa pratique sur la nécessité de prendre en charge des troubles chroniques difficiles à guérir. Même si la visée de guérison reste l’horizon d’attente, l’enjeu de l’accompagnement médico-social est aussi et surtout d’aider le patient à « vivre avec » le trouble mental. En oncologie, l’allongement du temps de survie sans guérison a conduit les oncologues à s’intéresser à cette démarche [ 21 ] en développant les « soins de support », les programmes personnalisés de l’après cancer, et le recours à la notion de rémission plutôt que de guérison pour intégrer la chronicité des cancers.

Pour autant, la notion de « rétablissement » développée en psychiatrie, apparaît plus riche et davantage tournée vers l’intégration sociale du patient. Cette approche considère que l’amélioration de la santé ne se réduit pas à la disparition des symptômes. Lutte contre la stigmatisation, accès ou retour à l’emploi, réduction de l’hospitalisation conçue comme source de dépendance, etc., l’attention est portée plus largement au devenir du patient et au renforcement de son autonomie [ 37 ]. En outre, l’implication des patients est, dès l’origine, un socle de ce concept. Qu’il s’agisse du développement de pratiques de partage entre pairs, de la professionnalisation de la pair-aidance, de la mise en place de formations diplômantes, ou de l’évaluation de l’efficacité de ces pratiques, ces innovations ont vu le jour dans le domaine de la psychiatrie avant de se déployer en oncologie. Cet accompagnement pluridisciplinaire et collégial, qui se construit avec le patient, encourage l’articulation du modèle expérientiel avec le modèle biomédical. Il ambitionne aussi de réduire le risque de surmédicalisation, et de favoriser la reconnaissance de la dimension sociale des troubles. Davantage mobiliser le concept de rétablissement en oncologie conduirait à viser prioritairement le « maintien capacitaire optimal des sujets » [ 38 ] et offrirait un cadre conceptuel et empirique pour mesurer les changements favorables et dégager une taxinomie des processus de rétablissement et des stratégies cliniques adaptées [ 39 ].

Conclusion

Sans préjuger de ressemblances conceptuelles entre psychiatrie et oncologie, ni se référer aux interactions des maladies concernées (ce qui est du domaine de la psycho-oncologie), notre propos, fondé sur le constat d’un certain nombre de convergences des enjeux contemporains cliniques, pratiques et éthiques, est ici d’appeler à un dialogue renouvelé entre les deux disciplines. Pour cela, une voie possible nous semble être de se départir d’une relation de vassalité produite par la recherche de légitimité scientifique de la psychiatrie et du débat sur le réductionnisme qui lui est associé. Les recherches de ces deux disciplines convergent vers une prise en compte de la complexité clinique, de l’importance des facteurs environnementaux, mais aussi vers l’adoption d’une nosologie plurielle et souple, qui puisse plus facilement s’adapter à chaque cas singulier. Sur l’intégration des aspects multidimensionnels des troubles et sur les pratiques d’accompagnement, la psychiatrie possède une expertise dont l’oncologie pourrait s’inspirer.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 La notion d’Ultra Haut Risque (UHR) de psychose renvoie à une condition médicale à risque de transition vers la psychose. On y retrouve des manifestations cliniques et neuropsychologiques spécifiques, à un niveau infraliminaire du seuil de la psychose. Une telle condition conduit à un risque de transition psychotique plus élevé que dans la population générale.
2 Sans rupture.
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