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Med Sci (Paris). 38(3): 313–315.
doi: 10.1051/medsci/2022023.

Le spectre de la médecine du futur

Reviewed by Anne Marie Moulin1*

1CNRS UMR SPHERE 7219 (CNRS/Université de la Sorbonne), Paris, Université Paris 7, bâtiment Condorcet , 4 rue Elsa Morante , 75013Paris , France
Corresponding author.

MeSH keywords: Médicaments issus de plantes chinoises, Humains, Médecine

 

Vignette (© Claude Gutierrez).

Alors que les virus émergents sont au premier plan de nos angoisses, la vieille tuberculose revient nous narguer [ 1 ]. La socio-anthropologue Janina Kehr propose un travail de terrain sur la tuberculose d’aujourd’hui, considérée comme un fléau persistant [ 2 ] : le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme (ou Fonds mondial), créé en 2003, associe dans sa lutte contre les épidémies la « peste blanche » du passé au paludisme et à la pandémie contemporaine du sida (syndrome d’immunodéficience acquise). La tuberculose est redevenue une menace parce qu’elle s’avère de plus en plus résistante aux antibiotiques découverts dans les années 1950 à 1970 : streptomycine, rimifon, pyrazinamide (en 1954), éthambutol (en 1961) et rifampicine (en 1963). Comme peu de traitements innovants ont pris le relais, devant les résistances, force est de recourir à des traitements plus toxiques, plus coûteux et aux résultats aléatoires.

Janina Kehr fait d’abord œuvre d’historienne en rappelant l’évolution des cas de tuberculose en constante diminution dans la deuxième moitié du XIX e siècle. Puis sa résurgence a été facilitée en Europe par l’immunosuppression liée au virus du Sida et par la baisse de la garde des dispensaires prenant en charge les plus pauvres. Devant l’apparition de formes dites résistantes et ultrarésistantes, en 1995, le protocole de DOTS ( directly observed therapy short course ) a été proposé, un protocole reposant sur l’administration régulière, sous contrôle, d’un traitement prolongé en ambulatoire, pour éviter que les discontinuités de sa prise facilitent des résistances. Mais cette stratégie a eu des résultats inégaux et de longues hospitalisations sont souvent requises.

À des fins de comparaison, Janina Kehr a planté son terrain d’étude dans des institutions françaises et allemandes : dans deux hôpitaux et trois centres de lutte antituberculeuse, à Berlin et en Île-de-France, entre 2005 et 2011. Elle a observé les pratiques quotidiennes des acteurs : médecins et soignants, assistantes sociales, qui s’activent aux différentes étapes des prises en charge et des enquêtes et dépistages autour des cas. Elle a élargi son observation aux administrations sanitaires et leurs ministères de tutelle, aux associations caritatives du domaine et aux chercheurs, afin de reconstituer le nouvel univers de la tuberculose.

La tuberculose touche beaucoup les migrants, qu’ils se soient contaminés dans leur pays d’origine ou à l’arrivée dans le pays d’adoption. Dans les années 1970, les manuels de médecine, pour parler des migrants, employaient le terme métaphorique de « transplantés » chez qui il fallait systématiquement suspecter la tuberculose. L’emploi du terme dans ce sens a disparu, en raison de l’ambiguïté avec les vrais transplantés, les porteurs de greffe. Aujourd’hui, on lui préfère le terme général de vulnérabilités pour marteler, comme dans le cas de la Covid-19 ( coronavirus disease 2019 ), que les inégalités socioéconomiques se manifestent par une morbidité et une mortalité accentuées [ 3 ].

Dans les hôpitaux, l’ethnologue a observé d’un œil critique l’absence d’écoute du personnel, l’anonymat indifférencié de la prise en charge de beaucoup des tuberculeux, suspectés d’indocilité en raison de leur origine ethnique et de leur statut de marginaux, assimilés à un Autre indéchiffrable, bref à une altérité dérangeante… L’anthropologue rappelle au passage que les médecins font à contrecœur le deuil d’une médecine curative triomphante et sont tentés de rejeter la responsabilité des déboires thérapeutiques sur des malades peu coopérants, voire rebelles, à l’isolement pénible et à la surveillance prolongée à la sortie de l’hôpital.

Les difficultés des malades étrangers sont aggravées par l’absence de moyens dans les structures d’accueil, notamment de traducteurs et de « passeurs » des cultures, les interprètes disponibles ne correspondant pas nécessairement à la gamme des patients : russes, tchétchènes, guinéens, congolais… Lors de la panique suscitée par le danger des tuberculoses ultrarésistantes dans un hôpital parisien en 2013, l’administration a renâclé à mettre en place les relais urgents pour prévenir les malades du risque pour leur entourage : des traducteurs capables d’écouter les malades enrageant dans leur cage hospitalière et préoccupés avant tout, une fois sortis de l’état d’urgence, de retrouver leur liberté de mouvement. Ceux-ci ne se conçoivent pas comme des « bombes microbiennes », comme les dénonce un des membres du service. Pour Janina Kehr, le cas de la tuberculose illustre l’incohérence de notre société : d’un côté, elle prend en charge les tuberculeux et s’efforce de les dépister et de les traiter correctement, et de l’autre, en actionnant la répression et la reconduite des migrants aux frontières, elle aggrave leur sort : « l’égalité est une valeur à la fois centrale et contrariée » (p. 85).

L’Union européenne était d’ailleurs consciente de la nécessité d’une collaboration transfrontalière pour protéger la santé publique internationale, quand elle a financé, dans les années 1990, un programme d’aide à la justice dans l’ex-Union Soviétique. À cette époque, l’encombrement des prisons par des détenus attendant leur jugement fournissait une niche idéale pour les résistances des bacilles de Koch (BK) 1 . Les prisonniers restaient en détention préventive parfois plus d’un an, le délai idéal pour se contaminer et, après libération, contaminer l’entourage, voire le pays d’accueil en cas d’émigration…

Au fil de sa comparaison entre France et Allemagne, Janina Kehr a consacré un chapitre fort intéressant à l’évolution de la prévention de la tuberculose dans l’Allemagne réunifiée après 1989. L’Allemagne a en effet hérité de la DDR ( Deutsche Demokratische Republik ) socialiste 2 un système de santé publique carré et cohérent, avec une gestion autoritaire laissant peu de place à la contestation, mais qui a incontestablement obtenu de bons résultats dans les statistiques sanitaires. La fusion des deux administrations (Est et Ouest allemandes) ou plutôt la prise en main par l’Ouest, concomitante avec une réduction des budgets, a entraîné une certaine désorganisation aggravée par l’afflux de réfugiés et de migrants à l’Ouest.

Dans son analyse de la tuberculose dans l’hôpital contemporain, Janina Kehr balise un champ de recherche d’une grande actualité. Si, de leur côté, les soignants manifestent de plus en plus leur frustration dans un métier mal reconnu, mal payé et mal organisé, les malades, de leur côté, ont haussé leurs exigences. Les marqueurs culturels sont devenus un symbole identitaire dans les hôpitaux, comme en témoigne la revendication de certains patients d’être soignés par un soignant du même sexe, le soupçon sur les casseroles de la cantine d’avoir contenu du porc, etc. Des ressentiments historiques et l’ombre portée de la colonisation hantent ces revendications.

Le livre dérangeant de Janina Kehr introduit finalement un des paradoxes de notre temps : un progrès médical incontestable est relativisé, voire contredit, par les contraintes de la bureaucratie sanitaire et l’oubli de la personnalité des « ayant-droits », autrement dit des clients des systèmes de soins. Derrière le drame historique de la conduite inadéquate des thérapies antituberculeuses, l’anthropologue aborde un problème de fond : la tension dialectique toujours présente entre l’idéal d’un traitement universel soigneusement codifié et l’exigence récurrente d’une attention à l’individu et, d’ailleurs, pas seulement au migrant et à l’étranger. Il y a une sorte de béance entre la prise en charge standardisée, « protocolisée » à outrance de la médecine contemporaine, et l’idéal du soin de l’individu qui reste avant tout une personne singulière. Elle pose la question de l’adaptation des traitements aux individus, en contradiction avec l’uniformisation d’un protocole universel et l’idéal officiel de la norme d’égalité dans une santé qu’on dit « globale », sans se soucier de ce que cela peut signifier de l’oubli de l’individu. Bref, de façon générale, le livre tire sa portée de la contradiction, peut-être impossible à résoudre, entre l’idéal scientifique d’une prise en charge homogène et d’un traitement universel, susceptible d’être modélisé et mis en équations par les épidémiologistes, et la revendication d’un traitement individualisé à la demande.

La difficulté que Janina Kehr décrit, de la part des soignants, à adresser la parole à leurs tuberculeux comme des individus et non des catégories, à être sensibles à leurs demandes et leur vécu, n’est-elle pas une difficulté inhérente à un système de connaissances qui, en faisant la part belle à la standardisation des protocoles et des traitements, dans le but de faire une meilleure science, a perdu le sens de la diversité ? Ce sens était pourtant inscrit dans la science médicale, et pas seulement celle d’Hippocrate, Galien et Avicenne, mais aussi celle de l’immunologiste Peter Medawar, gravant dans le marbre, en 1957, la formule de « the uniqueness of the individual » [ 4 ], dont l’oubli explique que le public soit si déboussolé par la mention d’effets indésirables et imprévus de la vaccination. Une des motivations du refus du vaccin est d’ailleurs la conscience invincible que tout un chacun peut constituer une exception.

Comment concilier aujourd’hui l’usage croissant des mass data et la persistance de l’impératif d’une approche individuelle, tenant compte de la « singularité de l’individu » ? La nécessité persiste d’un examen pratiqué avec les cinq sens dont la nature nous a dotés, et peut-être même avec le « cœur » ; c’est là un défi de la médecine contemporaine, qui apparaît clairement, dès lors qu’à l’invitation de l’anthropologue, on cherche à aller plus loin, et à mieux comprendre les inégalités des réponses des individus au traitement et à déjouer la menace de la tuberculose multirésistante.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Ou Mycobacterium tuberculosis, l’agent responsable de la tuberculose.
2 Ou RDA (République démocratique allemande), également appelée Allemagne de l’Est.
References
1.
Moulin AM . The impact of BCG on the history of tuberculosis, Tuberculosis Past and Present. . Palfi G , Dutour O , Deak J , Hutas I , eds. Budapest: : TB Foundation, Golden Book; , 1999 : pp. :77. – 86 .
2.
Kehr J . Spectres de la tuberculose. Une maladie du passé au temps présent. Préface de Didier Fassin. . Rennes: : Presses universitaires de Rennes; , 2021 : :166. p.
4.
Medawar PB . Uniqueness of the individual. . New York: : Basic Books; , 1957 .