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Med Sci (Paris). 38(1): 101–106.
doi: 10.1051/medsci/2021239.

Ces bons mutants qui éliminent les tumeurs
Chroniques génomiques

Bertrand Jordan1*

1ADÉS (Anthropologie bioculturelle, droit, éthique et santé) UMR CNRS 7268, Aix Marseille université, Établissement français du sang. CoReBio PACA, case 901, Parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.
 

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Il y a quelques années, la découverte de nombreux clones mutants présents dans la peau [1] puis, trois ans plus tard, dans l’œsophage [2] chez l’homme avait surpris et suscité quelques inquiétudes : on avait trouvé, dans chaque centimètre carré de tissu, plusieurs centaines de clones mutants portant des mutations dans des gènes comme Notch1 1, et TP53 2, avec des indications de forte sélection pour ces mutations. De plus, le nombre de clones mutants était augmenté avec l’âge. Ceci donnait à penser que ces tissus d’apparence normale étaient en fait dans un état précancéreux, prêts à évoluer vers un néoplasme actif, une bombe à retardement en quelque sorte [3] ().

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 2, février 2019, page 187

Des données plus récentes, présentées notamment dans un article paru en octobre 2021 [4] montrent, qu’en fait, beaucoup de ces clones mutants contribuent au contraire à éliminer la plupart des tumeurs naissantes, et jouent donc un rôle protecteur.

Des tumeurs qui disparaissent

Le travail présenté porte sur l’épithélium de l’œsophage de souris. Ce tissu, qui est continuellement renouvelé à partir d’une couche basale monocellulaire de cellules progénitrices, peut être disséqué puis observé en microscopie confocale, et peut aussi faire l’objet de séquençage à partir de petits échantillons de l’ordre du millimètre carré. Les souris sont traitées par voie orale avec un mutagène présent dans la fumée de tabac, la diéthylnitrosamine (DEN), durant deux mois, puis sacrifiées après différents intervalles de temps (de dix jours à 18 mois). Le traitement par le mutagène provoque diverses mutations dans l’épithélium de l’œsophage et l’apparition de clones qui occupent progressivement l’épithélium, qui reste phénotypiquement normal. Ces clones ont acquis un avantage sélectif grâce aux mutations qu’ils portent, mais ils n’ont pas de caractère cancéreux. Il apparaît aussi dans cet épithélium un nombre limité de petites lésions pré-tumorales. Ces petites tumeurs expriment spécifiquement la kératine 6 (KRT6), qui est un marqueur de stress, et peuvent ainsi être repérées. On constate qu’au fil du temps après mutagenèse, le nombre de tumeurs diminue ( Figure 1 ), allant de 588 dix jours après le traitement par la DEN à 42 après 18 mois, tandis que leur surface individuelle augmente, de 5 000 à 200 000 µm2. Il y a donc eu élimination de plus de 90 % des tumeurs et un fort développement de quelques-unes.

Le séquençage de l’ADN des tumeurs après microdissection montre que les petites tumeurs (présentes dix jours après le traitement) sont très polyclonales alors que les plus grandes (subsistant à 12 ou 18 mois) sont essentiellement monoclonales. Les mutations les plus fréquemment sélectionnées dans les tumeurs concernent les gènes Notch1 et Atp2a2 3, tandis que les clones mutés « normaux » portent essentiellement des mutations touchant Notch1. Ces proportions s’affirment au cours du temps : un an après le traitement par la DEN, 100 % des clones de l’épithélium normal portent une mutation dans Notch1 et seulement 5 % environ une mutation dans Atp2a2, tandis que pour les tumeurs, les chiffres sont respectivement de 65 et 50 %. Les différences génétiques observées entre les tumeurs naissantes (dix jours) et celles qui subsistent au bout d’une année indiquent qu’il y a eu évolution de ces tumeurs et intervention d’un processus de sélection déterminant leur survie ou leur disparition.

Élimination de mécanismes connus

On connaît déjà plusieurs mécanismes pouvant concourir à l’élimination de tumeurs, surtout s’il s’agit de tumeurs naissantes comme ici. Le premier est l’induction de l’apoptose des cellules tumorales, qui entraîne leur mort selon un processus maintenant bien connu. Une caractéristique du processus apoptotique est l’activation de la caspase-34, qui peut être détectée dans les cellules par un réactif fluorescent spécifique de sa forme clivée. Cette analyse repère moins de 0,1 % de cellules apoptotiques dans le tissu et n’en détecte aucune à l’intérieur des tumeurs, éliminant ainsi l’intervention de l’apoptose dans la réduction du nombre de clones tumoraux.

Une autre possibilité serait que le taux de croissance des tumeurs décroisse après leur apparition et devienne inférieur à celui du tissu environnant. Un marquage des cellules en phase S montre que la proportion de cellules en cours de réplication est la même dans les tumeurs naissantes à dix jours et dans le tissu environnant, éliminant ainsi cette explication.

Enfin l’implication du système immunitaire serait évidemment envisageable. Cependant, les rares cellules immunitaires (exprimant CD45)5 présentes dans le tissu ne sont pas préférentiellement localisées au niveau des lésions tumorales ; de plus, des souris transgéniques qui ne présentent pas de réponses immunitaires anti-tumorales, montrent le même phénomène d’élimination progressive des tumeurs. On peut donc en conclure que ces tumeurs ne sont pas détectées par le système immunitaire et que ce dernier n’est pas responsable de leur élimination.

Compétition et déplacement

L’hypothèse que font alors les auteurs est celle d’une compétition par des clones mutants – mais phénotypiquement normaux – qui, au sein d’un épithélium monocellulaire de dimensions limitées, aboutirait à l’élimination des tumeurs naissantes. Ils avaient déjà mis en évidence une telle compétition dans l’épithélium normal (sans induction tumorale), aboutissant à l’occupation de l’espace par des clones mutants ayant un avantage de croissance [6], l’idée est donc raisonnable. La dissection et le séquençage de petites biopsies (de 0,4 mm2) prélevées autour des tumeurs naissantes dix jours après la fin du traitement par la DEN, confirme, qu’en effet, elles renferment de très nombreux clones mutants, portant en majorité des altérations faux-sens et non-sens du gène Notch1, ce qui dérégule l’activation de nombreux gènes [5, 6]. Le rôle de ces clones mutants dans l’élimination des tumeurs est confirmé de deux manières.

Dans la première, l’emploi de souris transgéniques chez lesquelles on peut induire spécifiquement l’apparition de clones ayant perdu la fonction de Notch1 – clones que l’on peut par ailleurs repérer dans les tissus – montre que l’élimination des tumeurs est proportionnelle à l’effectif de ces clones ( Figure 2 ).

Dans la seconde expérience, un traitement des souris par la dibenzazépine (DBZ), connue pour annuler la signalisation reposant sur Notch, supprime l’avantage sélectif des clones mutants puisqu’aucune cellule, dans la tumeur ou en dehors, ne peut activer la voie Notch. Du coup, ce traitement ralentit nettement l’élimination des tumeurs naissantes, comme attendu ( Figure 3 ).

On peut donc en conclure que l’expansion de clones mutants dans l’épithélium normal élimine par compétition la grande majorité (plus de 90 %) des tumeurs naissantes, exerçant ainsi une forte pression de sélection sur ces néoplasmes en devenir.

La solution d’un paradoxe, et des pistes pour l’avenir

Les travaux résumés dans cette chronique démontrent l’existence d’un nouveau mécanisme permettant l’élimination de tumeurs naissantes. On savait déjà que le système immunitaire joue souvent ce rôle en reconnaissant et détruisant les cellules tumorales ; ces nouvelles données aident à résoudre la contradiction entre le grand nombre de clones mutants apparaissant dans les tissus (et augmentant avec l’âge) et la relativement faible incidence des cancers cliniques. Élément nouveau, ils montrent que la survie de tumeurs naissantes ne dépend pas seulement des mutations qu’elles portent, mais aussi des mutations présentes dans le tissu phénotypiquement normal qui les entoure. Ces conclusions, obtenues dans le modèle de la souris, sont-elles applicables à l’homme ? Les résultats de l’analyse des mutations présentes dans la peau ou l’épithélium humains normaux, qui montrent une situation analogue à celle de la souris [1, 2], vont dans ce sens et font penser qu’un mécanisme analogue d’élimination de micro-tumeurs existe aussi chez nous. Reste à le démontrer, ce qui ne sera pas facile…

Il est clair en tous cas que ces nombreux clones mutants présents dans des tissus normaux ne doivent plus être vus seulement comme de potentiels précurseurs de néoplasmes, et que beaucoup d’entre eux concourent en fait à l’élimination de tumeurs naissantes. On pourrait même imaginer de favoriser l’apparition de ces « bons mutants » pour prévenir le développement de cancers – mais on quitte là le domaine de la recherche pour entrer dans celui de la science-fiction !

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Les protéines Notch (quatre types) sont des récepteurs transmembranaires impliqués dans la régulation de la différenciation cellulaire via l’activation de différents jeux de gènes. Des mutations du gène Notch1 sont retrouvées dans différents cancers, en particulier dans les cancers de la peau [5].
2 Le gène TP53 (tumour protein p53) code un facteur de transcription impliqué dans de nombreux cancers, généralement en tant que suppresseur de tumeurs.
3 Le gène Atp2A2 (sarcoplasmic reticulum Ca(2+)-ATPase 2) code une ATPase intracellulaire, et ses altérations sont associées avec le cancer du côlon et du poumon.
4 La caspase 3 est une protéase à cystéine qui joue un rôle central dans le déclenchement de l’apoptose cellulaire.
5 La protéine CD45 est une protéine de surface présente chez toutes les cellules hématopoïétiques, excepté les érythrocytes, et jouant un rôle dans leur activation.
References
1.
Martincorena I, Roshan A, Gerstung M, et al. Tumor evolution. High burden and pervasive positive selection of somatic mutations in normal human skin . Science. 2015; ; 348 : :880.–886.
2.
Martincorena I, Fowler JC, Wabik A, et al. Somatic mutant clones colonize the human esophagus with age . Science. 2018; ; 362 : :911.–917.
3.
Le Jordan B. monde caché des clones mutants dans les tissus normaux . Med Sci (Paris). 2019; ; 35 : :187.–190.
4.
Colom B, Herms A, Hall MWJ, et al. Mutant clones in normal epithelium outcompete and eliminate emerging tumours . Nature. 2021;; 598 : :510.–4.
5.
Aster JC, Pear WS, Blacklow SCThe Varied Roles of Notch in Cancer . Annu Rev Pathol. 2017; ; 12 : :245.–275.
6.
Colom B, Alcolea MP, Piedrafita G, et al. Spatial competition shapes the dynamic mutational landscape of normal esophageal epithelium . Nat Genet. 2020;; 52 : :604.–14.