Vignette (© Inserm/Éric Dehausse/Yasmina Saoudi).

Le psychanalyste Bela Grunberger définit un noyau narcissique primitif qui est la trace de la cénesthésie ¹ fœtale [ ¹ ]. Il s’agit d’une expérience organique qui laisserait son empreinte chez tout individu, durant toute sa vie. L’état élationnel ² prénatal serait la source de la nostalgie de l’être humain pour son séjour prénatal. Pour expliquer que l’état cénesthésique prénatal se révèle avoir une valence positive, être source de complétude, il faut formuler l’hypothèse que le cerveau du fœtus est capable d’associer à cet état une valeur attractive. Des études ont montré que l’activation des récepteurs µ des opiacés était à l’origine de la coloration plaisante non consciente d’une sensation [ ² ]. Le système opioïde endogène semble donc central dans l’attribution d’une valence agréable à une perception. Une étude réalisée sur des souriceaux privés du gène codant le récepteur µ des opiacés a par ailleurs montré l’existence d’un déficit dans leur comportement d’attachement à leur mère [ ³ ]. L’attribution d’une valence positive à l’expérience prénatale semble donc nécessaire au développement du processus d’attachement de l’enfant à sa mère. Chez l’homme, le système opioïde apparaît dès la 12 ^e semaine de vie intra-utérine, ce qui rend plausible sa mise en jeu dans l’attribution d’une valence positive à la sensorialité prénatale. Les données concernant le toucher « affectif » sont en faveur de cette hypothèse [ ⁴ ]. En effet, la douceur d’un toucher active le système opioïde endogène. Ksenia Bystrova, pédiatre russe, propose que les mouvements du fœtus dans le liquide amniotique produisent des oscillations du duvet couvrant son corps, susceptibles de stimuler les fibres sensibles au toucher léger. Ce massage prénatal aurait ainsi un effet plaisant et apaisant, et favoriserait la croissance fœtale [ ⁵ ].

En ce qui concerne la période post-natale, le pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott souligne le rôle majeur de l’environnement dans le développement du narcissisme de l’enfant, qui conduit à la constitution du self . Il parle de « préoccupation maternelle primaire » [ ⁶ ] pour désigner un état d’hypersensibilité de la mère aux tous premiers besoins du nourrisson. Or, l’ocytocine joue un rôle important en début de vie, car ce neuropeptide favorise cette attention préférentielle et l’attractivité mutuelle entre la mère et le bébé, et donc la mise en place des processus d’attachement sécurisés. Il a ainsi été montré, chez la souris, que l’ocytocine permettait une sensibilisation du cortex auditif des mères aux appels de détresse de leurs petits lorsqu’ils étaient loin du nid. En modulant la plasticité corticale, l’ocytocine augmente la saillance perceptive des stimulus acoustiques sociaux chez la mère, ce qui induit son comportement de récupération de ses petits pour les ramener dans son nid [ ⁷ ]. Un tel comportement fait écho au concept de Donald Winnicott de « préoccupation maternelle primaire », définie comme l’identification de la mère avec son enfant, lui permettant de savoir ce que l’enfant ressent et d’être en mesure de fournir presque exactement ce dont l’enfant a besoin [ ⁶ ].

Les traumas de l’enfance peuvent avoir différentes origines : la négligence ou la maltraitance, mais aussi des relations précoces inadaptées passant souvent inaperçues et ne laissant aucune trace dans la mémoire explicite. Nous nous intéressons à ce dernier cas.

Donald Winnicott considère qu’au-delà de la survenue d’un évènement traumatique temporellement circonscrit, c’est le mode inadéquat de réponse ordinaire de l’environnement aux besoins du Moi du bébé qui peut être traumatisant. Lorsque l’adaptation de la mère n’est pas suffisante, quand elle est inapte à ressentir les besoins du nourrisson, elle ne répond pas à son geste spontané et y substitue le sien propre, ce qui conduit à la soumission du nourrisson. Cet empiètement produit le développement d’un faux self chez l’enfant, qui engendre un sentiment d’inanité, et à partir duquel il élabore un ensemble de relations artificielles [ ⁸ ]. Le faux self a une fonction défensive : il dissimule le vrai self et évite son anéantissement en se soumettant aux exigences de l’environnement. Ces traumas narcissiques ne relèvent pas de la frustration, mais d’une perte de la capacité d’être ou de se sentir être, et rendent le narcissisme vulnérable.

Dans le champ de la biologie, le trauma a été défini à partir du concept de stress. Il faut souligner que plus l’individu confronté à un stress est jeune, moins il est apte à l’anticiper et à le contrôler par une action physique ou psychique adaptée, ce qui augmente sa sensibilité. L’impact cérébral des traumas précoces persiste jusqu’à l’âge adulte. Ses conséquences se traduisent par une plus grande sensibilité au stress et un risque accru de développer certaines maladies psychiques ou somatiques. Ainsi, une vulnérabilité de l’adulte à diverses maladies pourrait être biologiquement « programmée » pendant la période fœtale. Ce constat a ensuite été étendu à la période postnatale précoce et a donné naissance au concept de « programmation périnatale », qui tient compte de l’influence des facteurs environnementaux dans le développement des systèmes biologiques [ ⁹ ] ( → ) ; ses mécanismes sont de nature épigénétique et concernent, entre autres, les récepteurs de l’ocytocine [ ¹⁰ ]. Par exemple, chez le rat, un stress se produit lorsque le niveau de soins maternels (léchage/toilettage) est faible. Moins les ratons ont de contacts avec la mère au cours de la première semaine postnatale, plus leurs réactivités comportementale et neuroendocrinienne au stress sont fortes. En revanche, si ces ratons nouveau-nés sont adoptés par une mère plus maternante, ils ont une réactivité normale au stress, ce qui montre qu’il existe une relation directe entre la qualité des soins maternels et le développement phénotypique de la progéniture.

(→) Voir la Synthèse de M. Rincel et al ., m/s n° 1, janvier 2016, page 93

Sachant que les drogues en général, et l’héroïne en particulier ³ , activent le système opioïde endogène, ces produits exogènes viendraient actualiser les traces cénesthésiques formées au cours de la vie prénatale et répliqueraient ainsi l’état de complétude narcissique vécue par le sujet avant la naissance. En effet, l’activation du système opioïde lui permet, au moins lors des premières consommations de la drogue, de surmonter les besoins vitaux, de soulager toute souffrance grâce à la fonction analgésique des opiacés, et de retrouver un état de bien-être proche de celui qu’il a vécu in utero . C’est, par exemple, la plénitude émotionnelle procurée par l’héroïne avec l’impression d’être distancié de l’environnement, protégé de tout excès d’excitation et de l’empiètement psychique par l’entourage. Sur la base de ce postulat, une hypothèse mettant en jeu la vie postnatale, pour rendre compte du risque addictif chez les personnalités narcissiquement vulnérables, peut être avancée. Nous proposons que l’impact psychique de la première expérience avec la drogue est d’autant plus marqué que les expériences postnatales de complétude narcissique ont été rares. Si l’expérience prénatale initiale n’a pas pu être répétée après la naissance, la drogue réactualisera cette trace fœtale et donnera une impression de révélation au sujet expérimentateur de la drogue. Au contraire, la variété et la qualité des interactions précoces pendant la période postnatale constitueraient une protection contre le risque addictif. En effet, dans cette première étape de développement postnatal, chaque expérience de satisfaction non seulement réactualise l’état de complétude vécu in utero , mais aussi oriente la pulsion de l’enfant du côté de l’accomplissement par lui-même de ces expériences de plaisir (autoérotisme).

Pour finir, les concepts winnicottiens de vrai et faux self [ ⁸ ] permettent un pas de plus dans la compréhension de la fonction désinhibitrice des drogues, qui correspond à une levée des défenses que constitue le faux self . En effet, au début de la vie, le vécu de complétude narcissique permet l’émergence du geste spontané issu du vrai self , dont le destin dépendra de la façon dont il est accueilli par l’environnement de l’enfant. Ainsi, si le vrai self ne peut se développer en raison d’une adaptation insuffisante de l’environnement aux pulsions du nourrisson, il sera masqué par la production d’un faux self . Dans cette conjoncture, nous avancerons l’hypothèse que pour le consommateur de drogue, elle est une façon d’entrer en contact avec son vrai self et, s’il n’a préalablement trouvé aucun autre moyen pour y parvenir, la répétition de cette expérience deviendra compulsive afin de maintenir vivant le sentiment d’existence.

L’écoute d’un patient sous traitement de substitution aux opiacés éclaire cette hypothèse. Il évoque ses prises matinales d’héroïne qui lui permettaient de se lever, d’aller travailler et de supporter des tâches professionnelles ennuyeuses et répétitives, mais aussi d’aller vers les autres avec aisance et bonne humeur. Il met donc en avant, non plus le côté orgasmique du plaisir revendiqué en premier lieu, mais plutôt l’effet « normalisant » du bien-être procuré par la drogue. Lorsqu’on lui demande s’il se sent être plus lui-même avec ou sans héroïne, il répond que c’est l’héroïne qui lui permet d’être vraiment lui-même, d’exprimer ce qu’il est réellement. Une des fonctions de la consommation de drogue serait donc de lever les mécanismes de défense rigides qui contraignent le self .

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.