LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE DE L’INSERM RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT XIXe-XXIe SIÈCLE N° 4, décembre 2022 Vol 1/2 Direction de la publication Gilles Bloch Directrice de la communication Carine Delrieu Direction éditoriale et scientifique Pascal Griset Secrétariat de rédaction Céline Paillette avec la collaboration des membres du Comité pour l’histoire de l’Inserm Création couverture Myriem Belkacem Inserm, MarieStudArt Impression Inserm, ADS/reprographie Copy editing, English papers n° 4 Joanna Lignot, Munro Langages Services N°ISSN 2534-6121(version en ligne) ; ISSN 2724-7651 (version imprimée) Dépôt légal 2022 Inserm, 101, rue de Tolbiac, 75654, Paris Cedex 13 www.inserm.fr Version électronique en libre accès sur http://www.ipubli.inserm.fr/handle/10608/10030 LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 © Public health: industrial workplace; Better than cure in DM Connan ; A microscope examination, AH Hassal. Wellcome Collection LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Sommaire Vol 1/2 Pascal Griset Éditorial ................................................................................................................................. 5 Émergence et définition des enjeux en santé environnementale Patrick Fournier Infection, insalubrité et santé : réseaux de savoirs et de pouvoirsen France du XVIe au XVIIIe siècle ......................................................................................... 11 Denis Zmirou-Navier 1980-2020 : l’émergence inachevée de « l’expertise organique » pour la maîtrise des risques pour la santé liés à l’environnement....................................................................... 21 Béatrice Touchelay Histoire de clusters : la concentration de la maladie de Crohn dans le nord de la France a-t-elle des causes environnementales ? ........................................................................... 26 Muriel Le Roux La biodiversité, source de médicaments entre compétition et éthique : quelle place pour les chercheurs ?..................................................................................... 31 Santé environnementale, entreprises et travail Thomas Le Roux Pollution et santé : la science au service de l'industrie, 1770-1860................................... 41 Judith Rainhorn Connaître et reconnaître la toxicité de l’environnement de travail : perspectives historiques..................................................................................................... 48 Yves Bouvier Énergie, santé et environnement : recherches au sein d’EDF dans la seconde moitié du XXe siècle........................................ 56 Marcel Goldberg Du groupe d’expertise scientifique collective sur les effets de l’exposition à l’amiante au département santé travail de l’Institut de veille sanitaire, les années 1990................... 65 | 3| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 ... dans le volume 2/2 | 4| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Éditorial Pascal GRISET Président du Comité pour l’histoire de l’Inserm Professeur d’histoire contemporaine, Lettres-Sorbonne Université Mots-clés : Comité pour l'histoire de l'Inserm, santé environnementale, recherche biomédicale, histoire Keywords: Committee for the history of Inserm, Environmental Health, Biomedical Research, History Sans entrer dans la discussion des faits particuliers, on peut établir comme une loi générale qu’on s’habitue aux intempéries, mais qu’on ne s’accoutume pas aux intoxications. L’homme bien portant peut supporter la chaleur et le froid, affronter le vent et la pluie, l’humidité et les variations de température ; mais il n’arrivera jamais à respirer impunément l’air infect, à boire des eaux contaminées, ni à se repaître d’aliments altérés. Jules Rochard, Traité d’hygiène publique et privée, 18971 L’histoire s’avère particulièrement pertinente pour penser l’avenir de la santé publique et de la recherche biomédicale2. Cette conviction, placée au coeur des échanges entre le Professeur Robert Barouki et le Comité pour l’histoire de l’Inserm a permis l’organisation du colloque international « Recherches, santé et environnement, XIX-XXIe siècle », tenu en novembre 2021, dans l’Amphithéâtre Buffon, sur le campus des Grands Moulins3. Le colloque fut porté par nos partenaires Université de Paris, Sorbonne Université et UMR SIRICE et par le soutien de la convention recherche et développement ANSES/CNRS-SIRICE. Le Musée d’histoire de la médecine et BIUS Santé ont apporté une dynamique et un éclat certain à cet événement, avec une exposition valorisant des documents historiques liés à cette thématique4. 1 Rochard J. Traité d’hygiène publique et privée. Paris : Octave Doin Éditeur, 1897, préface : xv. 2 Griset P, Williot JP, Bouvier Y. Face aux risques. Une histoire de la sûreté alimentaire à la sécurité environnementale, Le Cherche Midi, 2020. 3 Le programme du colloque est disponible sur Inserm.fr : https://www.inserm.fr/actualite/colloque-recherches-sante-etenvironnement- 19e-21e-siecle/ 4 Nous remercions Jean-François Vincent, chef du service Histoire de la santé et son équipe. L’exposition est désormais en libre accès sur le blog actualité de la BIU Santé. Vincent JF. La collection de la BIU Santé, ressource pour l’environnement sous l’angle de la santé humaine, 9 nov. 2021 : https://www.biusante.parisdescartes.fr/blog/index.php/author/jfvincent/ | 5| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 La crise de la « vache folle », le scandale de l’amiante dans les années 1990, ou encore, en septembre 2019, l’incendie de l’usine de produits chimiques Lubrizol de Rouen, les inquiétudes liées au réchauffement climatique et plus généralement à l’environnement ont fait, et font aujourd’hui de manière plus prégnante, la une des médias5. L’environnement est dans le quotidien des individus ; il est tout ce en quoi les individus sont en relation, tout au long de la vie. Global, l’environnement n’est pas pour autant aisément saisissable. Quand il s’agit des questions de santé, l’environnement est bien souvent appréhendé sous les traits du danger et de la catastrophe. Les « particules fines », l’électrosensibilité, les pesticides, les perturbateurs endocriniens, la question complexe de la relation dose-effet, l’« effet cocktail » constituent la liste non exhaustive des composants médiatiques d’un « monde toxique »6. Et si à l’échelle des populations, il est possible de lier des maladies chroniques à des facteurs environnementaux, il demeure complexe d’établir avec certitude une causalité à l’échelle individuelle, tant il est difficile de mesurer l’exposition de chacun à des substances dangereuses. Comment protéger la santé d’une menace environnementale diffuse, comment même l’identifier ? Les espoirs sont orientés vers la recherche. Déjà, en 1987, dans Environnement et médecine, Maurice Stupfel, docteur en médecine et en sciences, directeur de recherches pendant plus de vingt au Vésinet – il avait débuté sa carrière au Centre de Recherche sur la pollution atmosphérique – questionnait : « Comment les recherches médicales sont-elles orientées par le développement de nos connaissances sur l’environnement7 ? ». Aujourd’hui, comme l’explique Rémi Slama8, le concept d’exposome renvoie à une approche holistique, l’individu est soumis à plusieurs expositions environnementales, tout au long de sa vie et déjà, in utero. En termes de recherches, l’interdisciplinarité, l’approche multisectorielle, la coopération internationale, sont ainsi promues pour appréhender des enjeux sanitaires environnementaux, systémiques et globaux. Le concept One Health développé depuis les années 2000 invite ainsi à penser de manière systémique et solidaire la santé humaine, la santé animale et la santé de l’environnement. Réunies dans ce nouveau numéro de nos Cahiers, les communications présentées au cours de ce colloque éclairent les débats, les inquiétudes et les défis actuels. Quatre axes sont privilégiés. Est tout d’abord posée la question de l’émergence et de la définition des enjeux en santé environnementale. Patrick Fournier montre comment du XVIe au XVIIIe siècle, les préoccupations concernant l’infection et l’insalubrité de l’air vont de pair avec le développement d’une approche médico-climatique et réglementaire des questions sanitaires. Pour la période contemporaine, Denis Zmirou-Navier analyse, au prisme de son expérience professionnelle, les évolutions de l’expertise publique en matière de risque sanitaire environnementale depuis les années 1980, soulignant la distinction fondamentale entre analyse et gestion du risque. Béatrice Touchelay présente ensuite une approche interdisciplinaire de la maladie de Crohn. L’histoire y contribue par une enquête sur les facteurs environnementaux pouvant affecter la santé des populations du Nord de la France particulièrement touchée par la maladie. Enfin, Muriel Le Roux s’interroge : comment l’utilisation sans cesse croissante des ressources naturelles pour produire une nouvelle pharmacopée, en risquant de fragiliser la biodiversité, peut-elle dangereusement hypothéquer la possibilité de réaliser de nouveaux progrès ? Le regard porte dans un second temps sur le rapport à la santé environnementale au sein des entreprises et dans le monde du travail. Les cas sont variés et invitent à la nuance. Ainsi Thomas Le Roux rappelle le rôle majeur des chimistes à la fin du XVIIIe siècle dans la transformation de la perception – et de la réglementation – des fumées d’usines en avançant scientifiquement la thèse que ces gaz auparavant redoutés pouvaient être des agents de désinfections. Judith Rainhorn retrace les ravages du blanc de plomb, la céruse, sur les travailleurs qui manipulaient cette substance toxique et 5 L’incendie a entraîné des mesures de confinement, cessation de certaines activités agricoles, fermeture d’écoles. Barroux R, avec AFP. L’incendie dans l’usine Lubrizol à Rouen, classée Seveso, « maîtrisé » mais toujours en cours. Le Monde, 26 sept. 2019 : https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/09/26/important-incendie-chez-lubrizol-a-rouen_6013086_3224.html 6 Boudia S, Jas N. Gouverner un monde toxique.. Versailles : Éditions Quæ, 2019, Nouvelle édition en ligne : 7 Stupfel M. Environnement et médecine : bilan et perspectives. Paris :Privat, coll. « Sciences de l’Homme », Toulouse, 1987 :18. 8 Slama R. Causes et conditions extérieures des maladies et de la santé. Paris : Collège de France/Fayard, 2022. | 6| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 le long chemin qui mena à la reconnaissance du saturnisme comme maladie professionnelle. Sur la fin du XXe siècle, Yves Bouvier montre comment le service de médecine du travail d’EDF-GDF constitue un laboratoire innovant sur une santé environnementale qui est aussi sociale. Marcel Goldberg qui avait été l’un des acteurs majeurs de ce service, témoigne quant à lui de son implication dans l’expertise collective Inserm qui révéla le « scandale de l’amiante » en France en 1996. La troisième thématique est consacrée aux facteurs de risques environnementaux globaux qui impactent le quotidien de chacun d’entre nous : pollution de l’air atmosphérique, pollution des sols, sûreté alimentaire. Jean-Pierre Williot s’intéresse ainsi à l’histoire de l’ensemble de la chaîne alimentaire, de la production agricole à l’assiette, au tournant des XIX-XXe siècle. Les exemples de l’usage du DDT et des réglementations en santé environnementale aux États-Unis au XXe siècle, proposés par l’historien Frederick Rowe Davis et le récit du chercheur Luc Multigner sur la pollution par le chlordécone des milieux naturels aux Antilles permettent d’associer la critique historique au témoignage de l’acteur engagé sur le terrain. Cette hybridation des approches se retrouve en abordant la question des recherches consacrées à la pollution de l’air en France. L’analyse historique de Stéphane Frioux sur le développement d’une politique française de recherche depuis les années 1950 croise de la sorte l’examen par Francelyne Marano de la recherche menée sur la causalité entre maladies chroniques et pollutions atmosphériques et met en lumière l’extrême complexité de phénomènes placés à la convergence de multiples facteurs. André Cicolella, à partir de l’exemple du bisphénol, confirme ces incertitudes. Chercheur engagé dans le Réseau Santé Environnement, il rappelle les difficultés rencontrées lorsqu’il s’agit d’interpréter des signaux alertant d’une situation à risque. Les concepts les plus récents doivent être mobilisés. Le bisphénol relève ainsi des « perturbateurs endocriniens », un concept établi lors de la conférence de Wingspread en 1991 comme en témoigne Ana Soto, avec Cheryl Schaeberle et Carlos Sonnenschein. Son travail, avec l’équipe de la Tufts University School of Medicine de Boston, sur la présence d’oestrogène dans les produits plastiques sera pionnier et s’inscrira dans un changement de paradigme capital dans l’histoire de la recherche en santé environnementale9. Le numéro se conclut par les regards croisés de Linda Birnbaum, ancienne CEO du National Institute of Environmental Health Sciences (NIEHS) d’une part et de Robert Barouki et Xavier Coumoul d’autre part. Ils invitent à considérer l’urgence d’un programme de recherche « Exposome » de grande ampleur. L’ensemble des communications permet donc d’appréhender toute la richesse d’un champ de recherche pour lequel l’historicisation de questions qui apparaissent aux yeux de nombre d’observateurs comme « récentes » s’inscrivent en fait dans des évolutions de long terme. En creux, nous percevons également tout le chemin qui reste à faire pour établir une connaissance plus complète d’un domaine qui croise les questions d’histoire des sciences et des techniques mais qui est très directement connecté également à l’histoire économique, qu’il s’agisse de consommations ou d’entreprises… Le dialogue entre acteurs/chercheurs du temps présent, engagés dans la recherche biomédicale et historiens s’avérera certainement comme un élément déterminant pour stimuler l’évolution de l’historiographie tout comme pour aiguiser le regard des acteurs sur leur propre évolution. Espérons que ce numéro puisse contribuer à son développement et à son inscription durable dans les pratiques des uns et des autres. Pascal Griset, 16 décembre 2022. Gaudillière JP, Jas N. Introduction : la santé environnementale au-delà du risque ? Perturbateurs endocriniens, expertise et régulation en France et en Amérique du Nord. Sciences sociales et santé, 2016, 34 : 5-18. Le numéro est consacré aux perturbateurs endocriniens. | 7| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Remerciements Nous remercions la Présidence et la Direction générale de l’Inserm pour son soutien et sa confiance au Comité pour l’histoire de l’Inserm, l’équipe du département de l’Information scientifique et de la Communication de l’Inserm ainsi que les auteurs et les relecteurs impliqués dans ce numéro. Appel à témoignages Le Comité pour l’histoire de l’Inserm encourage les témoins et les acteurs de l’histoire de l’Inserm, de la santé publique et de la recherche biomédicale à soumettre des textes livrant leurs expériences et leurs itinéraires professionnels, individuels et collectifs. Pour toute question et information, contactez le secrétariat scientifique : celine.paillette@ext.inserm.fr | 8| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Bernard Jégou (1951-2021) Bernard Jégou, directeur de recherche à l’École des hautes études en santé publique, président du conseil scientifique de l’Inserm entre 2008 et 2012, était l’un des pionniers de la santé environnementale, menant des recherches sur les relations entre les facteurs environnementaux et la reproduction. Pendant l’été 2020, Bernard Jégou, passionné d’archéologie et d’anthropologie, avait accepté avec enthousiasme de participer au colloque soulignant tout l’intérêt de la recherche sur l’exposome, y compris dans les temps passés. Sa présence manque à nos discussions et nous tenions à lui rendre hommage. Lire Jégou B. Le paradigme de l’exposome. Définition, contexte et perspective ? Médecine/sciences, 2020, 36 : 960. Thomas O et al. High lead level in the Alps in 19th century, learning from the analysis of 138 historical hair stands. Chemosphere, Elsevier, 2022, 286 (3), 131658. Alfred Spira A, Jouannet P. Bernard Jégou. Le Monde, 17 mai 2021. | 9| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Émergence et définition des enjeux en santé environnementale Planches colorées d’examen au microscope de l’eau distribuée aux habitants de Londres et de ses environs, 1850. In Hassall AH. Microscopic examination of the water supplied to the inhabitants of London and the suburban districts. Illustrated by coloured plates exhibiting the living animal and vegetable productions in Thames and other waters... : with an examination, microscopic and general, of their sources of supply..., London: Samuel Higley, 1850: 61-66 © Wellcome Collection. | 10| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 ALTÉRATIONS DE L’AIR Infection, insalubrité et santé : réseaux de savoirs et de pouvoirs en France du XVIe au XVIIIe siècle Patrick Fournier Maître de conférences en histoire moderne à l’Université Clermont-Auvergne Résumé L’attention à l’infection et à l’insalubrité de l’air est déjà forte en France au XVIe siècle et donne lieu à une réglementation urbaine dans un contexte de crainte des maladies pestilentielles. La recherche de moyens de désinfection se renforce au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, utilisant des procédés chimiques qui ne sont pas sans danger. La lutte contre les pollutions et les maladies qu’elles provoquent change d’échelle et devient plus englobante, à la fois par des aménagements urbains plus ambitieux et par la prise en compte des campagnes. Ainsi se construit progressivement une politique de santé publique attentive à certains risques et fondée sur une approche médico-climatique qui permet de mobiliser le milieu médical autour des nouvelles normes sanitaires. Mots-clés : infection, insalubrité, pollution, désinfection, aérisme, santé publique Abstract Insalubrity and Health: Networks of Knowledge and Powers in France 16th-18th century Attention to air infection and insalubrity is already strong in France in the 16th century and gives rise to urban regulation in a context of fear of pestilential diseases. During the 17th and 18th centuries, the search for means of disinfection is reinforced, using chemical processes which are not without danger. The fight against pollution and the diseases it causes is changing in scale and becoming more encompassing, both through more ambitious urban development and by taking the countryside into account. In this way, a public health policy attentive to certain risks and based on a medico-climatic approach is gradually being developed, enabling the medical community to mobilize around the new health standards. Keywords: Infection, Insalubrity, Pollution, Disinfection, Miasma Theory, Public Health | 11| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Dans l’histoire des liens entre santé et environnement, il est assez fréquent de mettre en avant une forme de modernité de la médecine préscientifique à travers l’intérêt porté à l’influence du milieu et aux régimes de santé : c’est l’héritage de la médecine hippocratique expliquant les maladies par la corruption de l’air qui environne le corps et par les substances absorbées, boissons et aliments1. Loin d’être irrationnelles, ces approches fondent un système cohérent d’interventions avec une montée en puissance des pouvoirs publics pour contrôler l’infection, le méphitisme et l’insalubrité, les trois termes les plus fréquemment employés pour désigner les altérations du milieu néfastes à la santé. Des réseaux de savoirs et de pouvoirs se structurent et interfèrent entre les XVIe et XVIIIe siècles : à partir de conceptions héritées de la médecine antique (essentiellement des corpus hippocratique et galénique) qui forment un substrat largement partagé, des expertises et de nouvelles formes de régulation sont progressivement déployées, avec des conséquences sur la santé publique et sur l’aménagement des territoires urbains et ruraux. Les appréciations a posteriori sur la situation sanitaire de la période moderne ont souvent été sévères. Des historiens soulignent la fréquence et la gravité des épidémies dans un contexte de misère et de manque d’hygiène2. D’autres parmi les historiens de la Révolution industrielle et de l’hygiénisme ont montré à l’inverse qu’à la fin de l’Ancien Régime, les régulations se fondaient sur un partage de l’espace assez bien géré, notamment par les corps de métier dans les villes3. Ces regards en apparence contradictoires rendent compte de la complexité des enjeux sanitaires et environnementaux, bien avant la mutation hygiéniste de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle. Un aérisme de la Renaissance À la Renaissance, la redécouverte et de nouvelles traductions de manuscrits antiques amènent à approfondir l’analyse de l’influence du milieu, notamment à travers les traités hippocratiques Vents et De l’air, des eaux et des lieux4 . L’idée que l’air a une influence décisive sur l’apparition des maladies populaires et épidémiques prend alors une grande importance. Si l’aérisme a été souvent associé au néohippocratisme du XVIIIe siècle, notamment depuis les travaux d’Emmanuel Le Roy Ladurie5, le principe d’une action décisive des qualités de l’air sur la santé est omniprésent dès le XVIe siècle dans les ouvrages médicaux consacrés à la peste et à d’autres fièvres telles que la coqueluche, les maladies pourprées et les fièvres intermittentes. Plusieurs exemples permettent de saisir la manière dont l’environnement est pensé en relation avec les questions liées à la maladie et à la salubrité. Le paradigme de la peste : un révélateur de la relation à l’environnement Le XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle sont un temps de présence de la peste ou de maladies pestilentielles de façon très fréquente et régulière dans l’espace urbain. La peste n’est pas la seule maladie contagieuse redoutée. C’est souvent par rapport à ses caractéristiques que sont analysées 1 Nicoud M. Les régimes de santé au Moyen Âge. Naissance et diffusion d’une écriture médicale en Italie et en France (XIIIe- XVe siècle). Rome : École française de Rome, 2007. 2 Lachiver M. Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi. Paris : Fayard, 1991. 3 Jarrige F, Le Roux T. La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel. Paris : Seuil, 2017 : 38-49. 4 Monfort ML. Janus Cornarius et la redécouverte d’Hippocrate à la Renaissance. Turnhout : Brepols, 2018 : 171-72 et passim. 5 Fournier P. Zones humides et « aérisme » à l’époque moderne. Zones humides et santé. Actes de la journée d’étude 2008 du Groupe d’Histoire des Zones Humides. Paris, GHZH, 2010 : 9-23. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00669441/document | 12| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 d’autres maladies véhiculées par l’air, à la fois dans les milieux médicaux et parmi les élites urbaines qui participent aux bureaux de santé. La peste est un paradigme qui permet de penser l’environnement. Une histoire rétrospective des épidémies de peste met l’accent sur leur caractère syndémique lié à la présence de rats porteurs de puces, au manque d’hygiène et aux conditions de vie, principalement dans les villes6. Les populations ignoraient l’étiologie réelle de la peste mais mettaient en avant d’autres facteurs tirés de leur expérience : infection des marchandises – notamment les textiles –, saleté des espaces contaminés, contagion portée par des populations pauvres et errantes dont on se méfiait particulièrement. Les traités médicaux qui étudient la peste contiennent de très nombreuses informations sur les formes d'insalubrité et sur leurs conséquences sanitaires multiples7. Animaux et matières organiques, agents de la contamination L’exemple parisien permet de comprendre la logique des interdictions qui concernent certains métiers dont les activités sont jugées particulièrement malsaines et responsables de certaines poussées épidémiques. On en trouve la mention dans les arrêts du parlement de Paris, les règlements urbains et les archives du Châtelet dont le lieutenant civil est chargé de faire respecter les normes de salubrité – souvent difficilement. Les métiers de l’alimentation sont en première ligne : bouchers, rôtisseurs, charcutiers, tripiers et tripières, poissonniers et harengères, non seulement pour les rejets de matières corrompues et l’utilisation d’eau en grande quantité, mais aussi pour l’infection dégagée dans leur lieu de vie et de travail8. Ces activités sont en principe limitées à quelques secteurs et rues de la ville. L’élevage d’animaux à l’intérieur de l’enceinte est également particulièrement redouté : porcs, caprins, ovins, lapins, pigeons, oies et canes, soit tous types de bêtes qu’il est relativement facile d’avoir en ville dans des enclos encore largement verdoyants9. Les autres activités artisanales polluantes sont celles des tanneurs et des teinturiers et sont associées à l’altération de la qualité de l’eau, avec pour solution de les éloigner du fleuve principal et de les concentrer sur des affluents de moindre importance (Fig. 1). Une série d’arrêts du parlement de Paris des années 1563 à 1567 concerne les tueries, les écorcheries, les tanneries et les mégisseries avec une claire appréhension des pestilences entraînées par la puanteur et l’infection de l’air10. L’objectif est d’éloigner les activités les plus polluantes du centre de la ville et de les relocaliser dans les faubourgs, qu’elles utilisent la graisse (les fonderies de suif pour la fabrication de chandelles et de savons) ou la peau (tannage, corroyage, mégissage). De façon plus pratique, la grande boucherie est maintenue au centre de Paris car cela correspond aux critères de surveillance de la qualité de la viande : les bêtes entrent vivantes dans la ville pour pouvoir être examinées et sont abattues sur place. En revanche les activités concernant les abats, notamment la préparation des tripes mises à tremper, doivent être pratiquées seulement à l’intérieur des bâtiments spécialisés. La crainte porte sur la double contamination de l’air et de l’eau mais dans la législation, l’infection de l’air est encore plus redoutée que celle de l’eau, le fleuve étant considéré comme purificateur du fait de sa masse et de son mouvement. Dans la vie quotidienne, il est difficile pour une grande partie de la population de se procurer une eau claire. Les règles sont mal appliquées, les conflits sont nombreux et la législation cherche surtout à faciliter la conclusion de compromis. 6 Audoin-Rouzeau F. Les chemins de la peste : Le rat, la puce et l’homme. Rennes : PUR, 2003. 7 Dans l’abondante littérature de peste, citons comme l’un des traités les plus complets : Royet A. Excellent traité de la peste montrant les causes et signes d’icelle. Genève : Emeran Le Melays, 1583. 8 Bibliothèque Nationale de France (BNF), Fonds Delamare, manuscrit (ms) fr 8059, f. 203-205. 9 Fontanon A. Les édicts et ordonnances des rois de France. Paris : 1611, t. I : 876-879. 10 BNF, ms fr 8077, f. 203-205, 209-210, 295-296. | 13| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Fig 1. La pollution au centre de Paris au XVIe siècle Extrait du plan de Paris sous le règne de Henri II par Olivier Truschet et Germain Hoyau dit plan de Bâle (vers 15511552) Amsterdam Bibliothèque universitaire, VU Amsterdam Cet extrait du plan de Bâle présente le secteur des ponts de Paris avec notamment le pont au Change entre le pont aux Meuniers à l’ouest (en bas de l’image) et le pont Notre-Dame à l’est (au centre de l’image). La Grande Boucherie est bien visible sur la rive droite, à proximité du tribunal du Châtelet. C’est dans ce secteur que se situent l’écorcherie associée à la boucherie ainsi que les nombreuses activités polluantes mentionnées dans l’arrêt du parlement concernant la salubrité de l’air du 27 mai 1564. Cet arrêt règlemente les conditions d’exercice des professions de tanneurs, corroyeurs, fondeurs de graisses, mégissiers et baudroyeurs. Faisant suite aux protestations des habitants du pont au Change, il enjoint d’éloigner ces activités du centre de la ville et de les relocaliser dans les faubourgs. La grande boucherie est maintenue au centre de Paris car cela correspond aux critères de surveillance de la qualité de la viande mais l’écorcherie doit être fermée et nettoyée quotidiennement en évitant que les ordures ne parviennent « jusques à l’eau » (BNF, ms fr. 8077, f. 203-210). Des vapeurs toxiques Les matières organiques ne sont pas les seules redoutées. Les fabriques de poteries sont tenues pour responsables de vapeurs épaisses dues à la combustion de l’argile, du soufre, de la litharge de plomb, de la limaille et du verre11. Elles sont à juste titre considérées comme très toxiques, « contraires au corps humain » et responsables de « grandes maladies ». C’est peut-être davantage la nouveauté de la fabrication dans la capitale du royaume qui pose alors problème que la découverte d’un impact sanitaire constaté bien antérieurement. Cependant, l’expertise fait intervenir l’avis de médecins et chirurgiens. Il n’est pas question d’interdire les fabriques mais de les éloigner des habitations. À partir des années 1530, les travaux de Paracelse et des paracelsiens fournissent un cadre théorique à ces considérations pratiques12. Ces conceptions que nous jugeons ésotériques remettent cependant en question des préceptes exclusivement humoraux : selon Paracelse, les lésions du corps ne résultent pas 11 Fontanon A. Les édicts et ordonnances…, op. cit. : 573-75. 12 Baudry H. Modernité du paracelsisme (1560-1660) et « antiquité moderne ». Études françaises du XVI e siècle, 2007, 29, 1 : 89 100. | 14| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 de déséquilibres des humeurs mais d’actions d’agents spécifiques. Ainsi, ce qu’il dénomme « mal des montagnes » et qui touche les mineurs est provoqué par des causes diverses : le tableau clinique qu’il en dresse n’a pas d’unité et relève de pathologies différentes telles que les silicoses, les cancers provoqués par les concentrations de radon issu des roches granitiques ou uranifères ou d’émanations de multiples substances utilisées dans les mines (soufre, vitriol, mercure…)13. Assainir, désinfecter : la régulation urbaine au XVIIe siècle Cette approche iatrochimique issue de l’héritage paracelsien a des conséquences très précises dans le domaine de la lutte contre les maladies « pestilentes » : en mettant l’accent sur les opérations chimiques et les altérations de substances à l’origine de l’infection, elle incite aussi à expérimenter de nouveaux moyens de désinfection. Les épidémies sont en effet pensées sur le double modèle de l’infection et de la contagion14. La désinfection est déjà une pratique fréquente à travers les opérations d’ « airiement » dans les hôpitaux (pérennes ou provisoires), les maisons et les autres lieux touchés par la contagion15. L’organisation hospitalière prête une très grande attention à la sécurité sanitaire comme le montre l’exemple de l’hôpital Saint-Louis de Paris au XVIIe siècle : l’absence de contact entre malades et non malades est particulièrement recherchée à travers l’organisation des bâtiments et les modalités de circulation des hommes et des femmes, des objets et des aliments (Fig. 2)16. Si l’aération constitue un moyen de se protéger, elle ne suffit pas : les parfumeurs sont employés pour pratiquer des fumigations à partir de substances comme l’ambre, l’encens, le musc, le girofle, le bois de santal et le camphre. Le marché de la désinfection et ses dangers Certaines substances employées étaient toxiques comme le montrent plusieurs procédures des années 1580 à 1630 entraînant des débats à la fois médicaux et politiques. Il existe un marché de la désinfection17 pratiquée par des « parfumeurs », des chirurgiens ou des « empiriques » -c’est-à-dire des personnes donnant des prescriptions médicales ou vendant des remèdes sans disposer des diplômes nécessaires et des droits afférents. L’affaire Henri Le Cointe en est un bon exemple18. Passé par Nice, Soissons et Calais, Le Cointe n’est pas médecin mais vend et utilise un « parfum » comprenant soufre, antimoine, arsenic, vinaigre et eau-forte : projeté sur du foin, ce mélange provoque une fumée capable selon lui de détruire le mauvais air. Certes sa méthode empirique obtient l’approbation de la majorité des médecins d’Amiens le 10 octobre 1634. Cependant, le caractère particulièrement toxique de l’arsenic est condamné par d’autres praticiens et rejeté par les « airieurs » qui participent aux désinfections selon des méthodes plus traditionnelles. L’affaire donne lieu à la publication de 13 Paracelsus (Müller I.), Von der Bergsucht und anderen Bergkrankheiten [De morbis fossorum metallicorum]. Heidelberg : Springer Spektrum, 2014. 14 Si l’étiologie des maladies place l’infection ou altération de l’air comme cause commune à de nombreuses épidémies, c’est la contagion qui permet souvent aux médecins de les qualifier de pestilentielles ou de peste. Ces catégories restent cependant diversement interprétées par les auteurs de la Renaissance et de l’âge classique. On peut se reporter à Kinzelbach A. Infection, Contagion, and Public Health in Late Medieval and Early Modern German Imperial Towns. Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, 2006, 61, 3: 369-89 et Cohn S K Jr, Cultures of Plague. Medical Thinking at the End of the Renaissance. Oxford: OUP, 2010. 15 Coste J. Représentations et comportements en temps d’épidémie dans la littérature imprimée de peste (1490-1725). Paris : Honoré Champion, 2007. 16 Archives de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (APHP), CND/191, « Plan du royal et somptueux édifice de l’hospital de St-Louis proche de Paris ». La légende très détaillée explicite de nombreux aspects du fonctionnement de cet hôpital et rend compte d’une organisation mise en place dès son achèvement en 1616. Les pièces rassemblées par Nicolas Delamare pour son enquête sur la police parisienne offrent des aperçus complémentaires sur l’organisation hospitalière dans la première moitié du xviie siècle : BNF, Fonds Delamare, ms fr. 21630, Mémoire anonyme, f. 1-12. 17 Dockès P. L’économie de la peste dans les villes du XVIIe siècle. Revue d’économie financière, 2020, 3-4 : 41-8. 18 Gallet J. Recherches sur les mouvements populaires à Amiens en 1635 et 1636. Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1967, 14, 3 : 193-216. | 15| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 pamphlets très violents sans déboucher sur un procès19. Malgré les accusations d’empoisonnement, Le Cointe n’est finalement pas inquiété. Les enjeux de la transparence des compositions, du dosage et de la prise en compte des observations empiriques sont au coeur des débats. Le discours savant d’Alexandre de Ponthieu, chef de file des opposants à la méthode de Le Cointe, mêle tradition galénique et souci d’évaluer la toxicité des substances chimiques utilisées : dans ce cas, et comme souvent, le galénisme traduit un attachement aux méthodes éprouvées en opposition aux procédés iatrochimiques innovants mais potentiellement nocifs. Le Cointe est également accusé par ses détracteurs de chercher à faire du profit en préconisant l’usage de produits coûteux sans se soucier de leur dangerosité. Fig. 2 L’hôpital Saint-Louis à Paris au XVIIe siècle « Le remarquable et magnifique bastimant de l'hospital Sainct Louis construict du règne de Henri le Grand 4ème du nom, roy de France et de Navarre l’an 1608 par C. Chastillon Chaalonnois », extrait de Topographie françoise ou Représentations de plusieurs villes, bourgs, chasteaux, maisons de plaisance, ruines et vestiges d'antiquitez du royaume de France designez par deffunst Claude Chastillon, Paris, Jean Boisseau,1655. ©BnF, Gallica Des régulations au cas par cas Même en dehors des périodes de contagion, l’attention des autorités urbaines se porte sur l’insalubrité due à la corruption des matières, à la boue, à la pollution de l’eau et aux mauvaises odeurs20. Les règlements sont à la fois nombreux et peu efficaces car la production de fumier et de matières fertilisantes est un enjeu majeur de l’occupation et de la valorisation économique de l’espace urbain. La présence de voiries dans les périphéries urbaines et de fosses à fumier dans certaines rues résulte d’une complémentarité entre villes et campagnes. Si le fumier de cheval est vendu aux paysans, les boues urbaines, de qualité inégale, servent surtout à l’amendement des jardins périphériques, dans des zones de « marais » dont certaines topographies urbaines portent encore la marque de nos jours (à 19 Ponthieu (de) A. La réfutation de l’écrit composé par Simon Dufresne, docteur en médecine à Amiens, en approbation au parfum destiné aux airiements des maisons contagiées par Henri Le Cointe, soi-disant airieur. Lille : Christofle Beys, 1635. 20 Lyon-Caen N, Morera R. À vos poubelles citoyens ! Environnement urbain, salubrité publique et investissement civique (Paris, xvie-xviiie siècle). Seyssel : Champ Vallon, 2020. | 16| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Bourges et Amiens notamment)21. Cela génère de l’insalubrité par la pollution des sols et des eaux souterraines, donc des puits, et contamine certaines cultures arrosées. Ainsi à partir des années 1630, plusieurs règlements parisiens interdisent la vente de fruits frais tels que raisins et melons à l’automne22. D’abord réservée aux élites sous forme de confitures et de fruits confits, la culture du melon prend de l’importance aux XVIIe et XVIIIe siècles en périphérie de villes mais sa consommation reste redoutée car il est considéré comme froid et humide dans la classification galénique et peut contribuer à dérégler l’équilibre des humeurs corporelles s’il n’atteint pas une maturité suffisante. Les melons sont cultivés sous cloches de verre et mûrissent entre l’été et le début de l’automne. Ils arrivent alors en grande quantité dans Paris. Or c’est aussi la période des fièvres putrides qui affectent le système digestif. Un des facteurs de dangerosité de la consommation de melons provenait en réalité de leur contamination au cours des opérations d’arrosages et de fumure. L’urbanisme local pour aérer et assainir Les politiques urbaines restent fondées sur un partage de l’espace, encore accru par rapport à celui du siècle précédent, et par des politiques d’aménagement et d’assainissement qui correspondent à la naissance d’un urbanisme moderne. À Paris, la Bièvre est sacrifiée pour préserver la Seine : bien que ce ne soit pas un phénomène totalement nouveau, cet affluent de la Seine concentre de plus en plus d’activités polluantes23. Quelques villes mettent en oeuvre des programmes d’aménagement avec des rues plus larges et des adductions d’eau permettant la construction de nouvelles fontaines publiques et des concessions faites à des hôpitaux, des monastères et des particuliers, selon des critères spécifiques. L’exigence d’une eau salubre se renforce mais reste limitée à une faible partie de la population. En Provence, Aix et Marseille permettent de comprendre les enjeux de ces politiques urbanistiques : de nouveaux quartiers sont construits mais le bâti ancien et dense est peu modifié24. La construction d’une politique nationale de santé publique au XVIIIe siècle : les nouveaux enjeux environnementaux Le surgissement inattendu d’un nouvel épisode de peste en 1720, plus de 50 ans après le précédent sur le territoire français25, constitue un tournant dans les politiques de santé publique. Un conseil de santé est créé et placé sous l’autorité directe du régent Philippe d’Orléans et du contrôleur général des finances Félix Le Peletier de la Houssaye. La correspondance nationale et provinciale entre les acteurs de la gestion de l’épidémie est l’occasion d’une intense réflexion politique et sanitaire. Il en résulte un important ensemble documentaire conservé dans les archives du Contrôle général des finances26. Si le conseil de santé disparaît avec l’épidémie de peste, de nouvelles exigences sanitaires sont nées. Les nombreuses épidémies qui touchent le pays au cours du XVIIIe siècle (fièvres intermittentes, fièvres pourprées, dysenteries, variole, etc.) font l’objet d’une surveillance accrue et donnent lieu à des mesures multiples englobant désormais la totalité des territoires. 21 Fournier P. Boues, fumiers et déchets entre villes et campagnes dans la France moderne : les enjeux économiques de l'insalubrité. In Conesa M, Poirier N, dir. Fumiers ! Ordures ! Gestion et usage des déchets dans les campagnes de l’Occident médiéval et moderne. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2019 : 213-29. 22 BNF, Fonds Delamare, ms fr 21629 : f. 38-78. 23 Le Roux T. Une rivière industrielle avant l’industrialisation : la Bièvre et le fardeau de la prédestination, 1670-1830. Géocarrefour, 2010, 85, 3 : 193-207. 24 Puget J. Les embellissements d'Aix et de Marseille. Droits, espace et fabrique de la ville aux XVIIe et XVIIIe siècles. Rennes : PUR, 2018. 25 La précédente épidémie de peste était celle de Picardie et de Normandie entre 1666 et 1670. Voir Revel J. Autour d’une épidémie ancienne : la peste de 1666-1670. Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 1970, 17-4 : 953-83. 26 Arch. Nat., G7 1729 à 1745, Peste de Provence (1720-1725). | 17| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Le nouvel essor de la régulation environnementale L’impact national de la peste qui ravage Marseille puis la Provence et le Gévaudan entre 1720 et 1723 est ambigu. Le premier médecin du régent Pierre Chirac ainsi que la commission venue de Montpellier sous la conduite de François Chicoyneau défendent une approche anticontagionniste. Si cette dernière est aujourd’hui considérée comme erronée, elle souligne alors l’impact de l’environnement sur la santé des populations et, en conséquence, sur la responsabilité des pouvoirs publics face aux épidémies. Les conditions sont réunies pour que les médecins deviennent porteurs de projets d’assainissement et de correction du climat, conçu comme l’ensemble des conditions environnementales caractéristiques d’un espace donné. Chirac veut créer un réseau médical et une académie de médecine. Il obtient finalement en 1731 la mise en oeuvre de l’Académie royale de chirurgie protégée par Maurepas, secrétaire d’État à la Maison du roi27 : bien que ce résultat puisse paraître modeste par rapport à ses objectifs initiaux, il contribue à fédérer un réseau de chirurgiens sur le territoire national, avec des correspondances qui échangent leurs connaissances et leurs expériences28. À l’échelle locale, les villes ne sont plus les seuls lieux à prendre en compte pour l’amélioration des conditions sanitaires. Les représentants du pouvoir royal installés dans les centres urbains constituent des relais d’une politique de plus en plus coordonnée intégrant les campagnes, tandis que les grands hôpitaux ont un rayonnement qui dépasse l’espace des villes où ils sont implantés. L’idée que de nombreuses maladies viennent des campagnes est de plus en plus souvent exprimée par les médecins des épidémies qui interviennent dans les zones rurales sous le contrôle des intendants des généralités et de leurs subdélégués et qui travaillent en lien avec les chirurgiens des villages et les élites locales – curés, seigneurs, dames de charité… Les foyers épidémiques et la contagion à partir de territoires insalubres attirent l’attention lorsque le phénomène semble inhabituel : non que le corps médical considère la campagne comme plus pathogène que la ville, mais les phénomènes qui s’y produisent sont mieux intégrés dans une politique sanitaire globale29. Les infiltrations venues des étables et des fosses à fumier sont une cause majeure d’insalubrité. Parmi les activités polluantes, le tannage des peaux et le rouissage du chanvre et du lin troublent de nombreux cours d’eau, tuant les poissons, dégageant des odeurs fétides et menaçant la santé du bétail et des populations30. Le curage des rivières nécessite une collaboration entre divers acteurs : meuniers, paysans, tanneurs, blanchisseurs… Des règlements et des actes d’assemblées de communautés témoignent de ces obligations régulières nécessaires à la bonne gestion du flux des rivières et de leurs dérivations, puisque les cuves et routoirs sont souvent implantés un peu à l’écart31. Cela ne va pas sans conflits et de multiples difficultés, mais la régulation est nécessaire d’abord pour des raisons économiques car le ralentissement du cours de l’eau gêne les activités de meunerie. 27 Lunel A. La Maison médicale du roi, XVIe au XVIIIe siècles. Le pouvoir central et les professions de santé. Seyssel : Champ Vallon, 2008 : 247-99. 28 Académie de médecine, fonds de l’Académie royale de chirurgie (ARC), mss 18 à 26, procès-verbaux de l’ARC (1731-1793) ; mss 27 à 32, minutes des séances de l’ARC (1731-1793). 29 Parmi les nombreuses études régionales, voir notamment Thillaud P. Les maladies et la médecine en Pays Basque nord à la fin de l’Ancien Régime (1690-1789). Genève : Droz, 1983. 30 Académie de médecine, fonds de la Société royale de médecine, 197, dr 2, 1-13 (1788). 31 Archives départementales des Yvelines, D 1595 : actes d’assemblées d’habitants et de visites des Ponts-et-Chaussées pour le curage de la rivière d’Yvette (1667-1759) ; Archives municipales de Clermont-Ferrand, 2O3, 37 : actes concernant le ruisseau de Tiretaine (1581-1874). | 18| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 La peur des marais et du méphitisme Parmi les idées les plus communément répandues, la crainte des marais et des zones humides est très ancienne : elle se nourrit de l’observation de la fréquence des fièvres intermittentes – symptômes que nous pouvons associer au paludisme32. Le remuement de terres lors d’aménagements divers – assèchements, construction de canaux, endiguements, terrassements – est également redouté : les nombreuses mares générées par ces travaux sont effectivement propices au développement de concentrations importantes d’anophèles. Si les opérations d’assèchements entamées au XVIIe siècle ont surtout un but économique pour améliorer la productivité et convertir des zones humides en terres arables, la lutte contre le mauvais air est un argument fréquent au XVIIIe siècle pour justifier des opérations qui lèsent certains propriétaires et détenteurs de droits seigneuriaux. Dans le même temps, l’idée de méphitisme est étendue à d’autres formes d’infection de lieux clos et humides propices à la putréfaction : fièvres des hôpitaux, des prisons, des navires, des armées, des caveaux et des cimetières33. La littérature médicale s’empare de nouveaux lieux qui apparaissent comme des foyers de contamination et promeut des formes de désinfection. La méthode inventée par Guyton de Morveau en 1773 utilise l’acide muriatique et s’appuie sur le prestige renouvelé de la chimie mais renvoie aux vieux procédés de la fumigation34. L’ouverture des réseaux savants aux recherches médico-climatiques Comme nous l’avons déjà souligné, le paradigme aériste issu de la pensée hippocratique n’a rien de neuf au XVIIIe siècle mais il structure des recherches médico-climatiques de plus en plus nombreuses en faisant appel à une méthodologie élaborée sous l’influence de théoriciens britanniques comme Sydenham, Jurin, Clifton et Huxham. En 1743, Dortous de Mairan, alors secrétaire de l’Académie des sciences, trace un programme global pour la France : rendre compte des relations entre les variations de l’atmosphère, la production des fruits de la terre et la santé des populations, afin de faire progresser l’agronomie et la médecine35. L’enjeu est de fonder scientifiquement deux domaines de l’art éminemment utiles à la prospérité de la société et à la puissance de l’État. Ce programme est suivi par des savants qui publient dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences comme Duhamel du Monceau et Paul-Jacques Malouin. La méthode des constitutions médicales associant caractéristiques climatiques, reconstitution du milieu de vie et observations médicales donne naissance au genre des topographies médicales dans les années 1760, d’abord dans le cadre de la presse médicale émergente puis au sein de la Société royale de médecine fondée en 1778 sous la protection du pouvoir monarchique et qui fonctionne jusqu’à sa dissolution en 179336. Les relevés météorologiques sont fondés sur la mesure et non plus seulement sur des impressions qualitatives mais les outils statistiques manquent pour établir des corrélations avec les maladies. La Société royale de médecine continue aussi à promouvoir des travaux sur l’insalubrité des lieux et la réglementation des activités urbaines et rurales. Ainsi se construit une nouvelle ambition qui débouche sur une approche globale des rapports entre santé et environnement et une mise en réseau des connaissances avec des évaluations par les pairs – essentiellement des docteurs régents de la faculté de médecine de Paris qui acceptent de contribuer à l’enquête de la nouvelle institution. 32 Derex J-M. Géographie sociale et physique du paludisme et des fièvres intermittentes en France du XVIIIe au XXe siècles. Histoire, économie & société, 2008, 27, 2 : 39-59. 33 Barles S. La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l'espace urbain, XVIIIe au XIXe siècle. Seyssel : Champ Vallon, 1999 : 18 115. 34 Le Roux T. Du bienfait des acides. Guyton de Morveau et le grand basculement de l’expertise sanitaire et environnementale (1773-1809). Annales historiques de la Révolution française, 2016/1, 383 : 153-176. 35 Malouin PJ. Histoire des maladies épidémiques de 1746 observées à Paris, en même temps que les différentes températures de l’air. Histoire de l’Académie royale des sciences. Année 1746. Paris : Imprimerie royale, 1751, 2ème partie (Mémoires) : 151-74. 36. Moussy H. Les topographies médicales françaises des années 1770 aux années 1880. Essai d’interprétation d’un genre médical. Thèse sous la direction de Roche D, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2003. | 19| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Conclusion Loin d’être une invention du XIXe siècle et de l’hygiénisme, la perception de l’impact sanitaire des pollutions et des modifications anthropiques de l’environnement occupe une place centrale dans la pensée médicale de la période moderne. Les postulats scientifiques permettant d’expliquer les effets de l’environnement sur la santé sont déjà l’objet de débats contradictoires avec lesquels les intérêts politiques et économiques interfèrent. Si l’étiologie hippocratique et galénique comporte évidemment de nombreuses limites, elle n’empêche pas de rendre compte des réalités sanitaires et elle sert de fondement à des formes de régulation, d’abord dans un cadre urbain et local, puis à travers une politique nationale de santé publique de plus en plus ambitieuse. Les enquêtes médico-climatiques du XVIIIe siècle peuvent faire l’objet d’une double appréciation : impasse scientifique du fait de la faiblesse des outils statistiques utilisés, elles favorisent cependant une intense mobilisation du milieu médical autour d’observations concrètes des enjeux environnementaux. La double préoccupation contemporaine pour les enjeux de pollution et pour les impacts du changement climatique replace ces observations empiriques dans la longue histoire des prises de conscience environnementale. | 20| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 TÉMOIGNAGE 1980-2020 : l’émergence inachevée de « l’expertise organique » pour la maîtrise des risques pour la santé liés à l’environnement Denis ZMIROU-NAVIER Professeur honoraire de Santé publique, Université de Lorraine Résumé Denis Zmirou-Navier est professeur honoraire de santé publique de l’Université de Lorraine. Il a dirigé le Département Environnement-Santé-Travail de l’École des Hautes Études en Santé Publique et a été directeur adjoint de l’Institut de Recherche en Santé Environnement Travail. Impliqué en matière d’expertise, il a été directeur scientifique de l’Agence Française de Sécurité Sanitaire Environnementale (AFSSE), aujourd'hui Anses, et président de la Commission spécialisée des risques liés à l’environnement du Haut Conseil de la Santé Publique. Il montre, à partir de son expérience, comment, depuis 40 ans, s’est construit dans les pays à économie de marché un système de gestion des risques pour la santé de l’homme et des écosystèmes dans lequel la science est mise au service de l’analyse des menaces et de l’analyse des voies de leur maîtrise. Du temps des chercheurs individuels dont l’avis était sollicité par le décideur via des comités ad hoc à celui des groupes d’experts réunis par des agences dédiées pour un exercice collégial et protocolé d’évaluation du risque, la transformation est profonde. Cependant reste encore balbutiante en France la distinction à opérer entre l’expertise d’évaluation du risque et l’expertise pour l’examen des alternatives de maîtrise du risque (« l’analyse du risque »). Mots-clés : expertise, santé, environnement Abstract 1980-2020: the Unfinished Emergence of "Organic Expertise" for the Control of Environmental Health Risks Denis Zmirou-Navier is an honorary professor of public health at the University of Lorraine. He was head of the Environmental and Occupational Health Department of the Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique and was deputy director of the Institut de Recherche en Santé Environnement Travail. Committed to expertise, he was scientific director of the French Agency for Environmental Health Safety (AFSSE), now Anses, and chair of the specialised Commission for environment-related risks of the High Council for Public Health. From his experience, he shows how, over the last 40 years, a system of risk management for human health and ecosystems was built up in market economy countries, in which science is used to assess the hazards and to assess the ways for controlling them. Since the time of individual researchers, whose opinion was sought by the decision-maker via ad hoc committees, to the time of expert groups brought together by dedicated agencies for a collegial and protocolised risk assessment exercise, the transformation is profound. However, the distinction to be made between risk assessment expertise and expertise for the examination of risk control alternatives ("risk analysis") is still in its infancy in France. Keywords: Expertise, Health, Environment | 21| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Enseignant-chercheur, j’ai passé une grande partie de ma carrière1, soit durant 25 ans, en étant très impliqué dans l’expertise publique : le Conseil supérieur d’hygiène publique de France, le Haut Comité, puis le Haut Conseil de la santé publique, l’Agence Française de Sécurité Sanitaire Environnementale (AFSSE) devenue plus tard l’Anses et, aujourd’hui, la Commission nationale de la déontologie et des alertes en santé publique et environnement. C’est à partir de cette expérience que je propose d’analyser l’émergence de « l’expertise organique » depuis les années 1980 dans le domaine de la santé et de l’environnement. L’expression « expertise organique » que j’ai retenue pour le titre de mon intervention renvoie au concept d’ « intellectuel organique » forgé par Antonio Gramsci. Dans ses Cahiers de prison2, il définit l’intellectuel organique comme celui qui, au-delà de produire un discours, est impliqué dans l’organisation des pratiques sociales, pour contribuer au consentement du peuple au système, ou au contraire pour lui fournir des armes pour contester ce système3. L’emprunt à ce concept a pour objet de situer l’expertise publique dont je vais parler en tant que forme de mobilisation de savoirs pour éclairer les acteurs sociaux et, singulièrement ici, les autorités publiques en charge de la gestion du risque pour la santé lié à l’environnement. De l’expert individuel à l’expertise collégiale et pluridisciplinaire Quelles sont brièvement les grandes étapes de cette histoire de ce presque demi-siècle, de l’organisation de l’expertise en France, de 1980-2020 ? Tout d’abord était le temps de l’expert individuel : le sachant, qui établit pour un commanditaire, souvent un ministre – dans notre domaine c’est le ministre de la Santé, de l’Environnement, de l’Agriculture, selon les sujets -un état des connaissances s’appuyant sur sa revue de la littérature et en tire un certain nombre de recommandations. L’expert était alors souvent un professeur établi, qui procède à sa revue personnelle : celui-ci est forcément imprégné par son école de pensée, ses affinités et, possiblement aussi, par ses liens d’intérêts. C’est un modèle qui perdure encore d’ailleurs dans une partie de l’expertise judiciaire. Les limites de cette forme d’expertise sont relevées au fil des années 1980 et au début des années 1990. La critique de ce modèle se trouve renforcée par les grandes crises : les drames du sang contaminé, le SIDA, la maladie de Creutzfeldt-Jakob (la forme iatrogène4 après traitement par l’hormone de croissance et sa variante associée à l’encéphalopathie spongiforme bovine), les morts de l’amiante… Cela aboutit à une contestation radicale de ce modèle, principalement sur deux plans. D’une part, le sachant individuel est forcément mono ou pauci-disciplinaire5 ce qui lui rend difficile l’appréhension 1 De formation médicale, assistant puis maître de conférences des Universités à l’Université de Grenoble, je suis nommé en 2001 Professeur à l’Université de Lorraine, avec une fonction partagée avec l’École des Hautes Études en Santé Publique (Rennes) à partir de 2006. Dans ces deux postes, mes activités de recherche s’inscrivent dans le cadre de l’Inserm (IRSET, UMR-1085 Inserm). Ma formation en santé publique s’est déroulée dans divers établissements en France (Paris-Sud, Lyon) et à l’étranger (Harvard School of Public Health). 2 Gramsci A. Cahiers de prison. Gallimard : Paris, 1996. Ces Cahiers furent rédigés par Gramsci entre la fin des années 1920 et les années 1930. 3 Monasta A. Antonio Gramsci: The message and the images. In Borg C et al ed. Gramsci and Education. Plymouth: Rowman & Littlefield Publishers: 2002: 67-86. 4 Iatrogène se dit d’une pathologie liée à une intervention médicale, à un traitement médicamenteux. 5 C’est-à-dire maîtrisant un petit nombre de champs disciplinaires. | 22| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 de la complexité. En exagérant, on pourrait écrire qu’il y a quasiment autant de résultats de cette expertise que de sachants sollicités. D’autre part, l’intégration verticale de cette forme d’expertise individuelle dans un dispositif de gestion du risque mélange étroitement les considérations sur l’évaluation de la menace et sur les moyens pour prévenir ou tempérer cette menace. En conséquence, à peu près inévitable, l’autorité commanditaire est à la fois juge et partie, aboutissant à des choix souvent biaisés et à des drames – celui du sang contaminé par exemple. Un nouveau dispositif émerge dans les années 1990 avec deux caractéristiques majeures. Premièrement, l’expertise devient collégiale et, de plus en plus, multidisciplinaire. Elle construit progressivement son cadre procédural, avec la fameuse norme de qualité en expertise que tous ceux qui travaillent dans ce domaine connaissent par coeur, la NF X 50-110, en 20036. S’installent progressivement la pratique des déclarations publiques d’intérêt (DPI7), l’obligation d’énoncer de manière détaillée les méthodes de travail dans le rapport d’expertise, la revue systématique de la littérature, qui n’est plus laissée à l’appréciation d’un individu sachant. Deuxièmement, ce nouveau dispositif d’expertise tend à distinguer les instances en charge de l’évaluation du risque de celles en charge de sa gestion, souvent les ministères. Cette séparation n’est que partielle car un système hybride existe au travers d’agences elles-mêmes hybrides qui cumulent à la fois des compétences en matière d’évaluation du risque et de contrôle et de décision. Ce fut d’emblée le cas de l’Afssaps, de l’ANSM aujourd’hui8 ; de manière plus limitée pour l’Afssa9 avec les médicaments vétérinaires ; depuis 2015 c’est aussi le cas de l’Anses10 avec toute la partie relative à l’autorisation de mise sur le marché des produits phytosanitaires et de certains biocides. Cependant, cette évolution vers une expertise collégiale, procédurale, a apporté, apporte encore de grandes avancées en matière de qualité de l’expertise, de clarification des responsabilités entre l’administration, l’arbitrage politique et bien entendu, préalablement, l’évaluation de la menace. Cette évolution n’a pas été sans de nouvelles crises. Par exemple, la crise du Médiator émergeant en 2009-2010 a entraîné la disparition de l’Afssaps, alors un acteur important de la mise en place de ces procédures, et sa transformation en ANSM. Il y a eu aussi l’instauration de règles plus fortes de prévention des conflits d’intérêts, la charte de l’expertise sanitaire, des sanctions de plus en plus sévères en cas de manquements à l’obligation de renseigner pleinement et honnêtement sa DPI ainsi que la création de la cnDAspe11 que j’ai l’honneur de présider actuellement. C’est le cadre dans lequel nous sommes installés aujourd’hui. 6 NF X50-110. Qualité en expertise. Prescriptions générales de compétence pour une expertise. Afnor éditions : mai 2003. 0 7 Les déclarations publiques d’intérêt sont des formulaires par lesquels les experts, parfois aussi les collaborateurs des organismes d’expertise, doivent énoncer les relations qu’ils (ou leurs proches) ont entretenues avec des acteurs du champ concerné par leur expertise au cours des années récentes (typiquement 2 à 5 ans), notamment sous forme de collaborations scientifiques, d’activités de conseil rémunérées, de financement de travaux, ou autres avantages en nature. Ces DPI permettent d’apprécier si ces relations sont de nature à influencer le regard que ces experts portent sur le sujet considéré et potentiellement à biaiser les conclusions de l’expertise. 8 L'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) est l'ancien nom de l'agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Voir : https://ansm.sante.fr/qui-sommes-nous/ 9 L’Agence française de sécurité sanitaire des aliments fut créée en 1999 à la suite de la crise de la « vache folle ». Elle a fusionné avec l’AFSSE – devenue depuis l’AFSSET (le « T » étant pour « et le travail ») au sein de l’Anses. 10 Anses : Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail 11 cnDAspe : Commission nationale de la déontologie et des alertes en santé publique et environnement. Créée par la loi Blandin du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte. Voir https://www.alerte-sante-environnement-deontologie.fr/ | 23| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 L’indispensable analyse du risque Pourquoi ai-je intitulé mon propos l’émergence inachevée de l’expertise organique ? Dit simplement, l’idée première est que de l’évaluation du risque, ne débouchent pas automatiquement et d’évidence les meilleurs choix pour sa gestion. Il existe toujours différentes options envisageables, plus ou moins efficaces, plus ou moins coûteuses, plus ou moins acceptables socialement, dont les contraintes vont peser sur différentes catégories d’acteurs économiques et sociaux, et à l’égard desquelles certains groupes se considéreront comme insuffisamment protégés. On peut citer les mesures d’ordre fiscal ou financier, les limitations d’emploi de telle ou telle substance, la modification imposée de la formulation de tel produit pour réduire le risque d’exposition de son utilisateur, l’information des utilisateurs et des consommateurs rendue obligatoire à défaut d’être toujours sincère… Certes, le choix entre ces différentes options est par essence un arbitrage politique en écho à une vision du monde où le décideur engage sa responsabilité. Mais, cet arbitrage gagnerait considérablement en pertinence s’il reposait d’abord sur une analyse approfondie et impartiale des avantages et des inconvénients de ces différentes options. C’est ici l’espace de ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse du risque. L’analyse du risque est une véritable expertise scientifique, au même titre que l’évaluation du risque. La doctrine et la méthodologie de cette dernière ont été exposées dans The Red Book12 en 1983 qui a posé un cadre de référence, inspirant les chercheurs, praticiens et gestionnaires du risque pour la santé dans le monde entier. Ce document a été actualisé et enrichi en 2009 avec The Silver Book 13. Cette démarche est aujourd’hui au coeur des travaux d’expertise réglementaire portant sur les risques pour la santé publique en lien avec l’environnement ou sur les risques pour les milieux14. Deux exemples illustratifs : la détermination des « valeurs de gestion » de la qualité des sols, selon leurs usages et les populations exposées ; l’homologation des pesticides et leur autorisation de mise sur le marché. L’expertise en analyse du risque doit identifier, dans un contexte donné, les options d’action pour la maîtrise du risque, qui, au-delà de l’empirisme, soient fondées sur des concepts et méthodes généraux. Cette démarche scientifique pour éclairer le décideur, à l’échelle internationale, dispose d’une revue scientifique15 et d’une société savante. Elle mobilise différentes sciences : sciences de l’ingénieur, sociologie, économie, sciences politiques, droit, et d’autres selon les objets considérés, cela en interaction avec les sciences de l’évaluation du risque : toxicologie, épidémiologie, expologie (la science des expositions) et modélisation mathématique. Pour une question donnée, le contexte concret dans lequel celle-ci s’inscrit est essentiel à prendre en compte. Aussi, le processus d’expertise en analyse du risque accorde une place importante aux représentants des différentes parties prenantes pour entendre, lors d’auditions, ceux qui ont cette expertise d’expérience du sujet traité. En France, ce champ de l’analyse du risque est encore embryonnaire, non reconnu en tant que tel et atomisé. On en trouve des éléments au sein de notre système d’agences : d’abord à l’Anses, un peu à Santé publique France (à vrai dire peu dans le domaine de l’environnement, mais beaucoup plus dans le domaine des risques infectieux). Le Haut Conseil de santé publique dispose d’une commission des risques liée à l’environnement qui est active en matière d’analyse du risque. Sa composition répond à cette orientation, et est donc très variée, avec juriste, philosophe, économiste, sociologue, ingénieurs, 12 National Research Council, US Committee on the Institutional Means for Assessment of Risks to Public Health. Risk Assessment in the Federal Government: Managing the Process. Washington: National Academies Press US, 1983. Accessible en ligne ici : https://nap.nationalacademies.org/read/366/chapter/1 13 National Research Council, Committee on Improving Risk Analysis Approaches Used by the U.S. EPA. Science and Decisions: Advancing Risk Assessment. Washington: NAP, 2009. 14 Environmental Risk Assessment -Approaches, Experiences and Information. Source : https://www.eea.europa.eu/publications/GH-07-97-595-EN-C2/riskindex.html 15 Risk Analysis, publication officielle de la Society for Risk Analysis Source : https://onlinelibrary.wiley.com/page/journal/15396924/homepage/productinformation.html | 24| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 ainsi que toxicologues et épidémiologistes… mais ses très faibles ressources ne lui permettent pas d’accomplir ses tâches dans ce domaine autrement qu’au cas par cas, ni de se consacrer à donner à voir un cadre méthodologique cohérent. L’on peut aussi ajouter des équipes au sein d’organismes scientifiques et techniques, des EPST, des universités. Mais cet écheveau peine à se constituer et surtout à être institué comme expert organique en appui aux politiques publiques. Pourquoi ce manque ? D’abord, les différents décideurs, les ministères en particulier, sont extrêmement soucieux et jaloux de garder la main sur le choix des différentes options et l’appréciation des meilleurs choix à réaliser, confondant en cela l’examen non partisan des options et de leurs différents impacts, d’une part, et celui du choix, qui est bien sûr un acte essentiellement politique. Cette même confusion est l’une des causes de l’immaturité de l’évaluation des politiques publiques en général en France, en santé et environnement en particulier. Une autre raison implique notre milieu académique et ses institutions, qui ne reconnaissent que faiblement, cette fonction d’expertise dans l’évaluation des chercheurs et enseignants-chercheurs, malgré des pétitions de principe. Comme l’a montré le rapport de Didier Truchet16, le temps qui lui est consacré est même contre-productif en termes de promotions pour nos collègues, qui ont en outre un faible appétit pour le combat de boxe : s’exposer à la controverse publique n’est pas de tout repos, je peux vous le garantir. Conclusion Je vais conclure très brièvement : l’évaluation du risque et l’analyse du risque sont deux domaines d’expertise distincts, complémentaires et en profonde interaction. Il est grand temps d’institutionnaliser et de professionnaliser l’analyse du risque. Codicille de cette brève conclusion : au regard de la situation sanitaire actuelle, ma conviction est que cette immaturité de l’analyse du risque s’est malheureusement illustrée dans nos choix politiques récents en matière de gestion de la crise de la Covid, insuffisamment inspirés par l’étude préalable des conséquences sociales et économiques des différentes stratégies d’action, d’où cette accentuation dramatique des inégalités sociales qui en a résulté. 16 Truchet D. Déontologie des experts en santé, perspectives critiques. Revue de droit sanitaire et social, Sirey, Dalloz, 2018 :77. | 25| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 COOPÉRATION Histoire de clusters La concentration de la maladie de Crohn dans le Nord de la France a-t-elle des causes environnementales ? Béatrice TOUCHELAY Professeure d’histoire contemporaine, Université de Lille, IHRiS UMR CNRS 8529 Résumé Le Nord de la France cumule un certain nombre de « tristes records » en matière de santé publique. Certaines maladies chroniques comme la maladie de Crohn (MC) y sont plus présentes et l’espérance de vie plus faible qu’ailleurs. Conscients du problème les chercheurs et praticiens de la région ont créé des registres pour constater et tenter d’expliquer cette concentration. Ainsi le registre EPIMAD mis en place par l’équipe du docteur Corinne Gower au CHU de Lille permet de suivre depuis 1988 tous les patients atteints de la MC, de définir des clusters et de préciser leurs caractéristiques environnementales et sociodémographiques. La contribution des sciences humaines et sociales et particulièrement de l’histoire à la recherche des causes de la MC consiste à tester l’hypothèse d’une relation forte entre la dégradation de l’environnement depuis l’emballement de la croissance industrielle (années 1950) et la dégradation de la santé publique constatée vingt ans plus tard. Mots-clés : épidémiologie, maladie de Crohn, Nord, France, cluster, santé publique Abstract Cluster history: are there environmental causes for the concentration of Crohn's disease in northern France? The North of France has a number of "sad records" in terms of public health. Certain chronic diseases such as Crohn's disease (CD) are more prevalent and life expectancy is lower than elsewhere. Aware of the problem, researchers and practitioners in the region have created registers to observe and try to explain this concentration. Thus the EPIMAD register set up by Dr Corinne Gower's team at the Lille University Hospital has made it possible to monitor all CD patients since 1988, to define clusters and to specify their environmental and sociodemographic characteristics. The contribution of the human and social sciences, and particularly of history, to the search for the causes of CD consists in testing the hypothesis of a strong relationship between the degradation of the environment since the surge in industrial growth (1950s) and the deterioration of public health observed twenty years later. Keywords: Epidemiology, Crohn's Disease, North, France, Cluster, Public Health | 26| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Ce texte présente l’histoire d’une collaboration entre des chercheurs en sciences dites « dures » et des historiens. L’histoire commence dans le cadre d’un séminaire sur les statistiques avec l’invitation par nous de la professeure Corinne Gower, médecin gastro-entérologue de l’INSERM CHU de Lille, et d’Hélène Starter, statisticienne de son équipe, pour présenter le registre EPIMAD créé en 1998 et qui enregistre tous les diagnostics de la maladie de Crohn et de la rectocolite hémorragique depuis 19881. Le registre EPIMAD : une source pour l’histoire de la maladie de Crohn Le registre EPIMAD est le premier système français d’enregistrement des nouveaux cas de maladies inflammatoires du côlon et de l’intestin et fait désormais partie des grands registres de malades Il recense près de 30 0000 malades en 2017 : 59 % sont des cas de maladie de Crohn ; 37 % des cas de rectocolite hémorragique et 4 % des cas de maladie inflammatoire du côlon et de l’intestin indéterminée. 79 % des cas incidents sont déclarés par les gastro-entérologues exerçant en milieu libéral, 14 % par les gastro-entérologues exerçant en hôpital général et 7 % dans les services universitaires2. Le registre permet à l’équipe de la docteur Gower, qui réunit des spécialistes de l’analyse spatiale (M. Génin, CERIM, EA 2694) et des environnementalistes (D. Cuny, A. Deram et F. Occelli, EA 4 483) de l’Université de Lille, de cartographier et d’analyser les transformations de la répartition des malades de Crohn dans le nord-ouest de la France3. La maladie de Crohn est une affection de longue durée qui se manifeste par une inflammation permanente des intestins, évolue par crises et impacte le plus souvent la vie personnelle, sociale et professionnelle des malades. C’est une maladie propre aux pays riches4. Le premier diagnostic est établi par le docteur Crohn à New York en 1935, puis la maladie arrive dans les années 1970 en Europe, en 1975 en France où son incidence augmente de façon spectaculaire5. On la retrouve en Inde dans les années 1980. Trop fréquente pour compter parmi les maladies rares, cette maladie touche tous les âges et tous les milieux sociaux. Dans le Nord de la France, elle frappe en majorité des femmes, jeunes, quels que soient leur degré d’instruction et leur activité professionnelle, et de plus en plus des adolescents et des enfants 6. L’inégalité de genre qui la caractérise se double d’une inégalité géographique, la maladie est plus fréquente dans un croissant nord-ouest de la France (départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme et de la Seine Maritime, soit 6 millions d’habitants) et quasiment absente ailleurs à 1 Inflammation chronique de l’intestin détectée en Europe du Nord après la Seconde Guerre Mondiale et en 1975 en France. 2 Informations tirées du site : http://www.observatoire-crohn-rch.fr/epimad-le-plus-grand-registre-de-malades-au monde/, consultation le 24 nov. 2022 3 Saint-Martin A et al. Mapping end-stage renal disease: spatial variations on small area level in Northern France, and association with deprivation, earlier renal replacement care and related diseases. PLOS One 2014; 9 (11): e110132. 4 Bulois Dubaene V. Historique d’apparition de la MC comparée entre le nord de la France et d’autres pays d’Europe du Nord. Thèse pour le diplôme de docteur en médecine, Université de Lille, 1997. 5 Hecketsweiler P. La maladie de Crohn. Considérations étiologiques et thérapeutiques à propose de 59 observations dont 30 traitées par le BCG. Thèse pour le doctorat en médecine, Faculté mixte de médecine et de pharmacie de Rouen, 1973. 6 Ghione S et al. Epimad Group. Dramatic Increase in Incidence of Ulcerative Colitis and Crohn's Disease (1988 2011): A Population-Based Study of French Adolescents. Am J Gastroenterol. 2018 Feb;113 (2):265-72. | 27| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 l’exception de la zone viticole du Bordelais, d’une petite partie de la Creuse et de la région de Fos- sur-mer. L’explication de la concentration des malades de Crohn par l’intensité et par l’ancienneté de l’industrialisation ou par l’importance relative de la population ouvrière ou défavorisée ne tient pas, puisque des régions comme Rhône-Alpes ou la Région parisienne ne constituent pas des zones de forte incidence et parce que des populations aisées et moins aisées cohabitent dans les zones de forte incidence. La ruralité́ ou l’urbanisation ne sont pas non plus des motifs puisque certaines zones de surincidence sont semi-rurales alors que des zones très industrialisées et polluées comme Dunkerque sont peu touchées. Les causes de la maladie de Crohn sont donc plurielles et cette pluralité est une des raisons des difficultés de la recherche7. L’analyse de cette concentration géographique est considérée comme une piste très solide pour mieux connaître et comprendre cette maladie, pour améliorer sa prévention et sa prise en charge et permettre d’orienter les crédits publics vers les régions et les communes les plus touchées. Le nord-ouest, région française dans laquelle l’incidence de la maladie de Crohn est la plus élevée, est au coeur de l’étude. La délimitation de clusters, zones de forte ou de faible incidence, par l’équipe de la professeure Gower est rendue possible par l’utilisation du registre Epimad. Mis au service d’objectifs de santé publique, ces clusters permettent de constater la concentration des cas et, au-delà, de préciser les caractéristiques des populations concernées et de leur environnement. L’objectif poursuivi par l’étude consiste à trouver les causes, ou le faisceau de causes, de la maladie de Crohn, causes qui restent inconnues à ce jour. Il s’agit aussi de comprendre les motifs de la concentration des malades dans le nord de l’hexagone. L’équipe cherche à caractériser chaque cluster et à trouver des régularités et des différences entre ceux de faibles et de forte incidence. Pour limiter les biais, elle tient compte de la couverture médicale dans ou à proximité des clusters, le nombre de diagnostics pouvant être influencé par le nombre de praticiens disponibles. Les caractéristiques démographiques et socio-économiques (origines des populations, trajectoires, professions, modes de vie, revenus) des clusters de forte incidence sont ensuite comparées à celles des zones de moins forte concentration de Crohn. La présentation de cette recherche était très originale et répondait parfaitement aux objectifs du cycle de séminaires que j’ai organisés en collaboration avec Isabelle Bruno et Florence Jany-Catrice, respectivement spécialiste de sciences politique et économiste de l’université de Lille intitulé « Statistiques et démocratie ». L’équipe du professeure Gower met les statistiques au service de la santé publique, elle cherche à expliquer les fortes disparités régionales de santé pour les atténuer, pour mieux adapter l’offre de soin aux besoins et pour trouver et suggérer des remèdes aux responsables politiques et médicaux sur place. L’importance des effets cliniques de la maladie de Crohn comme sa concentration géographique encouragent à approfondir les recherches. En conclusion, Corinne Gower et Hélène Starter nous ont appelé à rejoindre l’équipe qui, malgré les soutiens institutionnels et financiers obtenus et la mobilisation des associations partenaires (la fondation Digestsciences et l’Association François Aupetit), ne parvenait ni à préciser les causes de la maladie, ni à expliquer sa concentration géographique. Gower-Rousseau C et al. Épidémiologie descriptive et évolution dans le temps et l’espace de l’incidence des maladies inflammatoires chroniques intestinales dans le nord-ouest de la France (1988-2014). Bull Epidémiol Hebd. 2019, n° 13 : 228-36. | 28| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 L’approche historique au service de la connaissance de la maladie de Crohn Un objectif : comprendre la localisation des clusters L’idée de mobiliser des méthodes historiques, de recourir aux archives et au temps long pour étudier les caractéristiques des populations et des territoires de Crohn est alors avancée. Sollicitée par Corinne Gower, j’introduis l’approche historique dans les travaux de l’équipe du CHU INSERM de Lille. Le caractère héréditaire de la maladie étant invalidé (l’origine génétique n’explique que 10 % de la variance), la recherche historique a porté sur les transformations des caractéristiques démographiques et socio-économiques des malades et celles de leur environnement depuis les années 1950. Le choix de la Reconstruction d’après la seconde Guerre Mondiale comme point de départ de l’étude s’explique parce que cette période correspond au début de la forte accélération du productivisme agricole (mécanisation, remembrement et conversion massive à l’usage des engrais), de l’urbanisation, de la salarisation et de l’uniformisation des modes de consommation. Le dialogue des spécialistes de sciences « dures » avec les historiens ne s’est pas établi sans difficulté. Patience et pédagogie ont été nécessaires pour présenter à des non-spécialistes les caractéristiques de la maladie de Crohn et ses effets, tant pour les patients que pour les zones dans lesquelles ils sont concentrés, et les enjeux de la recherche. L’équipe des historiens s’est progressivement étoffée et diversifiée. Elle s’est ouverte aux géographes et aux sociologues et bénéfice depuis 2019 du financement d’une thèse d’histoire contemporaine dont Léo Heuguebart à la charge et qui s’intitule : « Recherche des causes environnementales de la maladie de Crohn et de l’insuffisance rénale chronique dans le nord de la France » (2019-2023). La démarche historique consiste à rechercher un faisceau de cause de la maladie de Crohn dans les caractéristiques de l’environnement des malades. Elle prend deux directions : le projet HEROIC (Highlighting EnviROnmental features in epidemic areas of Crohn's disease) coordonné par la professeure Corinne Gower ; le projet I-SITE « Santé Environnement : du risque territorial au risque individuel », qui ajoute la recherche des causes de l’insuffisance rénale chronique dans les conditions de l’environnement des patients à celle de la maladie de Crohn, et dans lequel s’inscrit la thèse évoquée. Dans les deux cas il s’agit d’expliquer pourquoi ces pathologies sont concentrées dans le nord de la France. Les clusters de l’insuffisance rénale chroniques dans le Nord seront analysés moins finement, les échanges avec l’équipe des « sciences dures » étant plus récents. Les cartes tirées du registre Epimad mettent en évidence les clusters, les zones de surincidence quasi épidémiques, et des zones de sous-incidence8. L’objectif de la démarche historique est d’apporter un éclairage pour comprendre la concentration des cas. Un premier constat s’impose, la plupart des indicateurs de santé des Hauts-de-France sont défavorables comparés aux moyennes nationales9. Ils sont plus défavorables encore que dans d’autres régions pourtant soumises à de très fortes pollutions industrielles depuis plus de deux siècles10. Les Hauts-de-France (6 millions d’habitants) constituent la troisième région française en effectif, après l’Île de France et Auvergne-Rhône-Alpes, la seconde pour la densité (188 hab. /km2), après la région francilienne (966 hab. /km2 – France : 117 hab. /km2). Le taux de mortalité y est supérieur de 22 % à celui de la France entière. Le taux de mortalité prématurée pour les moins de 65 ans est de +26 % vs. national chez les femmes, de +35 % vs. national chez les hommes, et de +11 % vs national chez les jeunes de 15-35 ans. Ces surmortalités se traduisent par une espérance de vie (chiffres 2006-2013) de 8 Génin M et al. Space-time clusters of Crohn’s disease in Northern France. Public Health, 2013, 21:497-504. 9 Leclerc A et al. Les inégalités sociales de santé. Paris : La Découverte/Inserm, 2000. 10 Daumalin X, Kronenberger S, Raveux O. La santé des ouvriers des usines à plomb dans les calanques marseillaises (1851-1878). In Carbonell M et al dir. Industrie entre Méditerranée et Europe, XIXe -XXIe siècle. Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2019 : 79-92. | 29| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 2,8 ans inférieure à celle de la France chez les hommes (75,3 ans au lieu de 78,1 ans) et de 2,1 ans chez les femmes (82,7 ans vers 84,8 ans). Une méthode à éprouver Les méthodes mobilisées pour tenter de comprendre la concentration géographique de la maladie de Crohn sont à la fois originale et risquée. En effet, si la pertinence de la socio-histoire, qui croise les approches et les « outils » des historiens et des sociologues11, est désormais reconnue, son application pratique et le mariage de données quantitatives macrosociales et de données empiriques microsociales sont encore peu fréquentes. L’hypothèse de départ de cette étude est qu’il est nécessaire, pour rendre compte des inégalités territoriales de santé, d’examiner l’environnement différentiel des populations fortement ou faiblement touchées12. La notion d’environnement que nous retenons ici est vaste13. Elle comprend notamment : les changements de techniques de production, et en particulier des modes de culture14 (usage des engrais) et de consommation (apparition des supermarchés, importations massives de produits nord-américains : chewing-gum, Coca-Cola ; développement du tabagisme) ; les changements des matériaux de construction et de décoration des logements ; l’augmentation de la scolarité et des qualifications ; le développement des activités de service et de la sédentarité, qui ont aussi une incidence sur la santé, etc.. La répartition des finances publiques, qui détermine la présence ou l’absence de services publics et d’infrastructures financées par l’État et les collectivités territoriales sont aussi à prendre en compte. L’étude généalogique à mener pour préciser les causes de la maladie de Crohn est donc particulièrement exigeante sur le plan cognitif et épistémologique. Le foisonnement des déterminants de la santé, la pluridisciplinarité de l’approche, le contact avec des « mondes » que les chercheurs en sciences humaines et sociales ne connaissent pas forcément (médecins, associations, etc.) et la diversité des types de sources et de données constituent des difficultés propres à l’enquête effectuée. Le volume des sources est une autre difficulté. Ces sources se composent d’archives (dossiers des enquêtes de commodo & incommodo qui, depuis 1810, sont les préalables obligatoires à toute installation ou agrandissement d’activités potentiellement polluantes en zone urbaine15) et de bases de données environnementales, base des installations classées pour la protection de l’environnement, comme la Base de données des Anciens Sites Industriels et Activités de Services (BASIAS) qui est construite à partir de ces enquêtes. Ces recherches sont menées pour chaque cluster et les études se font rue par rue, maison par maison… La recherche est en cours. Elle ne permettra sans doute pas de trouver le faisceau de causes de la maladie de Crohn ni d’expliquer sa concentration géographique, mais elle montre que la collaboration entre sciences humaines et sociales et « sciences dures » est non seulement possible, mais qu’elle est souhaitable pour prendre à bras-le-corps des problèmes de santé publique. Cette recherche va permettre de définir une méthode, de présenter un récit sur la collaboration entre des chercheurs trop peu habitués à collaborer et, souhaitons-le, d’inciter à multiplier les initiatives 11 Buton F, Mariot N dir. Pratiques et méthodes de la socio-histoire. Paris : PUF, 2009 ; Noiriel G. Introduction à la socio-histoire. Paris : La Découverte, 2006. 12 Cicolella A. Le trente-troisième anniversaire de la santé environnementale. Les Tribunes de la santé, 2017, 1, 54 : 31-7 ; Santé et Environnement : la 2e révolution de Santé Publique. Santé Publique, 2010, 3, 22 : 343-51. 13 Le Roux T Jarrige F. La contamination du monde. Paris : Seuil, 2017. 14 Bonneuil C, Thomas F, Petitjean O. Semences : une histoire politique. Amélioration des plantes, agriculture et alimentation en France depuis la Seconde Guerre mondiale. Paris : Fondation Charles Leopold Mayer, 2012. 15 Massard-Guilbaud G. La régulation des nuisances industrielles urbaines (1800-1940). Vingtième Siècle, revue d'histoire, 64, 1999 : 53-65. | 30| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 SANTÉ ET BIODIVERSITÉ La biodiversité, source de médicaments Entre compétition et éthique, quelle place pour les chercheurs ? Muriel LE ROUX Historienne au CNRS, Directrice-adjointe de l’IHMC, UMR 8066,CNRS-ENS-PSL-Paris 1 Résumé Avec la fin des empires coloniaux dans les années 1960, les chercheurs des pays européens ont dû développer des stratégies pour avoir accès aux ressources naturelles de ces pays. Les produits pharmaceutiques sont fabriqués principalement à partir de substances naturelles. Or les chimistes des substances naturelles doivent avoir accès aux matières premières très présentes dans les régions tropicales pour découvrir de nouvelles molécules chimiques. Cet article original, basé sur un travail de terrain, des archives et des entretiens, examine comment les scientifiques français ont dû être pragmatiques et créer leurs propres processus de coopération, de collaboration et de financement pour continuer à explorer de nouveaux territoires et découvrir des molécules. Comment ont-ils concilié ces moyens de produire de nouvelles connaissances et la prise de conscience la fragilité croissante de la biodiversité ? Ces recherches ont été soutenues par InsSciDE financé par le programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne (contrat n° 770523, 2017-2022). Mots-clés : recherche, substances naturelles, médicament, réseaux, biodiversité Abstract Biodiversity as a Source of Medicines. Between Competition and Ethics, which place for researchers? With the end of the colonial empires in the 1960s, European researchers had to develop strategies to gain access to natural resources from those countries. Pharmaceuticals are mainly manufactured from natural substances. However, natural substance chemists need access to raw materials that are widely available in tropical regions to discover new chemical compounds. This original article, based on fieldwork, archives and interviews, examines how French scientists have had to be pragmatic and create their own processes of cooperation, collaboration and funding to continue to explore new territories and discover molecules. How did they reconcile these means of producing new knowledge with the awareness of the growing fragility of biodiversity? This research was supported by InsSciDE funded by the European Union's Horizon 2020 research and innovation program (contract #770523, 2017-2022). Keywords: Research, Natural Substances, Drugs, Networks, Biodiversity | 31| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 L’environnement est un « ensemble des conditions naturelles et culturelles qui peuvent agir sur les organismes vivants et les activités humaines »1 ; il englobe des espaces vierges d’action anthropique qui n’existent quasiment plus, des espaces « naturels » (version dégradée de la précédente « à protéger ») ou urbanisés. Si ces espaces « vierges » ou « naturels » sont devenus l’objet de questions politiques dans les pays les plus avancés, sous la pression des opinions publiques éduquées et informées, ils le sont également dans les pays les moins riches. Dans ces pays, les intérêts des populations locales divergent de ceux des protecteurs de l’environnement2, comme de ceux de leurs gouvernants et des industriels locaux ou internationaux3. Tout d’abord, pour de légitimes aspirations au développement économique, les motivations des gouvernants rencontrent celles des industriels et favorisent l’implantation d’industries souvent très polluantes et dévastatrices quand, pour des raisons de survie, les populations locales exploitent, souvent jusqu’à épuisement, les différentes ressources. Ensuite, il faut souligner que l’attention que l’on porte à ces espaces accompagne de facto la liberté d’expression, de circulation et des droits humains rendant toutes actions de gestion ou de protection des ressources très complexes. Or, de nombreux régimes, non démocratiques, interdisent toutes actions allant dans ce sens. Cet état de fait et le secret qui entoure les activités des entreprises pharmaceutiques rendent très difficile le type d’analyse présentée ici. Suivre le travail des scientifiques permet de lever un voile… Ainsi, certains, les scientifiques, ont considéré ces espaces naturels comme Le magasin du Bon Dieu4, d’autres, les industriels, comme une poule aux oeufs d’or. Au fil du temps, ces milieux sont devenus des « hot spots » à protéger. Cette dernière approche, bienveillante, héritée d’un passé colonial5, fait largement consensus au sein des sociétés occidentales dès l’instant où l’on s’éloigne des sphères économiques et diplomatiques. Là, ces espaces à protéger semblent avoir été des variables d’ajustements. Quoi qu’il en soit, pour les naturalistes d’hier comme pour les chercheurs d’aujourd’hui, ces espaces qui ont été des milieux à inventorier, à exploiter et enfin à protéger, sont de vastes terrains de recherche, sources d’inspiration notamment lorsqu’il s’agit de comprendre les interactions entre les espèces et le milieu ou de trouver des remèdes aux maux dont souffrent les êtres humains. Si la pharmacopée, encore aujourd’hui, recèle de médicaments fabriqués à partir de substances naturelles, le nombre de possibles offert par cette approche a décru alors même que l’inventaire des espèces vivantes n’a jamais été achevé. Dans les années 1990, aux États-Unis, 25 % des prescriptions étaient des médicaments produits à partir de substances naturelles et 25 % étaient dérivés de substances naturelles. En 2000, selon l’OMS, 80 % de la population des pays en voie de développement avaient recours à la médecine traditionnelle issue de plantes. À la même époque, on estimait que 30 à 40 % des molécules commercialisées étaient d’origine biologique : deux tiers provenant de plantes, un quart de micro-organismes, et 5 à 10 % d’animaux. Cette tendance reste vraie 1 « Environnement », sur le site Le Robert. Dico en ligne : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/environnement 2 Blanc G. Décolonisations. Histoires situées d'Afrique et d'Asie (XIX-XXIe siècle). Paris : Seuil, 2022 et L’Invention du colonialisme vert. Paris : Flammarion, 2020. Ainsi, depuis une vingtaine d’années, les pays développés délocalisent systématiquement vers les pays émergeants, notamment la fabrication de matières actives comme la pandémie de Covid l’a mis en lumière. Quand il y a fabrication de médicaments dans les pays développés, ce sont des médicaments dernières générations protégés par des brevets et rentables pour les compagnies pharmaceutiques. 3 Abecassis P, Coutinet N. Politique d’austérité et politique du médicament en France et au Royaume-Uni : une analyse de leurs répercussions sur le modèle de production pharmaceutique. La Revue de l'Ires, 2017, n° 91-92 :111-40 ; Économie du médicament. Paris : La découverte, 2018. 4 Potier P, Chast F. Le magasin du Bon Dieu. Paris : JC Lattès, 2001. 5 Blanc G. op. cit. | 32| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 aujourd’hui car la chimie de synthèse ou encore la génétique, en dépit de leurs avancées incontestables, n’offrent pas de solutions à toutes les maladies. Or les demandes, en dehors du monde médical lui- même, sont nombreuses et précises et requièrent une approche combinant souvent différents types de médicaments pour un seul traitement thérapeutique. Conscients de cette fragilité, les chercheurs, héritiers des naturalistes, sont devenus, sans le revendiquer, des lanceurs d’alerte. Mais qu’il s’agisse des chercheurs engagés d’hier, des lanceurs d’alerte d’aujourd’hui, le message est le même : aboutir à une gestion raisonnée et concertée du vivant. Passeurs de savoirs et connaisseurs de la biodiversité, agissant au nom de la science, on verra comment ils sont peu à peu entrés dans l’arène politique afin de soutenir la notion de bien commun, de partager le fruit des connaissances, les résultats voire les produits pharmaceutiques. Des pratiques pionnières pour un accès négocié aux matières premières à la standardisation des pratiques : l’exemple de l’Institut de Chimie des substances naturelles (ICNS) L’ICNS et la ruée mondiale vers les ressources naturelles La mise au point de médicaments suppose des lieux qui autorisent la circulation des idées, des connaissances et des personnes. Ce fut le cas de l’Institut de chimie des substances naturelles (ICSN)6, ouvert en 1960, dirigé par des chimistes et des biologistes et situé sur le campus du CNRS de Gif-sur- Yvette où nombre de laboratoires dédiés aux sciences du vivant et de l’environnement ont été ouverts7 facilitant le brassage des personnes et donc des idées. Cela demande aussi des personnels aptes à pratiquer la pluridisciplinarité qui, en plus des équipes constituées, doit inclure des médecins, des industriels – chercheurs, développeurs et financeurs –, et des équipements onéreux. Cette mobilisation d’acteurs aussi différents pose la question des politiques de recherche publique, des stratégies industrielles et de la liberté et de l’esprit d’initiative laissés aux chercheurs. Les partenariats, conçus à l’ICSN de façon autonome par rapport à la tutelle du CNRS, reposaient sur un équilibre entre les acteurs et les institutions. Ils rassemblaient, dès les années 1960, chercheurs des centres de recherche publique (dont ceux du monde médical), chercheurs des centres de recherche et de développement industriels, des chercheurs étrangers d’universités d’outre-mer partenaires, placés ou pas, nous allons le voir, sous l’égide de la diplomatie. La concurrence internationale croissante en matière de recherche a conduit à la formation de communautés scientifiques mondiales spécialisées tandis que, de façon concomitante, s’opérait une ruée mondiale vers les ressources naturelles, dans l’espoir de découvrir de nouvelles molécules actives pour produire et breveter des médicaments. Cette ruée vers les « magasins du Bon Dieu » a acquis une légitimité politique, soutenue par les familles des malades des pays développés, et pilotée par des agences ou des plans dédiés des États, comme le plan cancer américain de Nixon en 19718. Ce dernier allait devenir un modèle d’organisation de la recherche et de la R & D9 pharmaceutique provoquant partout des lourdeurs administratives10. Ce mode de coopération d’abord induit par les moyens matériels et financiers requis par l’ensemble de la filière pharmaceutique (1970-1990) s’insère dans une approche économique libérale, à partir des années 1990. La financiarisation des entreprises, au mitan de la même décennie, a fait évoluer le médicament produit de santé publique en produit à forte valeur ajoutée, voire en bien de consommation. Dès lors, ce modèle hautement capitalistique, intégrant 6 L’ICSN est un laboratoire propre du CNRS. 7 Guthleben D dir. Histoire d’une cité scientifique. Le campus de Gif-sur-Yvette, (1946-2016). Paris : CNRS Éditions, 2016. 8 Walsh V, Le Roux M. Contingency in innovation and the role of national systems: Taxol and Taxotère in the USA and France. Research Policy, 2004, 33(9) :1307-27. 9 R & D pour recherche et développement 10 Walsh V, Le Roux M. Contingency..., op. cit. | 33| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 toutes les structures de recherche, a rendu public via des campagnes de communication savamment élaborées, nombre de programmes de recherche, alimentant les espoirs et les attentes. Or, puisque les substances naturelles restent la principale matière première nécessaire, les conséquences environnementales de ce modèle ont été, elles aussi, placées sous les feux médiatiques notamment dans l’hémisphère nord. L’impact sur l’environnement de la mise au point de médicaments vitaux pour les malades11 et très lucratifs pour les entreprises pharmaceutiques fut l’objet de vives controverses. Dans le contexte de cette compétition scientifique et économique, face à la modicité des financements publics français, en regard de ce que la compétition scientifique requiert, les pratiques de recherche quotidiennes de l'ICSN devinrent très pragmatiques. Vers un partenariat recherche-industrie Ainsi, en France, alors que s’ouvrait l’ère postcoloniale, les chercheurs puis les services de recherche académique ont dû définir des modes d’accès aux zones les plus riches en matières premières, afin de soutenir des recherches fondamentales et appliquées en chimie des substances naturelles, biologie ou en biogénétique. Cette quête a fourni des connaissances, des produits et permis d’atteindre un prestige international, académique et industriel pour les entreprises pharmaceutiques, comme ce fut le cas avec la Navelbine12. Cependant, les politiques scientifiques, tant française qu'européenne, émergèrent et se structurèrent lentement. Priorité fut donnée au nucléaire, à l'aéronautique et à l'aérospatiale, laissant à la fois une grande liberté et des moyens financiers réduits aux autres secteurs de recherche13. Les chercheurs et leurs directeurs produisant des connaissances fondamentales en toute indépendance, déployaient de façon assumée et en toute autonomie, des stratégies pour attirer des partenariats industriels. Sans être une politique officielle du CNRS, elle était tolérée par ses présidents. Aussi, jusqu’aux années 1990, les directeurs de l’ICSN étaient libres de choisir les sujets à étudier et pouvaient financer leurs recherches par tous les moyens, y compris des partenariats industriels complétant les dotations de l’État. Les chimistes de l'ICSN avaient besoin de ces matières premières provenant des pays de la zone intertropicale. L'accès pouvait être obtenu par deux voies : officielle via le CNRS et les ministères des Affaires étrangères ou de l'Économie, ou informelle via les réseaux personnels bâtis par les chercheurs eux-mêmes. Supervisés par les directeurs, notamment Pierre Potier, les chercheurs sur le terrain, devaient développer ou entretenir une coopération avec les populations et leurs collègues locaux, situés dans des points chauds de l'environnement tels que Madagascar, la Malaisie, le Vietnam, l'Ouganda, etc. Les contrats de partenariat avec les industriels (Rhône-Poulenc Santé, Pierre Fabre, Servier, Synthélabo, Aventis, Sanofi) étaient signés par les directeurs eux-mêmes. Ils stipulaient que les industriels devaient payer l'approvisionnement en matières premières, participer aux financements des missions de terrain pour inventorier la faune et la flore locales, découvrir de nouvelles espèces et en ramener à l’ICSN… En cas de découverte, les chercheurs et les industriels étaient copropriétaires des brevets et se partageaient les redevances, tout comme avec les chercheurs et les institutions des pays détenteurs des ressources naturelles14. 11 Cf. la crise écologique dans les forêts d’Oregon liée à l’abattage de Taxus brevifolia, espèce sauvage d’ifs abritant une espèce protégée de rapaces, qui avant les brevets français, était la seule source pour fabriquer le Taxol, médicament anti-cancéreux. Devant les tribunaux, sous les caméras, on opposait, aux défenseurs des forêts, des malades à un stade avancé de leur maladie. 12 Médicament utilisé dans le traitement de certains cancers. 13 Le Roux M, Guéritte F. La Navelbine et le Taxotère, histoires de sciences. London : Iste Editions, 2017. 14 Archives ICSN-CNRS, archives personnelles des chercheurs ; entretiens : Pierre Potier/Muriel Le Roux ; Françoise Guéritte /Muriel Le Roux ; Thierry Sévenet/Muriel Le Roux ; Marc Litaudon/Muriel Le Roux. Voir aussi Le Roux M, Guéritte F. Navelbine..., op. cit. | 34| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Ce principe de partage des résultats, contractualisé, atteste de l’importance pour les chercheurs français, précurseurs de nouvelles pratiques scientifiques15 qui seront systématisées plus tard, de la prise en compte de l’autre (collègues ou d’étudiants) et de la nécessité de respecter les milieux visités. Même si ces nouvelles pratiques de recherche étaient dans l’air du temps (conférence de Stockholm 1972 sur l’environnement et la création du Programme des Nations Unies pour l’Environnement), elles restaient marginales dans les relations internationales. Mais, les chercheurs de l’ICSN n’avaient guère le choix s’ils voulaient continuer à travailler. C’est pourquoi, depuis les indépendances des pays de la zone tropicale16, ils pratiquaient une science coopérative qui se résume ainsi : formation des scientifiques des nouveaux États, partage des résultats et des bénéfices contre accès aux ressources naturelles17. Une typologie originale de chercheurs Ont ainsi émergé quatre types de chercheurs : le militant (au sens politique du terme) Pierre Boiteau ; son patron au CNRS, Pierre Potier, l’entrepreneur de science et diplomate-négociateur ; Thierry Sévenet le médiateur ; la lanceuse d’alerte Sabrina Krief. Pierre Boiteau18, ethnobotaniste, membre du Parti communiste français à partir de 1947, élu à l'Assemblée de l'Union française, ingénieur agronome colonial, chercheur au CNRS, correspondant du Muséum national d'histoire naturelle, agissait pour protéger les droits des Malgaches contre les pouvoirs coloniaux et économiques mais aussi contre des pratiques locales altérant l’environnement. Son engagement lui valut des soucis avec le gouvernement français et, bien qu'il restât chercheur au CNRS, il dut quitter Madagascar. Après l'indépendance, Pierre Potier l'y renvoya. La diplomatie française avait besoin de scientifiques pour maintenir des relations avec le nouvel État indépendant et Potier et son équipe avaient besoin de plantes sèches malgaches pour poursuivre leurs travaux. Grâce à la fine connaissance de l’île de Boiteau et un art consommé du partenariat de Potier, ils initièrent un mode de coopération scientifique spécifique avec le gouvernement malgache. Concrètement, Potier ayant convaincu les différentes autorités scientifiques et politiques19, les doctorants malgaches furent formés en France à l'ICSN et les professeurs d'université malgaches bénéficièrent d'une résidence tandis qu'une équipe permanente de recherche française s’installait. Les prélèvements de la flore étaient identifiés et contingentés. Si les Malgaches ont tiré avantage de ce mode de coopération, dont des redevances sur les brevets pour les chercheurs malgaches, les bénéfices étaient élevés pour les chercheurs français qui bénéficiaient d’un approvisionnement stable en matières naturelles. La pervenche de Madagascar, contenant un alcaloïde, 15 Tout comme les partenariats industriels furent de mise dès les années 1960 avant le premier accord-cadre du CNRS de 1975 avec l’entreprise Rhône-Poulenc. 16 Avec 40% des terres émergées, elle est le plus grand réservoir de biodiversité, la moitié des espèces se trouvent dans les forêts de la zone tropicale humide. 17 Les conventions sur la biodiversité (Rio 1992, Nagoya 2010) organisent les relations entre les pays détenteurs et ceux consommateurs de matières premières, conforteront les pratiques des chercheurs de l’ICSN. 18 Pierre Boiteau (1911-1980), un des fondateurs de l’Union des Syndicats CGT de Madagascar et co-secrétaire général de cette Union (1943-1947), conseiller de l’Union française (1949-1958) et secrétaire du groupe communiste de cette Assemblée, cf. Dictionnaire Le Maitron, version en ligne https://maitron.fr/ 19 Le Roux M. Genèse des textes de Pierre Potier, chimistes des substances naturelles. Genesis, Paris, 2003, p. 91-127 ; Hommage à Pierre Potier, dépasser les limites du présent. Rayonnement du CNRS, n° 41, été 2006 :5-27. Pierre Boiteau timbre commémoratif, 1982 soulignant son soutien à la protection de la faune et de la flore malgaches Malagasy Post Office | 35| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 a conduit au médicament anticancéreux découvert par l'équipe de Potier : la Navelbine20. Boiteau devint une figure de proue de la protection de l'environnement sur l’île, obtenant la création d'une réserve naturelle. Son engagement confirme l'hypothèse selon laquelle les ethnobotanistes et les chimistes des substances naturelles ont commencé à exprimer une responsabilité sociale et environnementale indépendamment de la conférence de l'ONU à Stockholm en 1972. Ici, grâce à l'autonomie des chercheurs accordée par le CNRS, la science a été dynamique et en avance sur les politiques nationales et les diplomaties internationales. Les chercheurs ont été les précurseurs d’une nouvelle diplomatie qui émerge dans les années 1960-1970. Une coopération triangulaire se met en place entre les scientifiques et le gouvernement malgache d'une part, et les scientifiques et le gouvernement français d'autre part, tandis que de nouveaux acteurs soviétiques, européens et américains déploient leurs activités21. Thierry Sévenet, successeur de Boiteau à l'ICSN, à partir des années 1970-1980 a visité, à la demande du directeur Potier, la Nouvelle-Calédonie, puis la Malaisie, le Vietnam, l'Ouganda, le Maroc… Il a systématisé la procédure de coopération précédemment conçue : d'abord écrire au conseiller scientifique de l'ambassade de France pour l’informer et éventuellement obtenir le financement d'une première mission ; ensuite tenter d’obtenir la signature d’un accord avec une université ; enfin, les Affaires étrangères et l'ICSN complétant les financements requis avec les redevances tirées de la Navelbine puis du Taxotère, la coopération démarrait. Les chercheurs locaux étaient systématiquement mentionnés comme coauteurs sur les publications et les demandes de brevets. Des bourses permettant à certains étudiants de terminer leur thèse en France à l'ICSN furent financées par les ambassades de France et l'ICSN. De plus, le transfert de connaissances et la coopération devaient se poursuivre après le retour des nouveaux docteurs dans leur pays. Après 1981, ce mode de coopération développé connectant chercheurs de l'ICSN et chercheurs des pays tropicaux a été reproduit dans de nombreux pays, toujours financé par les redevances perçues par l'ICSN sur ses brevets et en partie par les ambassades françaises qui allouaient des bourses aux jeunes chercheurs locaux. Dans le même temps, les chercheurs français font évoluer leurs pratiques. À l’exception de Boiteau, qui était un militant de la cause environnementale malgache, les chercheurs avaient initialement une attitude plutôt naturaliste, inventoriant, classant et analysant les espèces. Cependant, les rapports d'activité de Sévenet et de ses collègues ont évolué. Dans les documents les plus anciens, on lit que les espèces menacées doivent être inventoriées et analysées avant de disparaître. Puis, dans les années 1980, on passe du signalement de la déforestation aux dénonciations de la destruction irréversible de l’environnement, en Malaisie ou au Vietnam au profit d’entreprises multinationales. Nouvelles modalités de la recherche industrielle vs écoresponsabilité de la recherche académique Chercher et dénoncer C’est en Ouganda, à partir des années 2000, que s’exprima cette conscience de l’irréversibilité. Alors que peu de scientifiques européens étaient présents à cause des conflits passés, les chercheurs de l'ICSN, Sabrina Krief, ses directeurs de thèse Thierry Sévenet et Françoise Guéritte22, arrivent à Kampala pour observer les primates, dans l'espoir de découvrir de nouvelles molécules actives. Il s’agissait de missions du CNRS et du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) basées sur les 20 Le Roux M, Guéritte F. Navelbine..., op. cit. 21 Le Roux M, recherche en cours pour le programme InsSciDE Horizon 2020, UE, contrat n° 770523, 2017-2022. 22 Une des successeurs de Potier. | 36| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 réseaux personnels des scientifiques. Là encore, en raison de la grande richesse de l'environnement et du sous-sol dont l’exploitation fragilise ce milieu, les scientifiques français, en dépit des faiblesses d’un État émergeant de décennies de dictatures, contractualisèrent les recherches par des accords et des contrats bilatéraux23 visant à former les jeunes chercheurs et dans la mesure de leurs moyens tenter de protéger les ressources naturelles d'une exploitation irréversible. Leurs positions, dans la lignée des décisions des conférences internationales sur la biodiversité de Rio (1992), soutenues par la France, rejoignaient les objectifs du gouvernement ougandais qui publie, depuis 1994, des rapports sur l'état de l'environnement et vote des lois pour contrôler l'exploitation des ressources naturelles, que ce soit à des fins académiques ou économico-industrielles24. Sabrina Krief, en est le symbole25. Elle usa des nouveaux principes de coopération internationale autour de la biodiversité. Au-delà, de ses travaux scientifiques en zoopharmacognosie, la chercheuse a utilisé la pression exercée par l'opinion publique des pays développés pour obtenir une meilleure protection des primates. Elle a incité les chercheurs locaux et occidentaux à coopérer avec des ONG, à créer des ONG locales, à mobiliser des diplomates français et européens26 qui, on l’a vu, sont partie prenante de l’organisation de ces missions. Cette mobilisation internationale, notamment après le protocole de Nagoya (2010), s'explique par l'urgence à trouver un moyen durable de protéger les primates dont l'habitat est régulièrement détruit. De plus, si ces contrats bilatéraux signés par les PDG des trois organismes – CNRS, MNHN et Makerere University (Kampala) – avec l'aide de l'ambassade de France avaient une fonction scientifique, s’y s’ajoutait un aspect politique : la nécessité de protéger leurs travaux coopératifs alors que s'amplifiait la présence chinoise en Ouganda qui modifiait tout autant que l’évolution des stratégies des firmes pharmaceutiques, le déroulement des recherches27. Transfert de technologie Cette coopération fondée sur des principes de partages permit aussi un transfert de la méthodologie de l’ICSN au département de chimie de Makerere University. Les chercheurs que j’ai rencontrés en 2019 associent toujours l’ethnobotanique à la chimie dans leurs programmes de recherche afin de lister les plantes potentiellement intéressantes. Adaptée aux milieux traditionnels mais aussi aux milieux fragiles car fondée sur des prélèvements choisis selon les principes de l’éthnobotanique, cette méthodologie convient également aux chercheurs des pays pauvres car elle nécessite moins de moyens matériels et financiers. En revanche, les entreprises pharmaceutiques, en réponse à l’application, dès 1993, des premières mesures internationales pour le partage équitable des bénéfices avec les pays détenteurs de matières premières, se désengagèrent de la recherche dont il est ici question trop contraignante sur le plan diplomatique, humain et financier pour adopter le criblage à haut débit28, afin de garantir leur rentabilité -le médicament étant depuis les années 2000 un produit financier. Cette chimie combinatoire se pratique dans un cadre juridique qui exonère les industriels de tout partage puisque ces molécules sont des produits de laboratoire et plus seulement issues des produits naturels. Trop technique, cette nouvelle organisation dominante de la recherche en chimie des substances naturelles basée sur le criblage désormais au coeur des pratiques est contestée par les chercheurs29 car elle exclut observation et formulation d’hypothèses régulières. Elle a de surcroît engendré une 23 Contrats retrouvés au département de Chimie, Makerere University, Kampala, en 2019. 24 Sur la complexité des positions des pays africains vis-à-vis de la protection de zones sensibles, cf. Blanc G. L’invention ..., op. cit. 25 Krief S. Chimpanzés, mes frères de la forêt, Paris, Acte Sud, 2019. 26 Site du Fonds français pour l’environnement mondial : https://www.ffem.fr/fr/carte-des-projets/vers-un-nouvel-equilibre-entre la-foret-la-faune-et-les-populations 27 Le Roux M, recherche en cours, InsSciDE ; entretiens avec des responsables industriels. La majorité des acteurs qui ont accepté de s’exprimer demande à rester anonyme. 28 Des robots analysent systématiquement des familles de substances chimiques afin d’isoler une molécule active, de pouvoir la synthétiser en laboratoire et la combiner au hasard avec d’autres molécules des chimiothèques. 29 Potier qualifiait ces pratiques industrielles à grande échelle de « cimetières à médicaments ». | 37| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 explosion de la bioprospection car cette chimie combinatoire requiert sans cesse de nouvelles substances naturelles à cribler pour fabriquer des produits de laboratoire. Dévoyant les principes d’observation du vivant, elle constitue, à terme, une menace pour les milieux naturels fragiles. À la classique discipline de l’ethnobotanique fut préféré le criblage de molécules afin de déterminer leur potentiel actif. Avec la méthode de criblage, nombre de substances naturelles qui ne serait a priori pas ‘intéressantes’ sont abandonnées. En outre, cette technique a pour conséquence la surexploitation des espèces car elle induit une quête continue au détriment du respect des milieux 30. L’ethnobotanique malgré des résultats démontrés – nombre de médicaments majeurs ont été inventés grâce à elle, a été délaissé au profit du criblage31. Cette « pharmacologie de l’extinction », pratiquée par les industriels, est aggravée, en Ouganda, par les investisseurs chinois qui ont moins d’égard pour l’environnement que les entreprises occidentales, qui doivent rendre compte à leurs opinions publiques32. Ce contexte explique l’évolution des stratégies des chercheurs dont les conditions de recherche sont rendues difficiles pour qui respecte « le vivant ». Contribuer à la protection d’espèces menacées est la première étape d'un nouveau militantisme scientifique international pour une gouvernance mondiale des zones sensibles. Ainsi, les rapports des scientifiques comme leurs prises de position publiques font des chercheurs, dont S. Krief, des acteurs de la mobilisation des opinions publiques. Loin d’être isolés, la grande majorité des membres de l’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES)33 sont des chercheurs ; leurs choix influent sur le fonctionnement de leurs communautés. Ils se trouvent dans des positions contradictoires ; ils doivent composer avec les diplomates, les autorités des pays hôtes, les universités, mais aussi trouver des financements complémentaires et, dans certains cas, solliciter le soutien de multinationales tout en en étant vigilants quant à l’exploitation des ressources naturelles. Ainsi, la financiarisation du médicament, leur production erratique et le choix des entreprises de produire les seuls médicaments à forts profits atténuent la légitimité de certains travaux académiques et ravivent les tensions qui ont pu exister jusqu’aux années 1970 parmi les chercheurs académiques entre les tenants et les opposants d’une coopération avec le monde économique. Dès lors, les liens avec la pharmacopée traditionnelle ont été amoindris par l’industrialisation de la bioprospection et la transformation du médicament en produit marchand à haute valeur ajoutée. Pourtant, les chercheurs de terrains sont, avec les populations locales, à même d’exercer une veille environnementale, de dénoncer les surexploitations et de suggérer des nouveaux possibles thérapeutiques. Ils soulignent aussi que ces évolutions induisent des pertes irréversibles de connaissances lorsque les destructions sont brutales (ouest ougandais, forêt amazonienne). Du point de vue de la santé publique34, ils ont démontré qu’en conjuguant ethnobotanique et recherche de pointe, on a produit de nombreux médicaments dont la Navelbine, le Taxol et le Taxotère, qui comme l’aspirine n’auraient pas vu le jour selon les modes actuels de recherche industrielle. 30 Sans cette méthode nombre de médicaments majeurs n’auraient jamais été inventés, cf. Huxtable RJ. The pharmacology of extinction. Journal of Ethnopharmacology, 1992, 37, 37 I-11 ; Potier P, Le Magasin du Bon Dieu, op. cit. 31 cf. Ryan J. Huxtable, “The pharmacology of extinction”, Journal of Ethnopharmacology, 37 (1992) I-11 ; Potier P, Chast F. Le magasin..., op. cit. Selon ce principe, l’aspirine ou la Taxotère n’auraient jamais été découverts. 32 Entretiens Muriel Le Roux/responsables d’entreprises présentes en Ouganda. 33 Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, le « GIEC » de la biodiversité. 34 Ryan J. Huxtable, “The pharmacology of extinction”, ibid. ; P. Potier, op.cit.; S. Krief, op. cit. | 38| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Conclusion La recherche scientifique, la R & D sont des actrices majeures des relations santé -environnement, mais leur positionnement et leur poids ont évolué depuis 50 ans. De centrales, elles sont devenues un élément de la chaîne qui conduit de la recherche fondamentale à la guérison d’un patient. Par l’évocation de possibles, les chercheurs contribuaient à l’orientation de la recherche et de la R & D, jusque dans les années 1990. Aujourd’hui ce sont les conditions de la recherche qui orientent les résultats. La financiarisation de l’industrie pharmaceutique a induit un modèle de recherche capitaliste de recherche et de R & D qui, même pour les États, impose un retour sur investissement, sur un temps court qui n’est pas celui de la recherche fondamentale. Au « modèle ICSN » s’oppose le modèle industriel qui délègue la question de la sélection des molécules à la technique. Mais cette organisation de la recherche et de la R & D n’a pas donné les résultats escomptés ni en nombre de découvertes, ni en termes de profits. Ainsi observe-t-on un désintérêt pour cette chimie des substances naturelles toujours pourvoyeuses de solutions thérapeutiques. Cette évolution explique peut-être les impasses ou les retards thérapeutiques En matière de santé publique ou de protection des espaces sensibles, du point de vue de la science, seule une approche collective et pluridisciplinaire, intégrant tous les types de connaissance et de pratiques disponibles permettra de répondre aux enjeux de l’environnement et aux demandes des patients, les chercheurs restant des passeurs de savoirs. | 39| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Santé environnementale, entreprises et travail Affiche de sécurité éditée par la Commission des moyens audio-visuels de Charbonnages de France pour les Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais, illustration Devin (1960-1970) © Centre Historique Minier (prêt ANMT). | 40| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 LA CHIMIE ET LES ODEURS Pollution et santé : la science au service de l'industrie, 1770-1860 Thomas LE ROUX Chargé de recherche au CNRS, Centre de Recherches Historiques, CNRS/EHESS Résumé Perçues comme nocives et dangereuses pour la santé au XVIIIe siècle, les émanations des ateliers et usines sont réduites et traquées par les polices urbaines avant l'avènement de la révolution industrielle. À ce titre, le charbon de terre est interdit dans la plupart des villes d'Europe (Royaume-Uni excepté), et les mauvaises odeurs sont considérées comme véhicules des miasmes infectieux par une médecine néohippocratique dominante. Cette vision qui appuie une action publique répressive est bouleversée par la révolution chimique de la fin du XVIIIe siècle. Non seulement les chimistes démontrent que les odeurs de putréfactions ne sont pas dangereuses pour la santé, mais ils assimilent les gaz de l'industrie chimique et le soufre contenu dans le charbon de terre à des agents de désinfection. Proches du monde industriel, les hygiénistes s'appuient sur ces recherches scientifiques pour relativiser les impacts sanitaires des nuisances et pollutions industrielles au cours du XIXe siècle. Ils participent ainsi à la légitimité du monde industriel, malgré des voix médicales dissonantes qui alertent sur l'accroissement des risques. Mots-clés : santé, industrie, pollution, science, environnement Abstract Pollution and health: science at the service of industry, 1770-1860 In the 18th century, emanations from workshops and factories were perceived as harmful and dangerous to health, and were reduced and tracked down by the urban police before the advent of the industrial revolution. For this reason, coal was banned in most European cities (except in the United Kingdom), and bad odours were considered as vectors of infectious miasmas by the dominant neohippocratic medicine. This vision, which favored repressive public action, was overturned by the chemical revolution of the late 18th century. Not only did chemists demonstrate that the odors of putrefaction were not dangerous to health, but they assimilated the gases of the chemical industry and the sulfur contained in the coal to disinfecting agents. Close to the industrial world, the hygienists relied on this scientific research to relativize the health impacts of industrial pollution and nuisances during the 19th century. They thus contributed to the legitimacy of the industrial world, despite dissonant medical voices warning of the increasing risks. Keywords: Health, Industry, Pollution, Science, Environment | 41| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Lorsque l’industrialisation commence à imprimer sa marque sur la transformation des sociétés européennes à la fin du XVIIIe siècle, certaines de ses conséquences sur la santé sont très vite interrogées. La pollution, alors qualifiée par les mots « corruption », « insalubrité », ou encore « souillure », est perçue au sein d’un faisceau d’acceptions liant la morale à la médecine. Les nouvelles émanations issues du monde industriel sont-elles des sources de nouvelles maladies, menaçant la « conservation des citoyens », but de toute administration publique éclairée ? Comment ces maladies se diffuseraient-elles et quelles seraient les mesures de prévention ou de désinfection adéquates ? Les diagnostics du monde médical – et de plus en plus des chimistes, meilleurs connaisseurs des processus industriels – apportent non seulement un éclairage sur la causalité des maladies et de leur diffusion, mais sont une pièce essentielle de l’acculturation industrielle de nos sociétés au tournant des années 18001. Face aux nuisances : le primat de la santé publique sur le développement des activités économiques sous l’Ancien Régime Les conceptions médicales des sources des maladies semblent très défavorables au développement industriel au XVIIIe siècle. Le néohippocratisme, qui considère que le milieu de vie est source de bonne santé ou de maladie, est alors dominant et s’oppose aux partisans de la théorie de la contagion – quoique la frontière entre les deux théories soit très perméable2. Même pour des maladies dont on sait depuis longtemps qu’elles sont contagieuses par contact (peste, ophtalmies, syphilis, variole), cette médecine, dite « miasmatique », insiste sur le rôle de l’air, de l’eau et du sol dans la transmission des maladies. Ce regard médical est largement partagé en Europe, en particulier en Italie, Grande-Bretagne et dans les pays germaniques où le lien entre maladies et climats, atmosphères et émanations diverses, ne fait guère de doute3. Tandis que le médecin anglais John Arbuthnot, membre de l’académie savante britannique Royal Society, établit le lien entre la qualité de l’air et la conservation de la santé humaine dans son Essay Concerning the Effects of Air on Human Bodies (1751), le Français Jean-Joseph Menuret de Chambaud remporte un prix de la Société royale de médecine en incriminant les rejets artisanaux dans la propagation des maladies contagieuses (Essai sur l’action de l’air dans les maladies contagieuses, 1781). L’indicateur des émanations considérées comme délétères étant la mauvaise odeur (le « miasme »), les diverses activités artisanales et industrielles manipulant des matières putréfiées ou des produits chimiques sont particulièrement craintes4. De ce fait, en s’appuyant sur une jurisprudence établie, qui mobilise la catégorie juridique de « nuisance », en pays de droit romain comme de common law, les polices urbaines s’attachent à surveiller ces établissements par des mesures préventives et de contrôle, et à leur assigner des places de production loin des lieux habités. Le Traité de la police, écrit par le commissaire parisien Nicolas Delamare au début du XVIIIe siècle, est appliqué dans toute l’Europe continentale ; il contient notamment un chapitre entier sur les régulations environnementales et sanitaires des ateliers et fabriques. Par mesure de santé publique, la répression est sévère, pouvant aller jusqu’à la destruction des installations voire des peines de prison. En cas d’épidémie et « en temps de 1 Le Roux T. Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830. Paris : Albin Michel, 2011. 2 Baldwin P. Contagion and the State in Europe, 1830-1930. Cambridge : Cambridge University Press, 1999. 3 Janković V. Confronting the Climate: British Airs and the Making of Environmental Medicine. New York: Palgrave Macmillan, 2010. 4 Corbin A. Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVII-XIXe siècles. Paris : Aubier, 1982. | 42| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 contagion », il est défendu aux artisans du cuir et des teintures de travailler, tout comme aux maréchaux-ferrants de brûler du charbon de terre, afin de ne pas répandre l’infection. Dans presque tous les cas, les considérations de santé publique priment sur l’économie, car la perturbation des milieux locaux est une menace pour la survie des communautés, dont l’existence est précaire. Par exemple, si l’eau des nappes souterraines des lieux d’habitation est souillée et impropre à la consommation, et en l’absence de système d’approvisionnement d’eau à partir de sources lointaines, ce qui est le cas quasi général avant les années 1820, la population est alors en danger immédiat. Ceci explique, en dehors même des très fortes incertitudes médicales, l’extrême sévérité de l’action publique à l’encontre de toute activité susceptible d’affecter les milieux de vie. La purification de l’air et la transformation radicale de la définition de l’innocuité par les chimistes, fin XVIIIe -début XIXe siècle L’expertise acide Or, entre 1770 et 1830, un retournement de perspective spectaculaire se produit : d’agressives, les vapeurs acides deviennent salutaires, tandis que les fumées du charbon sont parfois vues comme désinfectantes par le soufre qu’elles contiennent, et que la putréfaction n’est plus considérée comme source de miasmes mortifères. L’élan décisif vers cette redéfinition de l’innocuité, quoique contestée et sujette à de multiples controverses, est donné par de grands chimistes qui ont eu une formation médicale initiale : Antoine-François Fourcroy, Jean-Antoine Chaptal ou encore Claude-Louis Berthollet. Ces trois grands savants, ont successivement abandonné leur pratique médicale pour se consacrer à la chimie fondamentale et à ses applications industrielles. Chacun d’eux finit par diriger une entreprise de produits chimiques tout en étant administrateurs de la fonction publique, notamment au ministère de l’Intérieur ou au Conseil d’État. Au sein de ce milieu qui gravite autour du grand scientifique Antoine Lavoisier, fondateur de la chimie moderne, Louis-Bernard Guyton de Morveau amorce le changement de paradigme. Chimiste autodidacte de Bourgogne, entrepreneur et habile vulgarisateur, il réalise, à la demande de l’évêque de Dijon, une fumigation d’acide chlorhydrique dans la cathédrale de cette ville, en 1773, pour supprimer les mauvaises odeurs provenant des cadavres en décomposition des caveaux funéraires. L’expérience est spectaculaire car l’odeur disparaît entièrement. Considérée comme une victoire sur l’infection putride, elle connaît un immense retentissement. Dès l’année suivante, des fumigations acides sont prescrites pour combattre les épizooties, purifier l’air des hôpitaux, navires et prisons en France comme en Angleterre, ou lutter contre la fièvre jaune en Espagne. En 1801, devenu académicien et grand notable du Consulat, Guyton publie un Traité des moyens de désinfecter l’air, de prévenir la contagion et d’en Louis-Bernard Guyton-Morveau (1737-1816). Portrait publié dans Paris médical : la semaine du clinicien. 1926, 60. BIU Santé | 43| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 arrêter le progrès, dans lequel il s’attache à démontrer la supériorité de ses méthodes de désinfection. Chaptal, alors ministre de l’Intérieur, s’empresse de le distribuer aux préfectures5. Cette croisade pour la purification de l’air ne bouleverse pas fondamentalement les frontières entre contagionistes et anti-contagionistes dans le monde médical, mais il modifie le diagnostic sur les causes des maladies et de leur diffusion : le monde industriel suspecté de propager un air insalubre est dorénavant perçu par les élites scientifiques comme un moyen d’améliorer la qualité de l’air. De fait, sur le terrain, les polices urbaines se trouvent confrontées à la nouvelle et inédite expertise des chimistes, de plus en plus mandatés pour réaliser des évaluations sur la salubrité industrielle dans des affaires où les industriels sont accusés de pollution. Leur expertise est généralement contradictoire avec la jurisprudence et elle contrarie les régulations de la police de proximité. Au plus fort des conflits opposant les fabriques de produits chimiques à leur voisinage et aux polices locales, le Conseil d’État intervient alors pour introduire un droit dérogatoire permettant à ces manufactures de fonctionner, notamment celles qui fabriquent de l’acide sulfurique. L’étape suivante est franchie en 1804 et 1809, lorsque les chimistes Chaptal, Guyton de Morveau, Fourcroy, Nicolas Deyeux et Louis-Nicolas Vauquelin remettent à l’Académie des sciences un rapport sur les établissements industriels qui dégagent une mauvaise odeur, dans lequel ils absolvent l’industrie chimique de sa nocuité. Ces rapports préparent la loi de 1810 sur les pollutions qui donne les coudées franches au développement industriel. Le Conseil de salubrité de Paris, mis en place par Chaptal en 1802, et surtout actif après 1806, se charge de diffuser les nouvelles théories. Ainsi, lorsque l’industrie de la soude artificielle prend son essor après 1809, avec ses dégagements d’acide chlorhydrique non condensé, il préconise de localiser ces usines près des lieux de putréfaction (décharges d’excréments, ateliers de matières organiques) pour purifier l’air. Ces conceptions s’accordent opportunément avec l’économie politique industrialiste de l’époque, tout comme avec le développement du commerce international, puisque la désinfection acide permet de traiter hommes et marchandises et donc de réduire les quarantaines en détruisant potentiellement les germes de la contagion. Du soufre et du chlore contre les mauvaises odeurs Parallèlement, le Conseil de salubrité affirme que les fumées du charbon de terre ne sont pas aussi nocives que présumées. Elles contiennent certes du soufre, mais celui-ci est utilisé comme principe actif dans les cures de maladies respiratoires. À ce titre, certains conseillent même de passer du temps à proximité des fabriques de produits chimiques durant les épisodes de choléra pour en prévenir la contagion. Bien plus, les commissaires du Conseil finissent par démontrer que les matières en putréfaction et les fabriques manipulant des matières animales, alors encore perçues comme des « foyers de contagion6 », sont moins dangereuses que supposées. En observant les fièvres intermittentes entre 1807 et 1812, ils en attribuent les causes aux marais et aux eaux stagnantes plutôt qu’aux fabriques de cuir, de colle forte ou de suifs, particulièrement puantes. À propos de ces dernières, le vétérinaire Jean-Baptiste Huzard, membre du Conseil de salubrité, écrit en 1812 que les vapeurs qui émanent des fondoirs « non seulement [...] ne sont pas malsaines, mais au contraire [...] engraissent ceux qui vivent au milieu d’elles, et on les avait même regardées comme efficaces pour la guérison de la phtisie pulmonaire7 ». En 1818, le médecin Charles Marc, futur président de l’Académie de médecine, apporte une démonstration décisive à propos d’une boyauderie8 accusée par les habitants d’Asnières de provoquer une épidémie d’ophtalmie. Marc réfute l’argument, pointant plutôt 5 Le Roux T. Du bienfait des acides. Guyton de Morveau et le grand basculement de l’expertise sanitaire et environnementale (1773-1809). Annales Historiques de la Révolution française, 2016, 383, 1 : 153-75. 6 Archives nationales, F1cIII Seine 20, Tableau de la situation des communes rurales du Département de la Seine, rédigé d’après les réponses des maires et adjoints, à la circulaire du 16 brumaire an IX. 7 Archives de la Préfecture de police, Rapport du Conseil de salubrité, 28 janvier 1812. 8 Boyauderie : établissement dans lequel sont fabriqués des cordes d’instruments de musique et des peaux de saucissons avec les boyaux des bêtes de boucherie. | 44| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 l’humidité des habitations, ce qui est confirmé par la disparition de la maladie l’année suivante alors que la fabrique déverse toujours ses mauvaises odeurs sur la localité. Ainsi, même les ateliers malodorants tels que les tanneries ou les corroieries, qui transforment les peaux des bêtes, trouvent place au sein des cités. Dans les années 1820, le Conseil de salubrité ajoute à la panoplie des agents de désinfection les produits chlorés, au moins pour supprimer les odeurs incommodes (quoiqu’elles ne soient plus considérées comme insalubres). Dans une boyauderie de Clichy, le pharmacien Antoine- Germain Labarraque, membre du Conseil, plonge les matières dans un bain de chlorure de chaux, ce qui fait disparaître les odeurs sur-le-champ. Après 1823, l’engouement pour ce produit est encouragé par la Préfecture de police. Produit de la modernité hygiéniste, il est aussi intimement lié à l’industrie chimique, puisque sa production résulte de ses sous-produits. Des étiologies de l’environnement aux inégalités sociales La question sociale Un basculement important s’opère alors au sein de la médecine infectionniste, qui considère le milieu régnant comme source potentielle de maladies : non seulement l’industrie n’est pas nocive, mais elle peut même devenir dans certains cas un excellent préservatif des contagions, de même que nombre de produits chimiques qui en sont issus. Parallèlement, les facteurs de l’espérance de vie sont réévalués grâce à l’outil statistique par des médecins qui fondent véritablement l’hygiénisme du XIXe siècle. Au premier chef, c’est le médecin militaire et réformateur social Louis-René Villermé qui, par son étude de l’espérance de vie des habitants de plusieurs rues parisiennes, montre que les conditions sociales et en premier lieu la misère et l’immoralité des classes populaires ont un impact bien plus important sur la santé humaine que les facteurs environnementaux ou encore les conditions de travail dans les usines9. Malgré les débats qu’elle suscite, la théorie de l’inégalité sociale devant la mort et la maladie s’impose. Elle porte les revendications pour la hausse des salaires et la baisse de la durée du travail (notamment des enfants), mais sans remettre en question l’organisation du travail et son influence sur la santé. Le passage de la topographie médicale à l’enquête hygiéniste, c’est-à-dire, dans ce cas, le basculement des étiologies de l’environnement vers la question sociale, permet de renforcer le lien entre industrie et progrès sanitaire, puisque les facteurs sociaux de la vie quotidienne constituent désormais le fondement de la santé, et que ces facteurs sont supposés s’améliorer avec le développement industriel. Les ouvriers deviennent en quelque sorte responsables de leur misère et de leur santé déplorable : dans sa célèbre enquête sur l’industrie textile, commandée par l’Académie des sciences morales et politiques, Villermé observe ainsi que « les ateliers ne sont point exposés à ces prétendues causes d’insalubrité10 ». Le mouvement hygiéniste acquis à l’industrie Cette nouvelle étiologie exerce par la suite une grande influence en Europe. En effet, dans les années 1830, la communauté des hygiénistes vient de se structurer en France autour des Annales d’hygiène publique et de médecine légale (AHPML), une revue qui acquiert, par sa régularité et le prestige de ses membres, une influence considérable en Europe, faisant de l’Hexagone son poste avancé avant que la discipline ne s’internationalise11. Sur le plan opérationnel, l’hygiène publique y est aux mains 9 Coleman W. Death Is a Social Disease: Public Health and Political Economy in Early Industrial France. Winconsin: University of Wisconsin Press, 1982. 10 Villermé L-R. Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Paris, 1840, chap. 7. 11 La Berge A-F. Mission and Method: The Early Nineteenth-Century French Public Health Movement. Cambridge: Cambridge University Press, 1992. | 45| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 des Conseils de salubrité, renommés Conseils d’hygiène et de salubrité publique en 1848, et dès lors établis à l’échelon départemental auprès du préfet. Ils ont la charge de conduire les dossiers d’enquête des ateliers et fabriques polluants, ainsi que leur surveillance. Celui de Paris, héritier des plus hautes instances académiques, et qui compte en son sein les médecins Alexandre Parent-Duchâtelet, Villermé, Étienne Pariset mais aussi les industriels Jean-Pierre Darcet ou Anselme Payen, et dont les membres composent la moitié de ceux des AHPML, domine véritablement l’architecture de l’hygiène publique en France12. Les hygiénistes influencent les politiques sanitaires en Europe : par exemple, en Angleterre, le réformateur Edwin Chadwick, ancien secrétaire de Jeremy Bentham, écrit en 1842 son Report on the Sanitary Condition of the Labouring Population, inspiré des travaux des hygiénistes français et qui est à la base de la création du General Board of Health (1848), qu’il parvient à imposer au gouvernement britannique, et surtout aux instances sanitaires locales13. Tous ces hygiénistes sont acquis au développement industriel et accompagnent de leurs préconisations – qui permettent d’amortir la violence de ce nouveau monde – l’avènement de la société industrielle. Contre un monde industriel toxique : des médecins dissidents et non académiques Pour autant, le modèle néohippocratique rattachant les maladies aux miasmes et aux environnements reste puissant – Chadwick lui-même y restant attaché – le choléra de 1832 qui frappe le continent européen contribue d’ailleurs à le réactiver un temps. À Manchester, face à l’inquiétude provoquée par fumées industrielles dans les années 1840, les médecins lancent rapidement des enquêtes. Les mouvements contre les fumées qui associent souvent des médecins et des habitants utilisent d’ailleurs les données statistiques disponibles pour corréler la hausse de la pollution et celle des maladies respiratoires. En 1866, le chef du bureau médical de Manchester, John Leigh, assure que la surmortalité observée dans la ville est due à son « atmosphère viciée14 ». Contre des expertises purement chimiques, d’autres formes de savoirs émergent. Ainsi, dans une optique plus épidémiologique, de nombreux témoignages de l’âge victorien mettent en cause la pollution de l’air dans le développement des maladies respiratoires, du rachitisme, mais aussi de certaines pathologies mentales. Quoique ces affirmations, difficiles à prouver, soient généralement repoussées par les industriels et les autorités soucieuses de ne pas freiner la marche du progrès industriel, les arguments mettant en garde contre les dangers des fumées se déploient. Elles sont du reste plus le fait de médecins praticiens plutôt que de savants ; et ces premiers soutiennent bien souvent les craintes et contestations de voisins vis-à-vis des émanations industrielles, au grand désarroi de Parent-Duchâtelet. Mais il s’agit aussi parfois de médecins ayant eu une carrière plus qu’honorable. Ainsi, François-Emmanuel Fodéré, médecin à Marseille puis professeur à l’École de médecine de Strasbourg, publie le premier Traité d’hygiène publique en 1813, en six volumes encyclopédiques dans lesquels il affirme la toxicité du nouveau monde industriel. Premier théoricien des pluies acides, il condamne la nouvelle régulation et s’en prend avec vigueur aux pollutions industrielles et aux agents chimiques, « destructeurs de tous les êtres organisés, vivants ou non ». Il critique fortement les procédures du Conseil de salubrité, ses méthodes et ses conclusions, ainsi que la soumission de la santé publique aux impératifs de l’industrialisation15. De même, en Espagne, le médecin Juan Manuel de Aréjula, partisan au départ des fumigations guytonniennes, fait volte-face et considère finalement que les gaz acides sont « plus nuisibles que profitables ». Haute autorité scientifique, puisqu’il préside en 1811 la Cour suprême de 12 Le Roux T. Hygiénisme. In Mbongo P, Hervouët F, Santulli C dir. Dictionnaire encyclopédique de l’État. Paris: Berger-Levrault, 2014 : 517-21. 13 Hamlin C. Public Health and Social Justice in the Age of Chadwick, 1800–1854. Cambridge: Cambridge University Press, 1998. 14 Mosley S. The Chimney of the World: A History of Smoke Pollution in Victorian and Edwardian Manchester. Cambridge: White Horse Press, 2001. 15 Le Roux T. Face aux nuisances. Fodéré, l’industrialisation et l’hygiène publique. In Porret M dir. Faire parler les corps. François- Emmanuel Fodéré à la genèse de la médecine légale moderne. Rennes : PUR, 2021 : 205-21. | 46| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 santé publique, il est mis à l’écart par ses collègues et le pouvoir politique après son revirement16. Car bien souvent, les oppositions sont réduites au silence, et ces médecins sont marginalisés dans leur carrière. C’est le cas par exemple du médecin François-Vincent Raspail, ardent républicain hostile à l’académisme des savants, qui ne cesse, de 1845 à sa mort en 1878, de s’insurger contre les poisons industriels et les « maudites usines17 ». À la fin du XIXe siècle, de nombreux médecins et biologistes dénoncent plus explicitement les dangers des fumées pour la santé humaine. En Angleterre, Albert Rollo Russell met en cause, dans son livre London Fogs (1880), la responsabilité des fumées dans la forte mortalité urbaine et les nombreux maux qui frappent la capitale britannique, et les médecins parisiens évoquent fréquemment le spectre des brouillards de Manchester et de Londres. Quelques années plus tard, en France, des enquêtes sont lancées pour mesurer le degré de pollution de l’air à Paris, inaugurant par ailleurs l’emploi du mot « pollution » dans les écrits des chimistes à propos de l’atmosphère18. Conclusion En clamant l’innocuité de l’industrie, l’hygiénisme a fini par en permettre le développement qui, sous couvert de modernité, a abouti à de nouvelles formes de contaminations dans les deux cents ans qui ont suivi. Ainsi, la science a contribué à acclimater la pollution dans la première phase de l’industrialisation, car elle a érigé l’industrie en alliée du progrès et de la prospérité. La révolution pasteurienne, par la mise en évidence des microbes dans plusieurs phénomènes de contagion, ne change pas la donne, car elle s’inscrit dans l’érection d’une science conquérante au service de l’industrie19. 16 Belmar A-G, Bertomeu-Sánchez J-R. L’Espagne fumigée. Consensus et silences autour des fumigations d’acides minéraux en Espagne (1770-1804). Annales historiques de la Révolution française, 2016, 383, 1: 177-202. 17 Le Roux T. Contre les poisons industriels. La voix dissonante de Raspail. In Barbier J, Frobert L dir. Une imagination républicaine. François-Vincent Raspail (1794-1878). Besançon : Presses universitaires de Franche-Comté, 2017: 131-55. 18 Jarrige F, Le Roux T. La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel. Paris : Le Seuil, 2017, Point Seuil, Poche 2020. 19 Carnino G. L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel. Paris : Le Seuil, 2015. | 47| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 TRAVAIL ET SATURNISME Connaître et reconnaître la toxicité de l’environnement de travail : perspectives historiques Judith RAINHORN Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CHS, Maison française d’Oxford Résumé L’industrialisation a accru des risques préexistants et introduit des risques nouveaux dans l’activité professionnelle, notamment en raison de la mécanisation et de l’usage de plus en plus fréquent de produits chimiques dangereux dans les procédés de travail. Parallèlement, le XIXe siècle a vu s’élaborer des savoirs scientifiques et médicaux au sujet de l’usage de produits toxiques qui n’ont pourtant pas rendu évidente l’identification et la reconnaissance légale des pathologies liées à l’environnement de travail : nombreux sont les facteurs d’invisibilité qui expliquent une prise en charge lente et tardive des maladies professionnelles. La loi française du 25 octobre 1919 pose les fondements d’une reconnaissance légale qui, cependant, s’apparente plutôt à une sous-reconnaissance des pathologies du travail. Mots-clés : travail, maladies professionnelles, industrie, saturnisme, reconnaissance légale Abstract Knowing and recognizing the toxicity of the occupational environment: historical perspectives The process of industrialisation has increased pre-existing risks and introduced new risks into occupational activity, particularly due to the growing mechanisation and use of hazardous chemicals in work processes. At the same time, the 19th century saw the development of scientific and medical knowledge about the use of toxic products, which did not, however, make the identification and legal recognition of work-related pathologies obvious: many factors of invisibility explain the slow and late recognition of occupational diseases. The French law of 25 October 1919 laid the foundations for legal compensation, which, however, was more akin to an under-recognition of work-related pathologies. Keywords: Labour, Occupational Diseases, Industry, Lead Poisoning, Workmen’s Compensation Law | 48| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Historiens et historiennes des sociétés industrielles ont rencontré à l’envi, de fonds d’archives en lectures, ces chapeliers saoulés par les vapeurs du mercure utilisé pour détacher les poils des peaux lapin et fabriquer le feutre, ces ouvrières des fabriques d’allumettes dont les os de la mâchoire se nécrosent sous l’effet des émanations de phosphore, ces ouvriers cérusiers fabriquant le « blanc de plomb » destiné aux peintures en bâtiment, ces peintres eux-mêmes s’effondrant dans des coliques atroces après quelques semaines de travail : c’est une pénible litanie des corps souffrants par le travail, à l’évidence bien antérieure au processus d’industrialisation. En effet, ce dernier, amorcé au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, n’a pas inventé, loin s’en faut, le risque au travail, mais il a incontestablement exacerbé des risques préexistants et, dans le même temps, introduit des risques nouveaux, largement liés à la mécanisation croissante du travail d’une part, à l’utilisation de plus en plus massive de produits chimiques dangereux dans les procédés industriels d’autre part. L'histoire des maux du travail dans le monde industriel est donc une réalité objectivable, même si sa visibilité est en partie conditionnée par sa perceptibilité, c’est-à-dire par la construction sociohistorique de l'indignation sociale1 : l’impatience et la colère contre ce qui est conçu comme intolérable, à savoir tomber malade voire mourir de son travail ou, comme on l'a plus récemment formulé, perdre sa vie à la gagner, sont à la fois une conséquence et une condition de la perception des risques professionnels par les contemporains, perception à partir de laquelle peut s’édifier une cause sociale et politique. Ainsi, il convient de placer son propos à distance d’illusoires élaborations statistiques sur les malades et leurs pathologies au XIXe siècle, à l’heure où les chiffres manquent et les catégories sont instables ; à distance également du récit irénique de l’amélioration des conditions sanitaires de travail par l'intervention croissante des États en matière de protection sociale, malgré les indiscutables progrès de la médecine aux XIXe et XXe siècles, qui ont permis une perception plus fine des maux du travail et leur reconnaissance croissante. Le contexte de mon propos se situe donc dans une relecture critique de la construction historique de l’hygiénisme et de la santé publique. L’historien de la santé Jacques Léonard imputait — c’était en 1981 — la pérennité de la souffrance au travail à « l’épais coussin de l’indifférence bourgeoise »2 : sans négliger celui-ci, qui a très certainement une part de responsabilité dans le voile d’opacité qui a recouvert les maux du travail à l’ère industrielle, on peut mettre au jour d’autres déterminants historiques de l’inégalité des vies au travail et de la perception inégale de la valeur des vies humaines. Dans une perspective de recherche qui puise à l’histoire sociale, à l’histoire des savoirs et aux Science and Technology Studies (STS), ma contribution propose donc une réflexion, à partir de quelques exemples emblématiques, sur les facteurs de visibilité et d’invisibilité des corps souffrants au travail depuis le XIXe siècle : dévoiler le « régime de perceptibilité »3 de la maladie et de la mort dans le monde industriel, pour éclairer l’imbrication des chronologies, la non-linéarité du récit historique, et faire cheminer de concert l’histoire des savoirs 1 Bourdelais P, Fassin D. Les constructions de l'intolérable. Études d'anthropologie et d'histoire sur les frontières de l'espace moral. Paris : La Découverte, 1999. 2 Léonard J. La médecine entre les savoirs et les pouvoirs. Histoire intellectuelle et politique de la médecine française au XIXe siècle. Paris : Aubier, 1981. 3 L’expression « régime de perceptibilité » est due à l’historienne canadienne Michelle Murphy dans Sick Building Syndrome and the Problem of Uncertainty. Environmental Politics, Technoscience and Women Workers. Durham: Duke University Press, 2006. | 49| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 scientifiques et médicaux, des conditions matérielles de travail et de leurs perceptions par les acteurs de mobilisations sociales4. De la déploration à la désignation Un savoir descriptif La déploration de la souffrance des corps accompagne précocement la description des conditions de travail dans des contextes industriels variés. L’Allemand Stockhausen dans les mines de plomb du Harz au XVIIe siècle, l’italien Ramazzini parmi les artisans et petits métiers en 1700, le français Pâtissier et l’Anglais Thackrah dans le premier tiers du XIXe siècle, et quelques autres encore, ont élaboré un savoir descriptif des maux du travail, qui observe et consigne l’ensemble des signes visibles des pathologies qu’il attribue à l’activité professionnelle, en mobilisant un savoir toxicologique rudimentaire. On assiste donc d’abord à la naissance de la maladie comme conséquence d’un métier, dans une relation quasi mécanique qui met en évidence des liens de causalité entre une exposition à un geste répété ou à un toxique d’une part, des signes pathologiques systématiques d’autre part. Cette conception étiologique étroite aboutit à l’attribution quasi systématique d’une pathologie à un type de métier qui se traduit dans la langue savante comme dans la langue commune : la colique des potiers, l’anémie des broyeurs de couleurs, l’hydrargyrisme des coupeurs de poils, plus tard la nécrose phosphorée des allumettières ou le nystagmus du mineur, sont issus d’une conception héritée de l’époque moderne qui a cependant très largement perduré au XIXe, voire au XXe siècle. Tout en définissant les premières catégories nosographiques des maux du travail, ces dénominations constituent paradoxalement une première forme d’invisibilisation, en excluant du champ d’observation les travailleurs et travailleuses qui ne correspondent pas simultanément aux deux catégories : comment, en effet, attribuer ladite « colique des potiers » (qui n’est autre qu’une colique saturnine) à un ouvrier peintre, à un tailleur de pierres précieuses ou à une compositrice en typographie ? Ils souffrent pourtant tous effectivement du même mal, le premier à cause des émaux de plomb qu’il a appliqués, le second à cause du carbonate de plomb qu’il mêle à sa peinture ; le troisième à cause des poussières échappées de la meule de plomb qu’il utilise pour tailler les pierres dont il fera des bijoux ; la dernière pour avoir ingéré les résidus de plomb recouvrant les lettrines qu’elle porte à la bouche pour composer les ouvrages. La séparation hermétique entre des dénominations étiologiques variées qui, pourtant, renvoient à des tableaux symptomatiques identiques, rend durablement invisibles les vies amputées des artisans et ouvriers. Des corps occultés Le savoir clinique du premier XIXe siècle est donc un savoir en miettes, qui décrit à une échelle microscopique et désincarnée des faits qu’il déplore. De ce modèle, le corps ouvrier est largement absent, réduit à la condition de siège, de cadre des signes pathologiques décrits. Représenté, le corps est lui-même en miettes, en morceaux, comme celui des ouvriers et ouvrières en fleurs artificielles manipulant arsenic et autres substances toxiques, qui souffrent de graves lésions dermatologiques, amplement décrites au milieu du XIXe siècle (Fig. 1). Pas de lien entre ce tableau symptomatique et la vie qui l’héberge : le malade est un fantôme, un corps naturalisé et fragmenté soumis à des procédés chimiques ou mécaniques décrits comme nocifs. Voir par exemple Rainhorn J, Blanc de Plomb. Histoire d’un poison légal. Paris : Presses de Sciences Po, 2019. | 50| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Fig. 2 Atelier de broyage de l’usine de céruse Veuve-Pérus à Lille, 1885. In Turgan J. Usine de céruse Perus et Cie. Les grandes usines : revue périodique des arts industriels, XVI, Paris, Calmann-Lévy, 1885 : 7. Fig. 1. Lésions dermatologiques produites par l’arsenic sur les ouvriers et ouvrières dans la fabrication des fleurs artificielles, 1859. Chromolithographies In Dr Vernois. Mémoire sur les accidents produits par l’emploi des verts arsenicaux chez les ouvriers fleuristes en général, et chez les apprêteurs d’étoffes pour fleurs artificielles en particulier. Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1859, 2e série, XII : 319-49. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, plutôt que les corps au travail, on représente volontiers l’appareil ou l’outil industriel : la description d’usine ou d’atelier devient même un topos de la littérature industrielle. On s’emploie à décrire en détail les procédés industriels et leurs machines perfectionnées, en oubliant souvent les corps de ceux et celles qui les actionnent. C’est le cas, par exemple, à la fabrique de céruse de la Veuve-Perus à Lille, dont les corps au travail sont absents : cette gravure de 1885 (Fig. 2) représente l’atelier de broyage de l’usine de blanc de plomb, en pratique envahi de nuages de poussières de plomb inhalés par des dizaines d’ouvriers affairés, figuré ici comme une vaste salle aérée et propre où déambulent quelques individus dans un parfait ordonnancement de cuves et de rouages, justifiant le caractère indispensable de ces procédés à l’économie et à la prospérité nationales. Observer les maux du travail, donc, sur des armées de corps invisibles, demeure pourtant la condition sine qua non de leur connaissance. | 51| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 De la difficile mesure aux savoirs assemblés L’épidémie silencieuse des maladies du travail La transformation de ce savoir en miettes en savoir construit, au cours du XIXe siècle, n’empêche pas le maintien de nombreux obstacles à la mesure de la souffrance des corps ouvriers. L’accident dans l’espace laborieux fait l’objet d’un certain nombre d’alertes, qu’elles émanent des ouvriers eux-mêmes ou d’associations patronales qui s’effraient du risque accidentel : mains broyées dans les engrenages de machines, chevelures des femmes arrachées par les mécanismes des machines à tisser, jusqu’aux catastrophes minières et à leurs brutales cohortes de morts, les accidents « bénéficient » du caractère soudain et souvent spectaculaire de leur survenue, qui leur offre une brève mais réelle visibilité. À l’échelle micro, parce qu’il constitue un point de rupture dans le déroulement de la journée de travail à l’atelier : on arrête la machine, on crie devant le désastre, on évacue le blessé ; à l’échelle macro également, tels les 1099 morts du coup de grisou des mines de Courrières en 1906, le plus meurtrier des accidents industriels de l’histoire nationale, qui suscitent de très nombreuses représentations doloristes qui accompagnent et illustrent le deuil national (Fig. 3). Fig. 3. La catastrophe des mines de Courrières. Bénédiction de la fosse commune. Carte postale, 1906. Rien de tel, en revanche, pour cette immense épidémie silencieuse de la maladie professionnelle, beaucoup plus meurtrière sur le temps long, mais qui n’entrave pas pour de manière aussi visible le déroulement de la machine industrielle — pensons, en regard avec Courrières, à l’épidémie de silicose qui frappe des bataillons des mêmes mineurs du bassin charbonnier, ou d’autres affections ailleurs : que représenter, comment dire la maladie du travail, la lente déréliction des corps, l’usure invisible et pourtant si prégnante, la vieillesse survenue avant l’heure, l’intoxication des organes internes, des poumons aux reins au système nerveux ? Dans un monde où l’espérance de vie de la population générale est réduite (50 ans environ en 1900), plus réduite encore au sein des classes populaires, on peine à distinguer et à démontrer la mort lente, c’est-à-dire l’atteinte des corps par les gestes répétés, | 52| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 les toxiques, l’air vicié et l’atmosphère empuantie et empoussiérés des ateliers. La mort lente, c’est aussi la survenue des signes de la maladie dans une temporalité qui interdit parfois toute corrélation directe entre les conditions du travail industriel et la survenue des symptômes : dans un monde industriel marqué, à l’évidence au XIXe siècle et jusque dans l’entre-deux-guerres, par une intense mobilité de la main-d’oeuvre, où l’on s’emploie à la journée, à la semaine, où l’on est congédié sans préavis, où l’on s’emploie sans qualification un jour sur un chantier de construction ferroviaire, le lendemain dans une verrerie, les maladies migrent avec ceux et celles qui les hébergent et le rythme de la survenue des pathologies rend malaisée la traque des facteurs qui affectent la santé humaine. Ainsi, la maladie, difficile à caractériser, tapie dans l’ombre, est le parent pauvre de la description des classes laborieuses qui fait pourtant l’objet de quantité d’enquêtes dès les années 1830-40, enquêtes qui s’affirment pendant un siècle au moins comme un mode de connaissance majeur des transformations qui affectent l’économie et la société5 : qu’elles se penchent sur les mines de mercure d'Almaden en Castille, sur la fabrication de la céramique dans le Staffordshire ou sur les ouvriers d’Europe en coton, laine et soie, telle la fameuse étude comparative menée sous la houlette de Villermé en 1840, ces enquêtes révèlent entre les lignes le désastre sanitaire qui touche le monde artisanal et industriel. Elles sont cependant largement empreintes d'un fatalisme généralisé face à la maladie et à la mort au travail. Les malades y sont généralement traités en foules anonymes, naturalisés dans une dénomination générique et globalisante (« l’ouvrier »), dans un contexte où l’immense majorité de ceux qui s’expriment le fait pour chanter les louanges du progrès industriel et technique. Diversité des facteurs d’invisibilité Rares sont en effet les observateurs qui ont l'intuition que les enquêtes offrent de la réalité une image déformée : dans les années 1830, le médecin de Leeds Charles Thackrah constate ainsi que, si le secteur textile anglais ne présente pas une mortalité ouvrière massive, c'est que la plupart des fileurs de coton, usés par la dureté du travail, vont mourir dans un autre métier, souvent un emploi dégradé et sans qualification, garçon de courses ou vendeur sur les marchés, qui échappent à la statistique industrielle. De même, ceux qui cherchent à prendre la mesure de l’épidémie de saturnisme professionnel viennent-ils dénombrer les ouvriers malades dans les fabriques d’allumettes ou les céruseries de Lille, de Milan ou de Newcastle, où on les trouve rarement, tant le turn-over de la main- d’oeuvre est intense. On ne les trouve pas davantage à l’hôpital, car le manoeuvre fuit l’hôpital, craignant de ne plus en ressortir ; l’ouvrier qualifié le fuit également, pour échapper au stigmate et à l’opprobre social, préférant s’adresser à la médecine de ville, aux dispensaires syndicaux ou aux consultations de jour de l’Assistance publique, qui ne tiennent aucun compte des pathologies qu’ils rencontrent avant que le saturnisme en 1902 et, bientôt, d’autres affections, deviennent des pathologies à déclaration obligatoire. Le processus de construction des savoirs sur les maux du travail se heurte ainsi à l’identification et à la mesure des pathologies directement et exclusivement imputables à l’activité professionnelle. En effet, les facteurs de l’invisibilité des maladies professionnelles sont multiples. Aux difficultés d’identification déjà évoquées s’ajoutent les pratiques de consignation des pathologies qui, bien souvent, rendent opaques les raisons du décès des travailleurs. Dans les rapports d’hospitalisation comme sur les certificats de décès, le médecin porte l’affection spécifique dont souffre ou meurt le patient, négligeant souvent la cause première de l’affection : ainsi, on meurt rarement officiellement de saturnisme, mais on meurt par dégénérescence cardio-vasculaire, lésions du rein ou encéphalopathie, toutes à l’évidence liées à l’intoxication par le plomb, dont il n’est cependant pas fait mention dans le certificat de décès. Pas de thermomètre, pas de fièvre : les contemporains, comme les historiens, peinent pour cette raison à prendre la mesure de l’hécatombe des maladies professionnelles. Geerkens E et al dir. Les enquêtes ouvrières dans l'Europe contemporaine. Paris : La Découverte, 2019. | 53| Fig. 4. « Mais non, le blanc de céruse n’est pas dangereux : il suffit de mettre un masque ». Dessin de B Naudin. L’Assiette au beurre, 210, 8 avril 1905. LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 À l’ensemble de ces critères d’invisibilité des malades du travail s’ajoute enfin le critère du sexe, élément supplémentaire d’opacité dans le monde industriel. En 1896, le jeune gynécologue Justin Balland visite des ateliers de composition typographique à Paris. Frappé par l’atmosphère chargée de plomb, il relate dans un rapport circonstancié la triste litanie des parcours maternels, fragments de biographies féminines amputées par ces grossesses réitérées et ces deuils d’enfants à répétition. Le caractère reprotoxique et tératogène6 du plomb est identifié à l’aube du XXe siècle, lorsque l’angoisse populationniste saisit la nation française : face à l’opulente et féconde nation allemande, prête à aligner des bataillons de jeunes hommes sur le champ de bataille de la Revanche, la France fait figure de peuple en déclin démographique. La perception de ce danger national joue alors, conjoncturellement, dans la mise en visibilité de la toxicité du plomb au travail et, plus généralement, des empoisonnements industriels, faisant se rencontrer des mobilisations idéologiquement opposées et a priori fort éloignées, celle de la nébuleuse ouvriériste d’une part, celle de la droite nationaliste et populationniste d’autre part, qui encouragent la suppression des toxiques dans l’espace laborieux. De la reconnaissance à l’invisibilisation légale Gérer le risque La troisième scansion de l’histoire des corps meurtris par le travail industriel, celui de la reconnaissance, n’est cependant qu’un happy end en trompe-l’oeil. En premier lieu, la doctrine hygiéniste, qui s’impose dans la seconde moitié du XIXe siècle, embrasse la globalité de l’environnement des hommes et des femmes au travail, y compris les facteurs étrangers au travail (le logement, l’alimentation, les conditions d’existence, etc.). Par-là, elle relativise dans une certaine mesure l’importance des facteurs pathogènes directement liés au travail, quitte à les faire disparaître derrière le rideau des « moeurs ouvrières », de la négligence, voire de l’inconduite attribuées aux classes populaires. Le constat des fausses couches répétées des ouvrières manipulant le plomb conduit même certains observateurs des céruseries anglaises à accuser les jeunes ouvrières aux moeurs légères de s’embaucher avec l’intention se débarrasser à bon compte d’une grossesse indésirable. Plutôt que de remettre en cause produits et procédés dangereux, on érige la responsabilité individuelle en politique sanitaire, incitant les ouvriers à adopter ce que l’on pourrait appeler, en assumant l’anachronisme, des gestes barrières, qui tiennent lieu de toute politique de prévention : ainsi, pour se prémunir contre l’exposition aux poisons professionnels, il suffirait de se laver Est considéré comme reprotoxique un produit chimique pouvant altérer la fertilité masculine ou féminine, ainsi que le développement de l’enfant à naître ; est considéré comme tératogène une substance susceptible de causer des anomalies congénitales sur un embryon ou un foetus. | 54| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 fréquemment les mains, de garder les ongles courts, d’éviter toute blessure pouvant constituer une porte d’entrée du toxique ou, tout simplement, de porter un masque, comme le dit l’ironie macabre de cette proposition qui montre la mort en train de faire son oeuvre par le masque de mort que porte l’ouvrier (Fig. 4). La loi française du 25 octobre 1919 Dans la plupart des pays industrialisés, le début du XIXe siècle voit s’imposer, selon une chronologie variable, un arsenal législatif de reconnaissance médico-légale des maladies professionnelles. En France, la loi du 25 octobre 1919 reprend le modèle britannique, mais ne reconnaît que deux pathologies, l’intoxication par le plomb (saturnisme) et par le mercure (hydrargyrisme), quand la Grande-Bretagne en reconnaît une trentaine, l’Allemagne une dizaine. S’inspirant d’une vision mécaniciste réductrice entre l’exposition au poison industriel et la survenue de la pathologie, la loi française repose sur une logique de réparation, qui vient reconnaître et indemniser de manière forfaitaire et a posteriori les malades avérés. La loi s’avère en l’occurrence l’instrument de la sous- reconnaissance des maladies professionnelles, par l’institution du système du double tableau, qui permet de restreindre les conditions de la reconnaissance aux situations professionnelles les plus évidemment pathogènes, en segmentant la pathologie en symptômes seuls reconnus comme indemnisables dans la mesure où ils surviennent chez un individu qui travaille dans l’un des secteurs désignés, et à l’exclusion de tout autre7. Ainsi, dans un texte de loi qui apparaît à première vue comme une forme de résolution de l’injustice sociale, la question de la santé des populations laborieuses connaît un processus de segmentation qui fragmente la prise en charge en secteurs de travail, en métiers exercés et en types de toxiques fréquentés, interdisant toute conception et toute prise en charge globale du risque sanitaire dans le cadre de l’activité industrielle. En reconnaissant de façon extrêmement restrictive les pathologies professionnelles, la loi française de 1919 réduit très largement la portée d’une quelconque prévention dans l’environnement de l’atelier et de l’usine et achève de faire de l’acceptation du risque le mode de gouvernement privilégié des risques du travail. On comprend combien la négociation des tableaux de maladie professionnelle va devenir au cours du XXe siècle le nerf de la guerre et, dans un rapport de force inégal entre ouvriers et industriels, l’instrument légal de la fabrique de la sous-reconnaissance des pathologies professionnelles8. Conclusion Ainsi, au-delà de l’incontestable accumulation de savoirs scientifiques sur la santé des populations depuis deux siècles, la non-linéarité historique des discours et des actes s’impose de façon éclatante dans le champ de la santé professionnelle. Faisant alterner phases de visibilité publique et périodes d’imperceptibilité durable sur la longue durée, au cours de l’ère industrielle, la souffrance au travail est un objet qui entrave toute perspective progressiste des savoirs et des politiques. Ce constat nous maintient, historiens et praticiens des sciences sociales, dans un régime de vigilance pour affronter les enjeux contemporains en matière de santé et d’environnement. 7 Un double tableau dont la colonne de gauche indique les différents symptômes et affections reconnus et la colonne de droite les secteurs de travail dans lesquels ces symptômes surviennent généralement : il est nécessaire de cumuler les éléments des deux colonnes pour être reconnu en maladie professionnelle. Voir Rainhorn J. Le tableau numéro 1 sur le saturnisme, cadre princeps de la sous-reconnaissance des maladies professionnelles. In Cavalin C et al. dir. Cent ans de sous-reconnaissance des maladies professionnelles. Paris : Presses des Mines, 2021 : 39-58. 8 Voir Marchand A. Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels. Paris : Éditions de l’Atelier, 2022. | 55| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 MÉDECINE DU TRAVAIL ET RECHERCHE MÉDICALE Énergie, santé, environnement Les recherches au sein d’EDF dans la seconde moitié du XXe siècle Yves BOUVIER Professeur d’histoire contemporaine Université de Rouen Normandie, GRHis Résumé Le Service général de la médecine du travail d’EDF-GDF fut conçu comme le laboratoire d’une médecine du travail ambitieuse, capable d’assurer non seulement le suivi de dizaines de milliers de salariés, mais surtout de concevoir et porter de nouvelles recherches. C’est dans ce cadre favorable que de nombreuses études furent menées en collaboration avec des instituts de santé pour traiter tant des infrastructures électriques (lignes à haute tension) que des effets des différentes sources d’énergie (charbon, fioul, nucléaire) utilisées dans la production. Santé au travail et environnement comme question sanitaire et sociale se construisent simultanément pendant plusieurs décennies. Mots-clés : médecine du travail, énergie, électricité, recherche, environnement Abstract Energy, health and the environment: research at EDF in the second half of the 20th century The General Service of Occupational Medicine of EDF-GDF was created as the laboratory of an ambitious occupational medicine, not only to ensure the follow-up of several thousands of employees, but also to conceive and carry out new research. In this favorable framework, numerous studies were carried out in collaboration with health institutes. These studies dealt with both electrical infrastructures (high voltage lines) and the effects of the various energy sources (coal, fuel oil, nuclear) used in electricity production. Occupational health and the environment as a sanitary and social issue were co-constructed for several decades. Keywords: Occupational Medicine, Energy, Electricity, Research, Environment | 56| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Les relations entre l’électricité et la santé ont fait l’objet de multiples travaux, en particulier pour les XVIIIe et XIXe siècles, autour de l’imbrication des recherches médicales et scientifiques, allant des expériences des salons aux différentes électrothérapies en passant par les électriseurs publics présents dans les rues de Paris et qui vendaient aux passants un regain d’énergie sous forme de décharge électrique1. En revanche, l’histoire des relations électricité-santé dans la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale a été beaucoup moins traitée, non seulement parce que ces recherches médico-scientifiques pourraient paraître moins importantes mais également parce que les acteurs de la recherche avaient en grande partie changé avec la nationalisation de l’électricité en 1946. Que ce soit en termes de santé publique ou d’environnement, la création d’EDF fit émerger un acteur incontournable mais complexe dans le champ de la santé environnementale. L’objet de ce texte est d’analyser comment les relations entre électricité, santé et environnement ont été menées au sein de l’entreprise publique EDF, dont les missions dépassaient la production- distribution d’énergie. Modèles sociaux, EDF et GDF ne l’étaient pas seulement par l’équilibre entre syndicats et ingénieurs, mais aussi par la prise en compte précoce des effets sanitaires des environnements transformés par les industries, que ce soit dans le cadre professionnel ou au-delà des usines. Alors que l’histoire de la santé au travail a montré combien l’espace professionnel avait été important dans la définition d’une santé publique2, cette perspective mérite d’être prolongée pour la seconde moitié du XXe siècle3, en particulier en constatant les initiatives des entreprises en la matière. L’introduction de l’environnement dans les recherches médicales (années 19501960) René Barthe, médecin du travail, médecin d’usine, médecin d’entreprise Lorsque furent créées les deux entreprises publiques Électricité de France (EDF) et Gaz de France (GDF), par la loi du 8 avril 1946, l’ambition n’était pas seulement de concrétiser le retour à la Nation de l’énergie conformément au programme du Conseil national de la Résistance du 15 mars 1944. Le ministre communiste de la Production industrielle du gouvernement provisoire, Marcel Paul, ainsi que les syndicats, mais également de nombreux ingénieurs, souhaitaient en effet faire des nouvelles entreprises des modèles sociaux. Au service de la Nation, ces entreprises devaient également être les laboratoires d’un capitalisme rénové par la puissance publique. La médecine du travail était partie prenante de ce projet entrepreneurial, d’autant plus qu’EDF et GDF héritaient des pratiques des entreprises privées disparues. Les plus importantes de ces entreprises avaient établi un suivi médical et, parfois, embauché des médecins. Sur un plan réglementaire, l’organisation d’un suivi médical en milieu professionnel fut lentement concrétisée à partir des lois du 28 juillet 1942, qui imposait 1 Zanetti F. L’Électricité médicale dans la France des Lumières. Oxford : OUP, 2017 ; Médecine et électricité. Bulletin d’Histoire de l’électricité, 9 juin 1987 ; Blondel C, Rasmussen A dir. Le corps humain et l’électricité. Annales historiques de l’électricité, n° 8, 2010. 2 Bruno A-S et al. dir. La santé au travail, entre savoirs et pouvoirs (XIXe-XXe siècles). Rennes : PUR, 2011. 3 À noter les parutions stimulantes de deux numéros spéciaux allant dans ce sens. Bécot R, Ghis Malfilatre M, Marchand A dir. Santé au travail et santé environnementale : une cause commune ? Sociétés contemporaines, n° 121, 2021 ; et dans une moindre mesure Bécot R, Frioux S, Marchand A dir. Sur les traces de la santé environnementale. Écologie & Politique, n° 58, 2019. | 57| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 l’obligation de création de services médicaux dans les établissements industriels de plus de 50 salariés, et surtout du 11 octobre 1946, qui créa une médecine du travail pour tous les salariés4. L’un des principaux artisans de ces deux lois, René Barthe (1893-1957), devint, en 1951, le médecin chef d’EDF-GDF et l’organisateur du service général de médecine du travail (SGMT). Il s’agissait là d’un service commun aux deux entreprises, le personnel dépendant du statut des « industries électriques et gazières ». René Barthe avait mis en place, dès 1925, un service de médecine préventive à l’usine à gaz de Gennevilliers. Ce service fonctionna pleinement quelques années plus tard et servit de référence dans les sphères industrielles, d’autant plus que René Barthe théorisa la notion de « médecin d’usine ». Pour lui, un tel médecin devait être en mesure de conduire des recherches scientifiques dans les domaines propres à l’industrie5. Dès l’origine, la recherche médicale bénéficia donc d’une place privilégiée dans l’organisation du SGMT. Alors que la plupart des médecins du travail avaient une activité limitée aux examens d’aptitude pour le recrutement et pour le retour au travail après interruption, l’ambition des responsables du SGMT était d’une autre dimension. René Barthe institutionnalisa cette activité de recherche par la création, en 1953, d’un Comité médical d’EDF-GDF dont il prit la présidence et qui était conçu comme un organisme d’étude, de liaison et de conseil pour les médecins du travail6. Une revue, Informations médicales, diffusa à partir de 1956 des comptes rendus de la littérature médicale, assurant en outre la publication d’études originales auprès des médecins du SGMT. Outre des articles assez classiques sur le dépistage de la tuberculose et l’alcoolisme, correspondant à la « médecine sociale » revendiquée par René Barthe, la revue accueillit en effet des présentations novatrices telles que le compte rendu de l’intervention de Louis Bugnard sur les dangers des radiations ionisantes en 1958, soit cinq ans avant la mise en fonctionnement de la centrale nucléaire expérimentale de Chinon. De même, les médecins purent lire dans ces pages la leçon inaugurale d’André Djourno, premier titulaire de la chaire d’électrophysiologie médicale à la Faculté de Médecine de Paris, ou une étude de René Truhaut, l’un des pères de la toxicologie appliquée à l’environnement, sur la pollution de l’air des villes7. Pollution atmosphérique et champs électromagnétiques Dans le champ de la santé environnementale, les études portèrent avant tout sur les effets sanitaires de la pollution des usines, que ce soit pour le personnel ou pour des riverains. Successeur de René Barthe à la tête du Comité médical en 1957, le professeur René-Charles François (1907-1979) poursuivit les actions engagées autour de la pollution atmosphérique et mena une première étude sur les champs électromagnétiques. Sur le premier sujet, tant EDF que GDF étaient déjà parties prenantes de l’Association pour la prévention de la pollution atmosphérique (APPA)8, créée en 1958, qui privilégia une technicisation et une métrologie de la lutte contre la pollution atmosphérique assurée par les industriels9. Domaine privilégié de la prise en compte des relations entre santé et environnement, la pollution atmosphérique fit l’objet de nombreuses communications tout au long des années 1960, plus particulièrement de la part de Roger Ginocchio, alors chef adjoint au service de la production thermique d’EDF10. Lors du premier congrès de l’APPA, réuni sous la présidence de Louis 4 Buzzi S, Devinck J-C, Rosental P-A. La Santé au travail. 1880-2006. Paris : La Découverte, 2006. 5 Barthe R. Les valeurs de la vie. Mission commune de l’ingénieur, du médecin d’usine et de la conseillère sociale du Travail. Paris : Bloud & Gay, 1943. 6 Informations médicales, n° 3, décembre 1957. 7 Informations médicales, respectivement n° 3 (Bugnard), n° 5 (Djourno), n° 8 (Truhaut). 8 Charvolin F et al dir. Un air familier ? Sociohistoire des pollutions atmosphériques. Paris : Presses des Mines, 2015. 9 Sur ce point, lire dans ce numéro, l’article de Stéphane Frioux. 10 Voir notamment Berrier-Lucas C. Émergence de la dimension environnementale de la RSE : une étude historique franco-québécoise d’EDF et d’Hydro-Québec. Thèse de doctorat sous la dir. d’Anne Pezet, Université Paris- Dauphine, 2014. | 58| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Bugnard en 1960, M. de Retz, chef de la division Essais du service de la production thermique, présenta la lutte contre la pollution atmosphérique dans les centrales thermiques exploitées par EDF, sachant qu’à cette date le charbon représentait 77 % de la production, le mazout 13 % et le gaz 9,3 % et le nucléaire 0,7 %11. De même, M. Spinart, ingénieur au service des études et projets thermiques de la direction de l’équipement, présenta les projets en cours pour la réduction des fumées. René-Charles François devint d’ailleurs vice-président de l’APPA en 1967. Plus originales, les premières études sur les effets des ondes électromagnétiques illustrent l’intérêt pour les nouveaux sujets mais également leur sensibilité. Des travaux nombreux existaient sur les effets physiologiques du courant électrique et sur les traitements des victimes d’accidents électriques (lésions, brûlures, procédés de réanimation…). En revanche, peu avaient été fait dans le domaine des ondes électromagnétiques depuis l’engouement pour l’électrothérapie au XIXe siècle et pour la « darsonvalisation »12 avant la Première Guerre mondiale13. Le ministère des Affaires sociales et le Conseil supérieur d’hygiène publique avaient en effet demandé à EDF de mener une enquête sur « L’influence sur la santé de l’homme de la proximité des conducteurs d’électricité à haute tension » en 1965. Pilotée par René-Charles François, l’étude comparait la santé de familles d’agents EDF vivant à moins de 10 mètres d’une ligne à haute tension et celle de familles d’agents EDF vivant à plus de 150 mètres. Aucune différence ne fut trouvée entre les deux populations, mais le fait même de réaliser une enquête sur ce sujet suffisait à créer de l’inquiétude. C’est pourquoi l’étude fut menée avec « discrétion » c’est-à-dire sans en avertir les personnels14. Des recherches médicales inscrites dans les échanges internationaux René-Charles François, qui continua à exercer à l’hôpital Péan où il était médecin depuis 1935, donna une dimension internationale aux études menées au sein d’EDF-GDF. En participant au groupe d’études médicales de l’Unipede (Union internationale des producteurs et distributeurs d’énergie électrique) et à la sous-commission d’études médicales de l’UIIG (Union internationale de l’industrie du gaz), il développa ses contacts avec les entreprises européennes mais également avec des médecins d’Amérique du Nord et d’Union soviétique. À partir du début des années 1960, il présida la Société d’hygiène industrielle et de médecine du travail et participa activement aux congrès internationaux de médecine du travail, présidant le sous-comité d’électropathologie de la commission permanente de l’Association internationale de médecine du travail, association créée en 1906 à Milan et associée aux travaux de l’Organisation internationale du travail (OIT)15 et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Toutefois, ce creuset d’une médecine du travail ambitieuse se révéla trop étroit au début des années 1970. 11 La part du thermique dans la production nationale d’électricité était d’environ 50 %, l’autre moitié étant assurée par l’hydroélectricité. 12 Nommée en référence à Arsène d’Arsonval, cette pratique consistait à utiliser des courants à haute tension et haute fréquence en mêlant thérapie et spectacle. Brenni P. Les courants à haute-fréquence apprivoisés à travers la darsonvalisation et les spectacles publics (1890-1930). Annales historiques de l’électricité, n° 8, 2010 : 53-71. 13 Piotrowski A, Lambrozo J. Électropathologie, 70 ans d’expérience chez EDF. Paris : EDP Sciences, 2022 : 16-7. 14 EDF Archives, 881662. 15 À titre d’exemple, René-Charles François participa au congrès sur les accidents électriques organisé par l’International Occupational Safety and Health Information Center de l’OIT en 1964. | 59| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Un nouveau modèle de recherche santé-environnement à l’heure des conflits environnementaux (années 1970-1980) Le modèle associant médecine du travail et recherche médicale connut de profondes transformations au début des années 1970, non par une remise en cause du rôle de l’entreprise mais par le glissement d’une approche centrée sur la pollution de l’air vers une prise en compte large des effets sanitaires des situations environnementales créées par les activités énergétiques. Trois tendances principales se dégagent pour cette période : la mise en oeuvre d’un vaste programme de production d’électricité à partir de l’énergie nucléaire, la structuration de l’environnement dans l’espace politique sous l’effet conjoint des associations environnementalistes et des politiques publiques, l’usage croissant des outils informatiques enfin. En arrière-plan, le paysage institutionnel fut également recomposé avec la création de l’Inserm, l’apparition des CHU et la relance d’une politique nationale de santé publique sous la présidence de Georges Pompidou. Face à l’augmentation rapide des sollicitations, le comité médical d’EDF-GDF s’étoffa et les recherches se diversifièrent16. Industrie nucléaire et radioprotection Les rapports santé-environnement dans le domaine de l’industrie nucléaire sont un champ considérable qui échappa en grande partie au Comité médical du SGMT EDF-GDF. En effet, si un Comité de radioprotection fut bien créé, et si les liens avec le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) et le SCPRI (Service central de protection contre les rayonnements ionisants)17 existèrent, l’essentiel du suivi médical du personnel était assuré au niveau des centrales nucléaires et échappait au service général de la médecine du travail. Dans le domaine des recherches, le CEPN (Centre d’étude sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire) regroupa dès 1976 des moyens de recherche du CEA et d’EDF ainsi que, à partir de 1981, l’unité 240 de l’Inserm. Après les tâtonnements de la technologie française à uranium naturel, la décision d’adopter les technologies américaines des réacteurs à eau pressurisée en 1969, ouvrit la voie à un programme nucléaire massif, lancé en 1970, accéléré en 1972, puis de nouveau suite au choc pétrolier (programme Messmer, mars 1974). La construction des centrales nucléaires suscita souvent de vives oppositions, au niveau local comme par l’action de mouvements transnationaux18. Maurice Tubiana s’imposa comme la principale figure de ces liens entre l’entreprise et le monde de la recherche médicale. Président du Conseil scientifique de radioprotection d’EDF à partir de 1985, il avait déjà participé à de nombreuses initiatives dans les années antérieures. L’intérêt de ses travaux fut d’ailleurs de prendre en compte les dimensions sociales et psychologiques du développement de l’énergie nucléaire, en plus de l’exposition aux radiations ionisantes 19. De plus, Maurice Tubiana, à l’Institut Gustave Roussy dès 1959 puis à la tête de la Commission Cancer du ministère de la Santé à partir de 1974, fut aussi le promoteur des nouvelles méthodes de la recherche médicale, à savoir l’épidémiologie statistique, en particulier dans la lutte contre le tabac. De même, il sut adapter la recherche médicale au nouveau 16 Recherches en santé dans l'entreprise. L'exemple d'Électricité de France-Gaz de France. Sciences sociales et santé, vol. 5, n° 3-4, nov 1987. 17 Rappelons ici que le SCPRI, créé à la fin de l’année 1956 et rattaché à l’Institut national d’hygiène, dépendait conjointement des ministères du Travail et de la Santé et qu’il fut installé au Vésinet. 18 Tompkins A. Better Active than Radioactive! Anti-Nuclear Protest in 1970s France and West Germany. Oxford: OUP, 2016 ; Vrignon A. La naissance de l’écologie politique en France. Une nébuleuse au coeur des années 68. Rennes : PUR, 2017. 19 Tubiana M, Pélicier Y dir. Le nucléaire et ses implications psychosociologiques. Gif-sur-Yvette : Nucléon, 1977, réed. 2000. Ce colloque, sous le patronage de l’Inserm, de la Société française de radiologie, et de la Société française de radioprotection, se tint à Paris du 13 au 15 janvier 1977. La même année, Maurice Tubiana publie Le refus du réel, (Paris, Robert Laffont), ouvrage dans lequel il consacre un chapitre à l’énergie atomique. | 60| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 contexte en mettant en oeuvre des stratégies médiatiques de façon à porter les enjeux de santé publique20. L’expérience unique de la cohorte Gazel De fait, les transformations de l’épidémiologie dans la recherche médicale21, sous la conduite de Daniel Schwartz, considéré comme le père de la statistique médicale française, rencontraient les innovations introduites au sein du SGMT avec l’informatisation des services médicaux dès 1971. Au sein d’EDF et GDF, souvent présentées comme les archétypes des « entreprises d’ingénieurs », les ordinateurs eurent des usages multiples dès le début des années 1970, prenant la suite d’importants services de mécanographie : traitement de la facturation, modélisation pour la recherche industrielle, gestion documentaire… Favorisée par la clarification juridique de la loi du 6 janvier 1978 dite « Informatique et libertés », la mise en place de cohorte commença par le suivi des causes de mortalité du personnel d’EDF-GDF. Cette Cohorte-78 visait ainsi à étudier les mortalités par cancer pour tout salarié ayant travaillé au moins un an dans les deux entreprises. Ancrée dans une approche de médecine professionnelle, cette étude ouvrit la porte à des coopérations d’une nature différente, mettant les ressources des entreprises au service de la recherche médicale. C’est ainsi que Marcel Goldberg mena sa thèse sous la direction de François Grémy au sein du service général de médecine de contrôle. Intitulé Abord pluridisciplinaire de l’étude de l’état de santé d’une population. Bilan de l’expérience dans une entreprise : la réalisation et l’utilisation d’une base de données à visée épidémiologique à Électricité et Gaz de France, ce travail s’appuyait sur le suivi de 130 000 agents (103 000 à EDF et 27 000 à GDF) et montrait la faisabilité d’un projet plus large. Cette étude ambitieuse mit plusieurs années à être structurée et fut officiellement lancée en 1988 sous le nom de « Cohorte Gazel », le terme correspondant à Gaz-Électricité. D’emblée il fut clair que l’objectif de cette cohorte n’était pas l’étude prioritaire des maladies professionnelles mais la mise à disposition par l’entreprise de moyens techniques et d’un accès au suivi médical d’une partie de son personnel, afin de constituer des données de santé publique. C’est la raison pour laquelle le projet était porté par l’unité 88 (méthodologie statistique et informatique en médecine) de l’Inserm, dirigée par François Grémy. Les informations étaient collectées par formulaires papier et des ordinateurs de la direction des Études et recherche d’EDF étaient mis à disposition pour le traitement des données. Avec 20 625 volontaires à l’origine, cette cohorte pouvait être interrogée sur des sujets aussi variés que les excès du tabac et de l’alcool, les effets de la ménopause, les maladies cardio-vasculaires, la migraine, les comportements des enfants, les lombalgies, le sommeil, les dépressions, les cancers mais également les effets des maladies sur la vie familiale et professionnelle22. Les données constituées par ces questionnaires étaient strictement séparées des données du SGMT. Les contraintes du tri du courrier furent partiellement levées avec la saisie des informations par Minitel à partir de 199323. Cette collaboration exceptionnelle entre EDF-GDF et l’Inserm ne se fit pas sans tension. Chaque année, une « journée scientifique » était consacrée à la présentation des résultats mais surtout du programme d’études pour l’année à venir. Un comité d’orientation scientifique, comprenant entre 20 Berlivet L. Uneasy prevention. The problematic modernization of health education in France after 1975. In Berridge V, Loughlin K dir. Medicine, the Market and the Mass Media. Producing Health in the twentieth century. London: Routledge, 2005: 89-114. 21 Histoire de l’épidémiologie. Enjeux passés, présents et futurs. Les cahiers du Comité pour l’histoire de l’Inserm, n°1, Paris : Inserm, 2020. En libre accès : http://hdl.handle.net/10608/10070 22 Une publication spécifique fut lancée en 1989, Cohorte, journal d’information de la cohorte EDF-GDF, qui permet de retracer la variété des études réalisées. 23 Goldberg M, Leclerc A dir. Cohorte GAZEL. 20 000 volontaires d’EDF-GDF pour la recherche médicale. Bilan 1989-1993. Paris : Les Éditions Inserm, 1994. | 61| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 autres Eveline Eschwège et Denis Zmirou-Navier en 1995, devait sélectionner les enquêtes. Par ailleurs, le financement et la propriété des données restèrent des points de crispation24. Inquiétudes croissantes autour de l’électromagnétisme Les années 1980 furent marquées par le renforcement du thème des effets sanitaires des champs électromagnétiques. Avec la construction des centrales nucléaires, de nouvelles lignes à haute tension et très haute tension furent établies, suscitant parfois localement des inquiétudes et des rumeurs. Au cours des années 1980, plus d’une soixantaine d’études épidémiologiques ou expérimentales furent menées, notamment sur le suivi des cancers parmi les employés d’EDF, aboutissant au colloque « Champs électromagnétiques et consommateurs » en 199325 et concluant à l’absence d’effets évidents. Les inquiétudes ne diminuèrent pas pour autant à l’exemple des habitants de la commune de Coutiches, dans le département du Nord, traversée par une ligne reliant la centrale de Chooz à la métropole lilloise (poste d’Avelin). À la demande de la sous-préfecture de Douai, un suivi médical de la population habitant à moins de 250 mètres de la ligne fut assuré à partir de 1992 par une commission comprenant deux médecins d’EDF (Jacques Lambrozo et William Dab) et deux médecins représentant les habitants. Avec deux enquêtes par an, notamment des bilans sanguins, la mesure visait autant à rassurer qu’à identifier d’éventuels effets. Les médecins en charge du suivi constatèrent que la proposition d’EDF de racheter les maisons des personnes les plus inquiètes, pour leur permettre de déménager, semblait une mesure bien plus efficace pour diminuer les conflits sur place. Néanmoins, de nouvelles enquêtes furent menées avec des moyens importants. Alors que l’American Medical Association publiait sur le sujet un rapport en décembre 1994, indiquant encore une fois qu’aucun effet sur la santé n’était perceptible mais qu’il convenait de poursuivre les recherches, et que le rapport sur l’énergie et l’environnement de Jean-Pierre Souviron26, X-Mines et ancien directeur général de l’industrie qui rédigea la rapport issu du débat national sur l’énergie et l’environnement, mentionnait l’absence d’éléments nouveaux depuis une dizaine d’années, une étude franco-canadienne à laquelle participèrent EDF et Hydro-Québec arrivait à des résultats discordants. Tout ceci conduisit le service des études médicales d’EDF-GDF à éditer périodiquement une feuille spécialisée, Magnétoscopie, afin de collecter et diffuser l’information sur un sujet sensible pour les populations mais également pour les salariés de l’entreprise27. Réorganiser les recherches à l’ère des doutes (années 1990-2000) Si la période allant du début des années 1970 au milieu des années 1990 est bien celle d’une demande croissante d’études des effets environnementaux chez EDF-GDF, le basculement dans la configuration suivante fut brutal. D’une part, la perspective européenne, définie par la remise en cause des monopoles liés à l’État, l’inscription dans un marché européen de l’énergie et la dissociation programmée d’EDF et de GDF (opération appelée « démixage »), remettait en cause les acteurs institutionnels des programmes de recherche médicale et en particulier la direction commune de la 24 EDF Archives, C265435. Entre 1989 et 1994, 11,5 MF avaient été versés par le service des études médicales d’EDF-GDF à l’U. 88 de l’Inserm pour le suivi de la cohorte Gazel, ce qui représentait 60 % du budget de recherche du SEM. 25 Lambrozo J, Le Bis I ed. Champs électromagnétiques et consommateurs. Actes du colloque organisé par EDF (Paris, 24 juin 1993), Paris : EDF, Service des études médicales, 1994. 26 Rapport de Jean-Pierre Souviron suite au débat national « Énergie et environnement », Commissariat général du Plan, décembre 1994. Ce rapport comprend notamment un fascicule sur l’insertion paysagère et les effets sur la santé des lignes électriques. 27 EDF Archives 852452. Comité de rédaction : Jacques Lambrozo, Isabelle Le Bis, William Dab, Martine Souques, Bernard Hutzler. | 62| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 distribution et l’existence d’un service commun de médecine du travail entre les deux entreprises. D’autre part, dans une perspective d’introduction de la concurrence sur le marché de l’énergie et de libéralisation, conformément au changement de statut intervenu en 2004 pour EDF et GDF, la prise en charge d’enquêtes médicales ne relevait plus du périmètre attendu des entreprises. Le plan national Santé Environnement de 2004 venait confirmer cette évolution. À ces bouleversements institutionnels s'ajoutait un nouveau contexte marqué par le doute systématique vis-à-vis des entreprises industrielles et des financements qu’elles octroyaient. Après l’accident de Tchernobyl et le scandale de l’amiante28, toute action d’une entreprise industrielle était avant tout mise en doute, surtout dans le domaine de la santé et la création d’agences s’imposa comme le meilleur moyen de restaurer la confiance par la clarification des dispositifs d’expertise29. Pendant des années, EDF fut ainsi aux prises des conséquences de Tchernobyl, que ce soit en raison des troubles de la thyroïde ou par la suspicion de mensonges sur les mesures effectuées à proximité des installations nucléaires. Dans ce nouveau contexte, les activités de recherche médicale furent réorganisées, non sans éviter des crises. La division épidémiologie du SGMT, créée en 1989 en particulier pour accompagner les recherches sur la cohorte Gazel, fut fermée et Marcel Goldberg et Ellen Imbernon durent quitter leurs fonctions en 1996. La médiatisation de cette fermeture fut accompagnée de révélations sur les études menées, plus particulièrement sur le suivi des employés travaillant au contact des lignes à haute tension. Symbole de cette redéfinition des études médicales dans la nouvelle configuration industrielle, la revue Informations médicales devint Énergies Santé en mars 2000, tout en restant portée par le service des Études médicales d’EDF-GDF. Le suivi de la cohorte Gazel ne fut pas interrompu pour autant et Marcel Goldberg resta le responsable scientifique du programme même si les archives témoignent de ses relations plus que difficiles avec Henri Pons, médecin-chef du SGMT30. Les conventions entre les parties prenantes furent renégociées, avec l’introduction de la CMCAS (Caisse mutuelle et complémentaire d’action sociale) parmi les soutiens au programme de recherche. À l’inverse, Jacques Lambrozo, en charge du Service des études médicales, chercha à maintenir les partenariats entre EDF et la recherche médicale tout en prenant acte du changement d’époque. À cette fin fut créé l’Institut Électricité Santé, le 23 janvier 1990, lequel, dans le cadre d’un mécénat d’entreprise alors en phase de lancement, apportait des soutiens financiers à des projets de recherche. Le conseil scientifique était présidé par Jacques Ruffié, Professeur au Collège de France, et remit des « Prix Électricité Santé ». Échouant à assurer la participation régulière des fédérations industrielles du secteur, cet Institut fut dissous quelques années plus tard et ses activités reprises par la Fondation EDF. En transférant les partenariats dans une structure de mécénat, l’entreprise EDF sortait la recherche médicale de ses activités sans couper le lien avec les laboratoires et instituts en charge de ces recherches. Conclusion Au final, la trajectoire rapidement brossée de la recherche médicale au sein d’EDF-GDF montre que l’industrie ne saurait être seulement un champ d’étude pour les institutions de recherche médicale. Dans le secteur de l’énergie, du fait du statut d’entreprise publique, les entreprises ont bel et bien été des acteurs dans l’émergence, la structuration et le développement d’une santé environnementale, d’abord intégrée à la médecine du travail puis élargie à la santé publique. Par ailleurs, cette santé environnementale ne s’est pas définie uniquement par l’imposition d’une vision globale, dont 28 Voir dans ce numéro le témoignage de Marcel Goldberg. 29 Griset P, Williot J-P, Bouvier Y. Face aux risques. Une histoire de la sûreté alimentaire à la santé environnementale. Paris : Le Cherche Midi, 2020. 30 EDF Archives, C265443. Inversement, les relations avec Jean-Pierre Bader, président du Comité médical d’EDF GDF, et Jacques Lambrozo, directeur du service des études médicales, peuvent être qualifiées de « bonnes ». | 63| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 témoignent les coopérations entre les grandes institutions que sont l’OMS et le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), mais aussi par une santé environnementale de terrain, en particulier ancrée dans les milieux professionnels. La porosité entre recherche médicale et entreprises enfin, souligne combien les relations entre institutions sont également des relations de personnes. | 64| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 TÉMOIGNAGE Du groupe d’expertise scientifique collective sur les effets de l’exposition à l’amiante au département Santé Travail de l’Institut de veille sanitaire, les années 1990 Marcel Goldberg Professeur émérite, Université de Paris Cité Résumé Marcel Goldberg, docteur en médecine, en biologie humaine et en mathématique appliquée, prenait en 1982 la direction de l’unité Inserm « Santé publique et épidémiologie sociale et économique ». Il fut impliqué au cours des années 1990 au sein de l’expertise collective Inserm sur l’amiante et dans la création d’un département Santé Travail au sein du nouvel Institut de veille sanitaire. Il livre ici son témoignage. En 1996, l’Inserm remettait le rapport du groupe d’expertise scientifique collective sur les effets de l’exposition à l’amiante. Largement médiatisé, ce rapport servit de base à la décision du gouvernement d’interdire l’amiante à partir de 1997. La prise de conscience des carences concernant la réglementation et la production de connaissances épidémiologiques, a également permis la création d’un département Santé et Travail au sein de l’Institut de veille sanitaire (aujourd’hui Santé publique France). Mots-clés : amiante, expertise collective, épidémiologie, cancer, veille sanitaire Abstract From the Collective Scientific Expertise Group on the effects of Asbestos Exposure to the Occupational Health Department of the Institut de Veille Sanitaire, the 1990s Marcel Goldberg, a doctor of medicine, human biology and applied mathematics, became director of the Inserm unit "Public Health and Social and Economic Epidemiology" in 1982. He was involved during the 1990s in the Inserm collective expertise on asbestos and in the creation of an Occupational Health Department within the new Institut de veille sanitaire. He gives his testimony here. In 1996, Inserm delivered the report of the collective scientific expertise group on the health effects of asbestos exposure. The report was widely publicized in the media and served as the basis for the government's decision to ban asbestos in 1997. The awareness of the deficiencies concerning the regulation and the production of epidemiological knowledge, also allowed the creation of a Department of Health and Work within the Institut de veille sanitaire (now Santé publique France). Keywords: Asbestos, Collective Expertise, Epidemiology, Cancer, Health Monitoring | 65| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Au courant des années 1990, émergeait une expertise scientifique indépendante, reconnue, institutionnalisée, avec son organisation et ses agences1. Mon témoignage sur le groupe d’expertise collective sur l’amiante se situe dans cette mouvance, à laquelle j’ai, je l’espère, contribué à mon niveau. À cette époque, je dirigeais une unité Inserm spécialisée dans l’épidémiologie des risques professionnels, notamment des cancers induits par les expositions en milieu de travail. J’avais déjà travaillé un peu sur les risques liés à l’amiante d’origine environnementale en Nouvelle Calédonie. Mais c’était un peu par hasard, à l’occasion d’une recherche sur les risques de cancer chez les travailleurs de l’industrie du nickel. Nous avions, de façon fortuite, observé une forte incidence de mésothéliomes, un cancer spécifiquement lié à l’amiante, non pas parmi ces travailleurs du nickel, mais parmi les populations kanakes des régions rurales. Je rappelle qu’à ce moment l’épidémiologie des risques professionnels était alors un domaine de recherche très marginal et peu développé, et on n’aurait jamais vu, dans un colloque consacré à l’environnement, une session sur le travail, sujet très méconnu dans le monde de la recherche biomédicale. L’exposition à l’amiante, de quoi parle-t-on ? Schématiquement, l’amiante est un minéral naturel, utilisé depuis l’Antiquité pour ses propriétés d’isolant thermique – et phonique aussi, on l’oublie souvent. Le caractère toxique de l’exposition à l’amiante a été identifié depuis longtemps. La première publication importante, et qui n’est pas une publication scientifique, est le rapport de 1906 de Denis Auribault, un inspecteur départemental du travail, à Caen2. Ce dernier avait observé, en Normandie, dans une filature d’amiante textile, un nombre très important de cas de ce que l’on appelait à l’époque la fibrose pulmonaire – le terme asbestose est apparu plus tard. Le problème des cancers liés à l’amiante est apparu beaucoup plus tardivement, parce qu’il est plus difficile de mettre en relation des expositions à une pathologie comme le cancer qui survient 10, 20, 30 ans après l’exposition. En conséquence, la reconnaissance de cette relation est, elle aussi, beaucoup plus difficile. Certains travaux épidémiologiques sur l’amiante ont été fondateurs, y compris dans le champ plus large des méthodes d’étude des maladies chroniques. L’étude de Richard Doll en 1955 est la première mettant en évidence de façon claire et incontestable le risque de cancer du poumon chez les travailleurs de l’amiante3. L’étude de Wagner a montré en 1960, elle aussi de façon claire, indiscutable, le risque de mésothéliome4 de la plèvre chez les travailleurs de l’amiante en Afrique du Sud5. En 1977, le Centre international de recherche sur le cancer, agence de l’Organisation mondiale de la santé, qui a pour objectif de promouvoir la collaboration internationale dans la recherche sur le cancer, et qui développe notamment le programme des « Monographies » destiné à évaluer les agents 1 Nous renvoyons les lecteurs à la publication de Denis Zmirou-Navier dans ce numéro. 2 Auribault D. Note sur l’hygiène et la sécurité des ouvriers dans les filatures et tissages d'amiante. Bulletin de l'inspection du travail, 1906 : 120-32. 3 Doll R. Mortality from lung cancer in asbestos workers. Br J Ind Med. 1955, 12, 2: 81-6. 4 Le mésothéliome de la plèvre est une forme de cancer qui se développe dans la membrane qui entoure les poumons. 5 Wagner JC, Sleggs CA, Marchand P. Diffuse pleural mesothelioma and asbestos exposure in the North Western Cape Province. Br J Ind Med. 1960, 17, 4: 260-71. | 66| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 potentiellement cancérigènes pour l’Homme, a classé l’amiante dans le groupe 1, c’est-à-dire des cancérogènes avérés pour l’être humain6. Les circonstances des expositions ont beaucoup d’importance (Fig. 1). L’amiante est ubiquitaire dans l’environnement à des niveaux plus ou moins élevés, et a été utilisée d’une manière absolument massive dans beaucoup de domaines. Là où les dégâts ont été majeurs – et se poursuivent encore – ce sont les expositions en situation professionnelle où les niveaux d’exposition peuvent être extrêmement élevés : cela a d’abord été mis en évidence chez des producteurs d’amiante, des mineurs, chez les travailleurs qui fabriquaient ou utilisaient des produits en amiante, et puis plus tard, dans le bâtiment chez les personnes qui travaillent avec du ciment contenant des fibres d’amiante, et qui en intervenant sur cette matière, sont exposés à des fibres d’amiante (Fig. 2 et 3). Dans les pays industriels, l’immense majorité des cas de cancer sont liés des expositions professionnelles chez des travailleurs utilisant de l’amiante ou des produits contenant de l’amiante. Fig. 1 Conditions d’exposition à l’amiante Concentrations moyennes de fibres d'amiante (entre les traverses) et pics de concentrations à court terme (fléchettes) sur les lieux de travail dans les différentes branches de l'industrie internationale de l'amiante, sans ou avec peu, ou mauvaises, mesures de dépoussiérage, ainsi que les concentrations maximales dans l'environnement général. D’après OMS, Abestos and other natural fibres EHC, 53, 1986 Adapté de Robock 1981. IARC Monographs on the Evaluation of Carcinogenic Risk of Chemicals to Man. Abestos. IARC, vol. 14 1977. En libre accès sur le site de l’International Agency for Research on Cancer: https://publications.iarc.fr/BookAnd- Report-Series/Iarc-Monographs-On-The-Identification-Of-Carcinogenic-Hazards-To-Humans/Asbestos1977. | 67| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Fig. 2 et 3 Ensachage d’amiante, années 1930. Société historique des archives de la région de l’Amiante, Canada. Fonds Galerie de nos ancêtres de l'or blanc (donateur : Roger Meilleur) et fonds Alfred Lloyd Penhale (donateur: Musée minéralogique et minier de Thetford Mines) Centre d’archives de la région de Thetford. | 68| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Mais, il y a également des expositions dites « paraprofessionnelles » – on pourrait faire ici une approche genrée : les épouses de travailleurs, nettoyant les vêtements de travail de leur mari exposé à l’amiante, subissaient cette exposition à leur tour, ce qui constitue une cause de cancer. On peut noter aussi l’usage domestique de l’amiante dans les objets de la maison : les planches à repasser, grilles pains, et toutes sortes de produits domestiques (Fig. 4). Enfin, il y a les expositions environnementales. Par exemple, en Nouvelle Calédonie, il y a eu une épidémie de mésothéliomes liée à l’existence d’affleurements d’amiante dans le sol dans les tribus Kanaks. On parle alors d’expositions environnementales géologiques. Il existe aussi des expositions environnementales liées aux sources industrielles qui utilisent l’amiante et en répandent dans leur environnement. La première réglementation spécifique concernant l’amiante en milieu de travail visant à protéger du risque d’asbestose a été adoptée en Angleterre en 1931. Aux États- Unis, une première valeur limite d’exposition en milieu de travail a été promulguée en 1946. Il a fallu en France attendre 1977 pour voir la première réglementation spécifique concernant l’amiante, et encore, à des valeurs d’exposition très largement supérieures à celles qui étaient fixées dans d’autres pays. La France n’a pas été particulièrement en avance sur ce point7. L’expertise collective amiante de l’Inserm : une méthode inédite qui pèse sur le processus décisionnel en santé publique En France, l’histoire de l’expertise collective sur l’amiante prend ses racines dans les années 1970. Jean Bignon, pneumologue, directeur de l’unité de l’INSERM 139 a alerté les pouvoirs publics par une lettre adressée au Premier ministre8, très documentée sur les dangers et les conséquences de l’amiante pour les travailleurs et la santé publique, qui reprenait les principaux arguments du groupe de travail ayant rédigé la Monographie de 1977 du Centre international de recherche sur le cancer. Il est intéressant de préciser que cette lettre était une réponse à un « Livre blanc » diffusé par la Chambre Syndicale de l'Amiante et le Syndicat de l'amiante-ciment cherchant à nier, en tous les cas à très fortement minimiser, les problèmes de santé dus à l’amiante. 7 Inserm (dir.). Effets sur la santé des principaux types d'exposition à l'amiante. Rapport. Paris : Les éditions Inserm, Expertise collective, 1997 : 4-5. 8 Lettre de J Bignon à R Barre, Premier Ministre, Créteil, 5 avril 1977, en libre accès sur http://www.santepublique. org/amiante/histoire/lettrebignonbarre1977.html Fig. 4 Le dessous-de-plat en carton amiante. La Revue des Nouveautés, organe des comptoirs des spécialités brevetées, 1894, 10, p. 3. Source Gallica/Bnf | 69| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Il a été relayé par le Collectif amiante Jussieu, mouvement associatif très actif. Il y a eu une campagne militante qui a abouti d’ailleurs aux premières mesures réglementaires évoquées ci-dessus. Le sujet s’est ensuite enlisé pendant assez longtemps. Le Comité permanent amiante joua un rôle important pour occulter les problèmes de santé liés à l’amiante. Cet organisme qui avait été monté par des industriels d’une façon très habile incluant dans la structure les pouvoirs publics, des industriels, les syndicats de travailleurs, des scientifiques, promouvait « l’usage contrôlé » et donc sans risque de l’amiante. Son action retarda pendant longtemps toutes les mesures vraiment efficaces de lutte contre l’amiante. En 1995, la question de l’amiante refit surface. Notre collègue épidémiologiste Julian Peto a publié dans le Lancet un article retentissant dans lequel il prévoyait des milliers de morts liés à l’amiante en Grande-Bretagne. L’article a été fortement relayé par les associations -le Collectif Jussieu, la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés (FNATH), Association pour l’étude des risques du travail (ALERT), l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (ANDEVA) -etc. créant beaucoup d’agitation. Il faut citer le nom d’Henri Pézerat, chimiste chercheur au CNRS qui travaillait sur le campus de Jussieu, qui a eu un rôle majeur de lanceur d’alerte qui a beaucoup contribué à faire bouger les lignes. Ce qui est assez frappant, il a fallu – j’aimais à le dire comme ça à l’époque quand j’étais un peu jeune et provocateur – attendre que les universitaires aient peur pour eux et leurs enfants pour qu’on fasse quelque chose, alors que c’est avant tout un risque pour les travailleurs manuels et non pour l’essentiel des chercheurs académiques, même si à Jussieu il y a pu avoir des problèmes. J’y ai d’ailleurs moi-même par la suite mené une étude. Face à cette agitation et à cette médiatisation, la direction des Relations du Travail et la direction générale de Santé, c’est-à-dire conjointement le ministère du Travail et le ministère chargé de la Santé, ont demandé à l’Inserm de mettre en place une expertise. Philippe Lazar, directeur général de l’Inserm, avait alors été véritablement pionnier, en institutionnalisant et en formalisant dès 1993 le système des expertises collectives à l’Inserm. Certes, avant les années 1990, il y avait eu des expertises réalisées pour les pouvoirs publics par des experts individuels ou par des groupes de travail, comme la commission des toxiques rattachée au ministère de l’Agriculture, qui existait dès les années 1980 pour donner des avis sur les impacts des produits phytosanitaires. Une commission qui s’occupait des produits chimiques avait été créée au début de la création du ministère de l’Environnement. Mais les procédures d’expertise n’étaient alors pas formalisées et souvent entachées de conflits d’intérêts. L’expertise collective telle qu’elle a été mise en place par l’Inserm sous l’égide de Philippe Lazar était différente. C’était une expertise collective, pluridisciplinaire et institutionnalisée. Des procédures, transparentes, claires, notamment sur le choix des experts des différentes disciplines concernées par le thème de l’expertise, choisis librement par l’Inserm pour leur compétence et l’absence de conflit d’intérêts. Tout cela était très nouveau à l’époque. Avant l’amiante, il y avait déjà eu quelques expertises collectives de l’Inserm sur des thèmes divers comme la grippe, les rachialgies en milieu professionnel, ou la vaccination, qui avaient permis au Service commun d’expertise collective qui avait été mis en place par Philippe Lazar d’établir et affiner les procédures. Paul Janiaud, directeur du Service commun, et Dominique Douguet nous ont accompagnés pour l’expertise sur l’amiante en nous guidant sur les procédures à respecter9. Nous étions 11 scientifiques 10de disciplines variées couvrant tout le domaine scientifique concerné : la métrologie des expositions, l’épidémiologie, la recherche clinique, la biologie, les études expérimentales, etc. Avec Denis Hémon, nous étions les deux épidémiologistes du groupe, et en raison de l’importance des 9 Paul Janiaud fut le directeur du service commun d’Expertise collective (SC15) ; Dominique Douguet était chef de projet. L’équipe était soutenue par une documentaliste et une chargée de recherche documentaire. 10 Le groupe d’expertise réuni à l’initiative de l’Inserm était composé de : André Bernard Tonnel (président), Marcel Goldberg (rapporteur), Denis Hémon (rapporteur), Jean Bignon, Marie-Annick Billon-Galland, Patrick Brochard, Jacques Brugère, Christian Cochet, Marie-Claude Jaurand, Jean-Claude Laforest, Marc Letourneux. | 70| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 données épidémiologiques dans la connaissance des risques pour la santé de l’amiante, nous avons été désignés pour être les rapporteurs de l’expertise. Lorsque nous avons rédigé notre rapport, nous avons insisté très vigoureusement sur le fait que notre rôle se limitait à établir le maximum de connaissances scientifiques validées et que nous ne nous occupions absolument pas de la gestion des risques (comme recommander des valeurs limite d’exposition, le bannissement et/ou le désamiantage des bâtiments, ou des procédures d’indemnisation des victimes). À l’époque, la séparation entre expertise et gestion des risques n’était pas aussi claire qu’elle ne l’a été par la suite. Nous avons souhaité souligner de manière très forte ce point, notamment pour prévenir autant que possible la déception de beaucoup d’organisations militantes. Ainsi, nous n’avons pas écrit « il faut interdire l’amiante » ou « il faut diminuer les niveaux », mais nous avons établi et quantifié les dégâts provoqués par l’amiante. Quand l’Inserm a remis en juin 1996 le rapport à la direction des Relations du Travail et à la direction générale de la Santé11, cela a été extrêmement médiatisé (Fig. 5 et 6)12. Les journaux en étaient pleins, la télévision, etc. Et dans la semaine qui a suivi la remise officielle du rapport, Alain Juppé, Premier ministre, et Jacques Barrot, ministre des Affaires sociales ont annoncé sur le perron de Matignon l’interdiction de l’amiante en France dès 1997. Je crois qu’on peut dire que cette expertise a vraiment eu un rôle de santé publique important. L’expertise collective de l’Inserm, un levier pour combler les dysfonctionnements institutionnels dans le champ Santé/Travail Une autre conséquence a été la création d’un département Santé Travail à l’Institut de veille sanitaire (InVS). À l’époque, la surveillance épidémiologique des risques professionnels en France n’existait pas en tant que surveillance organisée. On avait d’une part une séparation complète, vraiment totale, étanche, entre le ministère du Travail qui s’occupait de la santé au travail et le ministère chargé de la Santé qui s’occupait de la santé et aucune passerelle, et même on peut dire une muraille, entre les deux. Ainsi, l’organisation de la surveillance et la prise en charge de la santé au travail en France, étaient entièrement du côté du ministère du Travail. L’Inspection médicale du travail était située au sein de la direction des Relations du Travail, ce qui montre bien la volonté des pouvoirs publics d’exclure la santé du travail du champ institutionnel de la santé et de la réserver aux relations entre partenaires sociaux. Du côté de la Sécurité Sociale, une branche particulière, la branche des risques professionnels, était gérée de façon paritaire par les syndicats de travailleurs et les organisations patronales. Le ministère chargé de la Santé était donc totalement absent de ce paysage-là. Il n’y avait pas vraiment d’expertise scientifique organisée à l’époque. C’était surtout des toxicologues, des médecins du travail qui pouvaient être consultés le cas échéant, au cas par cas – comme le souligne Denis Zmirou-Navier13, c’était la période de l’expertise individuelle : il y avait des experts individuels, il n’y avait pas d’expertise organisée, pratiquement pas d’épidémiologie. Il y avait l’épidémiologie des risques professionnels dans des unités Inserm, comme celles dirigées par Denis Hémon ou la mienne, mais rien d’organisé. Quelques enquêtes étaient faites – l’enquête SUMER (Surveillance médicale des risques professionnels) par le ministère du Travail ; les enquêtes Conditions de travail, les statistiques de maladies professionnelles et d’accidents du travail de la Sécurité sociale –, mais avec des limites importantes : SUMER ne concernait que les expositions et les conditions de travail, et pas du tout la santé ; les statistiques de la Sécurité sociale uniquement les 11 Rapport sur les effets sur la santé des principaux types d’exposition à l’amiante, Paris, Les Editions Inserm, 1997. En libre accès sur le site iPubli : https://www.ipubli.inserm.fr/bitstream/handle/10608/203/expcol1997amiante.pdf?sequence=1 12 Des images de la conférence de presse sont accessibles sur le site INA, France 2, Journal 20H -02.07.1996 -01:43 – vidéo, avec une interview de Marcel Goldberg, journaliste Marie Pierre Samitier, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cab96037645/metiers-risque-amiante 13 Publication Denis Zmirou-Navier dans ce numéro. | 71| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 cas indemnisés (dont on sait qu’ils sous-estiment très fortement la réalité). Bref, on était en mal de données à l’échelle de la population. À cette époque, la direction générale de la Santé avait créé en 1992 le Réseau national de santé publique (RNSP), un Groupement d’intérêt public (GIP) associant le ministère de la Santé, l’Inserm, et ce qui s’appelait à l’époque l’École nationale de la Santé publique. C’est en fait la préfiguration de la création de l’Institut de veille sanitaire (aujourd’hui Santé publique France) qui n’existait pas encore. À ce moment-là, outre mes fonctions de professeur à l’Université Paris V et de directeur de l’unité Inserm 88 « Épidémiologie, Santé publique et Environnement professionnel et général. Méthodes et applications », je travaillais comme conseiller scientifique dans les services médicaux d’EDF-GDF14 avec une collègue, Ellen Imbernon, médecin du travail et épidémiologiste. Nous avions mis en place au sein du service central de médecine du travail, une petite structure d’épidémiologie consacrée à la santé au travail parmi les travailleurs de l’entreprise. À la suite de conflits avec la direction, cette activité a été brutalement remise en cause en 1996 et nous avons quitté l’entreprise (Ellen Imbernon a été licenciée). Je suis alors allé voir Jean-François Girard, le directeur général de la Santé, et Jacques Drucker, le directeur du RNSP et premier directeur l’Institut de veille sanitaire en leur proposant de monter avec Ellen Imbernon, au sein de l’Institut de veille sanitaire en cours de préfiguration, un département Santé Travail consacré la surveillance épidémiologique des risques professionnels, dont bien entendu les risques liés à l’amiante. Ils m’ont donné leur feu vert. Cela a commencé ainsi, et de fait, la loi de 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et au contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme a créé l’Institut de veille sanitaire avec quatre départements thématiques : les maladies infectieuses, l’environnement, les maladies chroniques et traumatismes, et la santé au travail. Une structure publique consacrée à la surveillance épidémiologique en santé au travail sous la tutelle unique du ministère de la Santé, c’était vraiment une grande première. Elle avait sa déclinaison dans le Code de santé publique : la loi stipulait en effet que « les services de santé au travail [donc les services de médecine du travail des entreprises ou des services interentreprises (fournissent à l’Institut [de veille sanitaire) les informations nécessaires à l’exercice de ses missions ». Et surtout : « les entreprises publiques et privées fournissent également à l’Institut à sa demande toute information nécessaire à l’exercice de ses missions ». C’était une avancée majeure, même s’il y a eu dans les faits des réticences extrêmement fortes de la part du monde patronal. Nous avions proposé un programme de travail à cinq ans. Ce programme tournait en grande partie évidemment autour de l’amiante puisque cette problématique avait motivé la création du département Santé Travail. Plus largement, les grandes lignes des activités que nous souhaitions développer étaient la mise en place de dispositifs de surveillance épidémiologique, notamment des programmes de surveillance des cancers d’origine professionnelle, particulièrement des mésothéliomes, des troubles musculosquelettiques, des matrices emplois-expositions, l’analyse de la mortalité par profession, les relations entre statut de l’emploi et santé, la mise en place de réseaux de médecins du travail. Au début, nous étions très peu nombreux : Ellen Imbernon, une secrétaire à mi-temps et moi-même à temps partiel au moment de la création du département en 1998. Des recrutements ont eu lieu progressivement dans les années qui ont suivi et petit à petit, le département Santé Travail est devenu un organisme relativement important, comptant une cinquantaine de personnes en 2008. On a eu des débuts difficiles, avec une opposition extrêmement forte du monde institutionnel de la santé au travail : l’Institut de veille sanitaire était placé sous la tutelle unique du ministère de la Santé, alors que la santé au travail avait été jusqu’alors la chasse gardée du ministère du Travail. C’était un bouleversement majeur sur le plan institutionnel. Il y a eu vraiment des bagarres : le médecin inspecteur national à l’Inspection médicale du travail du ministère du Travail a menacé de démissionner si le département Santé Travail était créé (elle démissionna effectivement) ; les membres 14 Sur cette période, lire la contribution d’Yves Bouvier à ce numéro. | 72| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 de la commission Accidents du travail-Maladies professionnelles de la Caisse nationale d’assurance maladie (les cinq syndicats représentatifs et les représentants des employeurs) ont voté unanimement une pétition contre la création du département ! En conclusion Il me semble que l’expertise collective de l’Inserm sur l’amiante a joué un rôle considérable dans deux grands domaines. Tout d’abord, par son très fort retentissement médiatique et politique, elle a contribué à l’établissement d’une doctrine visant à séparer l’expertise scientifique proprement dite de la gestion des risques concernant la santé, qui était en pleine élaboration à cette époque. J’ai d’ailleurs été, dans la suite de l’expertise, invité à diverses reprises dans des contextes divers à participer à des conférences, débats… à apporter mon témoignage et à donner mon point de vue sur ce sujet. Il est vraisemblable que son « succès » ait permis que les pouvoirs publics prennent mieux conscience de l’intérêt et de l’importance d’une expertise scientifique indépendante, et contribué à la consolidation du programme des expertises collectives de l’Inserm, qui fonctionne toujours et qui est aujourd’hui considéré comme une activité évidente d’un organisme de recherche, Je suis persuadé que sans l’expertise amiante, il n’y aurait pas eu dans la loi de 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et au contrôle de la sécurité sanitaire, de dispositions concernant la santé au travail, ni de département Santé Travail au sein de l’Institut de veille sanitaire. Si aujourd’hui existe en France une expertise indépendante dans le domaine des risques professionnels (mais aussi dans d’autres domaines), appuyée sur des systèmes de surveillance opérationnels, on le doit en grande partie à l’expertise collective amiante de l’Inserm. | 73| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 | 74| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 | 75| LES CAHIERS DU COMITÉ POUR L’HISTOIRE | N°4 | RECHERCHE(S), SANTÉ ET ENVIRONNEMENT, XIXe-XXIe SIÈCLE VOL 1/2 Le Comité pour l’histoire de l’Inserm Inserm Bureau 1446 101, rue de Tolbiac, 75654, Paris Cedex 13 Plus d’information sur www.inserm.fr Contactez-nous en écrivant au secrétariat scientifique : celine.paillette@ext.inserm.fr | 76|