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L’acide g-aminobutyrique (GABA, gamma aminobutyric acid ) est une star depuis les années soixante. Neurotransmetteur phare de l’inhibition cérébrale, il est un facteur clé de la genèse des oscillations qui gèrent notre activité sensorielle, motrice, et notre capacité à intégrer des informations et à les retenir. Avec plus de 1 500 sous-unités possibles du récepteur GABA de type A (GABA A ), avec des réseaux de neurones GABAergiques d’une complexité inégalée, avec des terminaisons localisées sur des dendrites, des axones ou des corps cellulaires, l’analyse de ce système inhibiteur du système nerveux central est loin d’être achevée.
Une perte de cette inhibition joue un rôle important dans de nombreuses maladies neurologiques et psychiatriques. Les recherches sur les systèmes GABAergiques ont d’ailleurs permis de développer des anesthésiques, ainsi que des traitements des crises d’épilepsie, de la douleur, et de l’anxiété. L’histoire de la découverte du GABA mérite d’être contée car elle montre comment, en utilisant des techniques considérées frustres aujourd’hui, quelques scientifiques et médecins visionnaires ont pu en une décennie identifier l’agent phare de l’inhibition neuronale, le GABA et ses mécanismes d’actions. Kresimir Krnjevic (que nous appelions tous KK) qui vient de nous quitter, en fut un des acteurs clés (voir Encadré) .
En 1956, Ernst Florey et ses collègues montrent que des extraits d’un crabe (dit de Dungeness, un crabe trouvé sur la côte américaine de l’océan Pacifique) inhibent la contraction des pinces d’écrevisse : le facteur I (pour inhibition) est né. Une purification par cristallisation des extraits permet d’identifier le GABA dont les applications exogènes miment l’inhibition dans cette préparation [ 1 , 2 ]. En 1960, étudiant l’activité d’un neurone sensoriel isolé d’écrevisse, Stephen Kuffler, alors à l’université John Hopkins de Baltimore (États-Unis), montre que le GABA exerce aussi un rôle important dans l’inhibition présynaptique chez l’écrevisse [ 3 ]. Étudiant des muscles extenseurs de sauterelle, à New York, Harry Grundfest et ses collègues montrent, dans la même période, des propriétés semblables de l’inhibition GABAergique. L’inversion des courants endogènes inhibiteurs qui est mimée par le GABA est sensible aux taux d’ions chlorures intracellulaires (Cl - i ) suggérant que le récepteur-canal GABA est perméable aux ions chlorures [ 4 ]. La scène est prête pour l’entrée en piste de KK sur le cortex de mammifères.
Dans les années soixante, l’université de Camberra (Australie) était le centre d’excellence de la neurophysiologie avec Sir John Eccles (futur prix Nobel de physiologie ou médecine, reçu en 1963) et Ricardo Miledi (futur collaborateur de Sir Bernard Katz, autre prix Nobel reçu en 1970). KK s’y rend pour parfaire sa formation sur la jonction neuro-musculaire, mais également la moelle épinière, deux modèles de choix pour comprendre la transmission synaptique. Il accepte ensuite une proposition de diriger une équipe de recherche à l’institut de physiologie animale de Babraham (proche de Cambridge, Royaume-Uni), autre pépinière de talents (Hebb, Whittaker, Gaddum, Keynes et bien d’autres). Il fera avec ses élèves une série d’expériences clés. Utilisant la technique de micro-iontophorèse qu’il venait de développer, il applique des agents pharmacologiques localement, dans la proximité d’un neurone cortical. Dans un article intitulé « is GABA an inhibitory transmitter ? », KK montre avec Susan Schwartz que le GABA « imite l’action du transmetteur endogène du cortex, car, comme ce dernier, il hyperpolarise le potentiel de membrane et augmente la conductance membranaire. Les effets du GABA sont inversés quand les effets du médiateur endogène le sont » [ 5 ]. Le GABA a peu d’effets quand il est appliqué à l’intérieur du neurone – son action doit être externe – et a peu d’effets sur des cellules gliales. Ensuite, dans un autre article, KK montre que le GABA inhibe les neurones corticaux de lapin, de singe et de chat, alors que le glutamate les excite [ 6 ]. Enfin, dans le 3 e triptyque de ces articles clés, KK et John Kelly montrent en 1968 que l’inhibition corticale et celle de la moelle épinière s’exercent respectivement par l’intermédiaire du GABA et de la glycine. Ils apportent une touche finale à un débat entre les équipes de Camberra et de Babraham sur la nature du neurotransmetteur impliqué dans la médiation de l’inhibition dans ces structures [ 7 ]. Il a fallu par conséquent moins de dix ans pour que le facteur I de Florey de 1960 devienne le GABA, facteur inhibiteur des neurones corticaux, et la glycine facteur inhibiteur de ceux de la moelle épinière.
Prenant la direction du laboratoire de recherches sur l’anesthésie de l’université Mc Gill à Montréal (Canada), KK allait en faire un centre de recherche mondialement connu. Ses travaux porteront sur les actions de l’acétylcholine ou de catécholamines, sur les effets d’altération du métabolisme sur l’activité cellulaire, sur les mécanismes d’action de molécules anesthésiantes ou sur l’étude de maladies, notamment les épilepsies. Une telle frénésie de découvertes et la réputation de KK comme expérimentateur hors pair allaient exercer une attraction forte sur nombre de jeunes chercheurs notamment français. C’est le sujet de l’épilepsie sur lequel je commençais à travailler à l’époque qui m’a amené à faire un stage post doctoral à l’université Mc Gill. Avec KK, nous avons montré la fragilité de l’inhibition exercé par le GABA et le rôle de cette fragilité dans l’émergence de crises épileptiques [ 8 ]. L’activation électrique répétée de neurones corticaux enregistrée en intracellulaire in vivo produit un effondrement des potentiels post-synaptiques inhibiteurs GABAergiques. C’est après cet effondrement que sont générées des activités épileptiformes. La proximité et la bonne entente entre nous se sont poursuivies à Paris. Avec Enrico Cherubini et KK, nous avions alors placé des tranches d’hippocampe adulte et immature ensemble et montré qu’un épisode anoxique bloque la transmission synaptique adulte, mais pas la transmission jeune, illustrant la résistance des réseaux immatures au choc anoxique, dû à la chute brutale de la concentration en oxygène [ 9 ]. Ce travail est suivi d’une étude détaillée des effets de l’anoxie sur les courants voltage-dépendants pendant le développement ou encore les actions de l’acétylcholine sur les dendrites de neurones de l’hippocampe.
On ne tourne pas facilement la page de travailler avec KK ! L’essentiel des travaux que j’ai poursuivis depuis, que ce soit sur les mécanismes de la fragilité de l’inhibition GABA dans des modèles d’épilepsie, mais aussi dans des modèles d’autisme [ 10 ], avec des conséquences thérapeutiques [ 11 ] en témoignent. Ou encore, le shift excitation /inhibition du GABA pendant la maturation cérébrale [ 12 ]. L’étude des différentes facettes de l’inversion de la polarité du GABA dans les domaines de la recherche fondamentale et appliquée est loin d’être achevée ! Bravo l’artiste, tu nous manqueras.