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Med Sci (Paris). 37(8-9): 695–696.
doi: 10.1051/medsci/2021130.

Principe de précaution et Covid-19 : passion ou raison ?

William Dab1*

1Ancien directeur général de la santé, Professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Laboratoire « Modélisation, épidémiologie et surveillance des risques sanitaires » (MESuRS)292 rue Saint-Martin , 75003Paris , France
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MeSH keywords: COVID-19, Vaccins contre la COVID-19, Contrôle des maladies transmissibles, Démocratie, Santé environnementale, Union européenne, France, Mise en oeuvre des programmes de santé, Histoire du 20ème siècle, Histoire du 21ème siècle, Humains, Pharmacovigilance, Santé publique, Opinion publique, Appréciation des risques, Comportement de réduction des risques, SARS-CoV-2 , Thrombose, épidémiologie, prévention et contrôle, effets indésirables, législation et jurisprudence, méthodes, éthique, normes, étiologie

 

Socrate, comment vas-tu t’y prendre pour chercher une chose dont tu ne sais absolument pas ce qu’elle est ?

Quel point particulier entre tant d’inconnus proposeras-tu à ta recherche ?

Et à supposer que tu tombes par hasard sur le bon à quoi le reconnaîtras-tu puisque tu ne le connais pas ?

(Platon, Ménon).

Je plaide coupable : en 2005, alors que j’étais directeur général de la santé, j’ai soutenu le projet de Charte de l’environnement, aujourd’hui adossée à la Constitution. L’article 5 de cette Charte stipule : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en Ĺ“uvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». Je ne le regrette pas. Notre pays a plus souffert d’un déficit de précaution que de ses excès.

Depuis le rapport Kourilsky et Viney [ 1 ] au Premier ministre du 15 octobre 1999, la distinction entre la prévention et la précaution semble claire. La prévention concerne des dangers connus dont les risques sont évalués ; la précaution renvoie à des situations dans lesquelles les dangers ou les risques sont envisageables, mais incertains. Le principe de précaution est un principe d’action dans l’incertitude.

La formulation retenue pose cependant trois problèmes. À y regarder de près, ce principe n’est pas défini. Le texte parle de mesures « proportionnées », alors même que la situation est incertaine, d’où la question évidente : proportionnée à quoi ? Enfin, les modalités d’application de ce principe ne sont pas définies. Cependant, deux arguments ont motivé mon avis favorable. Le premier est que le principe s’adresse aux autorités publiques. C’est un principe de politique publique, alors même que les grandes crises de sécurité sanitaire des trente dernières années montraient que les ministères n’étaient dotés ni d’une doctrine claire d’action ni de moyens suffisants pour prendre à temps des décisions pour limiter les risques sanitaires. La nécessité d’agir en situation de preuve faible n’est pas une spécificité française ( cf . le principe 15 de la Déclaration de Rio [ 2 ] en 1992 ; article 174 du traité de l’Union européenne, devenu l’article 191 du titre XX [ 3 ]). Mais en France, la question a pris une ampleur particulière et une connotation sanitaire, suite au triple choc de la transmission transfusionnelle du sida, de l’accident nucléaire de Tchernobyl et de la crise de la vache folle. Trois dossiers sanitaires pour lesquels il y a eu dès le début, une négation du risque d’où s’est ensuivi, dans un mouvement de balancier dont notre pays est coutumier, un excès d’alarmisme.

Le second argument est qu’en situation d’incertitude, la Charte de l’environnement prescrit d’évaluer les risques. Non seulement, il ne s’agit donc pas comme l’affirment certains d’un principe anti-scientifique, mais c’est, au contraire, un appel fait à la science, pour réduire le plus possible l’incertitude sur l’existence, la gravité ou encore l’ampleur des risques.

Survient alors la Covid-19, l’exemple d’un mélange complexe de prévention et de précaution. En janvier 2020, la révélation du cluster de Wuhan est une situation de précaution maximale. Avec une rapidité remarquable, des connaissances viennent nous placer, en partie, sur le registre de la prévention : origine virale, modes de transmission, contagiosité, même en l’absence de symptôme (une différence majeure avec le SARS-CoV-1 de 2003), test RT-PCR 1 , facteurs de risque d’hospitalisation et de mortalité, estimation du taux de reproduction. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclare une urgence de santé publique de portée internationale le 30 janvier, mais le principe de précaution reste lettre morte.

D’autres incertitudes viendront émailler la progression de la pandémie, sans que le principe de précaution soit convoqué : efficacité des masques, potentiel de mutation du virus, efficacité des traitements médicamenteux, impact à moyen terme de la maladie, personnes âgées et personnes à risque, rôle des jeunes dans la circulation virale, en particulier les jeunes scolarisés, etc. C’est tout le problème : on a un principe, mais on n’a pas défini quand et comment l’activer.

C’est au sujet des effets thrombotiques du vaccin AstraZeneca que la précaution est mobilisée pour justifier une suspension de son administration. On sait aujourd’hui que la relation est causale et que le rapport bénéfice-risque reste très favorable après 60 ans. Mais au départ, il y a un dilemme : si les pouvoirs publics ne font rien, au motif que le niveau de preuve n’est pas suffisant et que d’autres cas graves surviennent, la crise est certaine, de même que la mise en examen du ministre. Si les pouvoirs publics suspendent la vaccination le temps d’y voir plus clair, cela va ébranler la confiance, donc la lutte contre l’épidémie. Aucune doctrine n’est là pour justifier l’action ou l’inaction.

Nous avons un principe, il nous faut une procédure pour concilier passion et raison !

Convoquer un principe sans le définir précisément et sans que son application opérationnelle soit précisée s’apparente à une pétition de principe. La France excelle dans la rédaction de principes, comme si leurs seuls énoncés suffisaient à changer la réalité. Et inévitablement, puisque l’on reste dans l’abstrait, les passions se déchaînent dans un pays marqué par une tradition de vifs affrontements politiques. On ne réfléchit pas à la manière d’appliquer ce principe le plus intelligemment possible. On est pour, on est contre, on s’invective dans un affrontement binaire qui laisse l’opinion incrédule, ce qui accroît sa méfiance envers la science et les gouvernants.

Un principe aussi vague ne peut donner lieu qu’à des interprétations divergentes et, au total, à produire plus de tensions que de solutions. Pour les uns, la seule possibilité de l’existence d’un danger suffit à caractériser un risque et à recourir au principe de précaution. Pour les autres, solliciter la précaution à tort et à travers est un gaspillage de ressources et un frein à l’innovation.

Comment trouver collectivement la voie d’une précaution démocratique conciliant l’innovation et la protection ? Peu de personnes revendiquent un risque nul, mais beaucoup demandent que les risques soient débattus. Il est temps de se réconcilier avec la précaution et, pour cela, traiter la question de la gouvernance de l’incertitude.

Si la science est indécise, il revient au politique d’arbitrer. La légitimité de ses décisions repose sur des arguments scientifiques et la qualité de la concertation. S’agissant des vaccins contre le SARS-CoV-2, certaines leçons du passé ont été retenues, notamment celle de l’importance d’un système de surveillance épidémiologique des effets désirables et indésirables. Mais la décision de suspendre le vaccin britannique n’a pas été concertée. Ce déficit de concertation a un double effet néfaste.

Les gouvernants sont confrontés à des controverses permanentes qui coûtent une énergie considérable et, par conséquent, la confiance n’est pas au rendez-vous et le complotisme prospère. D’où l’importance que les décisions soient argumentées sur des faits partagés. Une attitude plus ouverte, qui laisserait à la démocratie sanitaire des espaces de débats organisés, faciliterait considérablement la gestion des situations incertaines.

Invoquer la démocratie sanitaire, c’est organiser une réflexion collective, qui permette de tracer les lignes entre ce qui fait consensus ou pas. Ainsi, les décideurs connaîtront les clivages de l’opinion et les mesures qui seront acceptées et comprises et celles qui seront controversées. De plus, sur les points de divergences, les décideurs pourront argumenter leurs choix. Ils ne convaincront sûrement pas tout le monde, mais le sens des décisions sera explicite. La démocratie sanitaire n’est pas une concession à laquelle les décideurs doivent se résigner. C’est la condition d’un principe de précaution raisonné. Une telle posture aurait permis une pédagogie de l’incertitude et de mieux faire comprendre ainsi la décision de suspendre le vaccin AstraZeneca. Le temps perdu n’est pas un argument. Ce que l’on croit gagner avant, on le perd après.

Invoquer un principe général sans s’attacher aux modalités de son application, c’est exacerber les passions. Si on construisait collectivement une procédure de précaution, ce serait un gage de raison, à condition que ce soit une procédure scientifique fondée sur des données et non sur des opinions et prenant en compte les craintes de la population. On pourrait alors construire des consensus d’action débouchant sur des mesures dans la double acception de ce terme : mesurer et agir.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Le test de RT-PCR ( reverse transcription-polymerase chain reaction ) consiste à transcrire in vitro l’ARN du virus SARS-CoV-2 en ADN (l’étape de « transcription inverse ») dont la quantité est ensuite accrue grâce à la réaction de PCR. Cette technique permet de détecter de très faibles quantités d’ARN viral et donc de très faibles quantités de virus présents dans un échantillon issu d’un prélèvement, par exemple nasopharyngé.
References