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Med Sci (Paris). 37(6-7): 647–653.
doi: 10.1051/medsci/2021093.

Sociologie de la contraception en France

Alexandra Roux1,2*

1École des hautes études en sciences sociales (EHESS)/Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS), Campus Condorcet, Bâtiment Recherche Sud , 5 cours des Humanités , 93322Aubervilliers , France
2Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société (Cermes3), Chercheure associée 
Corresponding author.
 

Vignette (© Inserm/Universcience/CNDP/Picta productions-Véronique Kleiner).

Les études sur la contraception ont constitué un champ très dynamique des sciences sociales à partir des années 2000. Elles ont prolongé des travaux fondateurs qui ont été publiés dès les années 1980, s’intéressant à l’histoire [ 1 - 4 ], à la sociologie [ 5 , 6 ] ou à la démographie [ 7 - 9 ]. Nous présentons une synthèse de ces travaux, et quatre types d’approche de la contraception, chacun renvoyant à une problématique en sociologie : une sociologie du recours contraceptif et de la demande en contraception ; une sociologie de l’offre contraceptive et des travaux portant sur la prescription, la production ou la promotion de contraceptifs ; des approches plus macro-sociologiques, portant sur les institutions qui façonnent les systèmes contraceptifs à l’échelle nationale, et, finalement, sur les inégalités sociales d’accès à la contraception.

La demande en contraception : une sociologie des usagères et des usagers

Depuis les années 1970, plusieurs enquêtes démographiques nationales [ 7 - 10 ] ont permis de documenter l’évolution du recours contraceptif en France [ 50 ] ( ).

( ) Voir la Synthèse de M. Le Guen, page 641 de ce numéro

Ces travaux se sont ainsi centrés sur les pratiques contraceptives des femmes, même si certains mettent en évidence l’intérêt d’interroger également les hommes [ 7 , 11 ]. En retraçant des parcours contraceptifs, à partir d’entretiens biographiques complétés par des données quantitatives, ils ont permis de mettre en évidence la montée, dans les années 1990-2000, d’une « norme contraceptive française » [ 12 ]. Cette norme se caractérise par le recours initial au préservatif, en début de vie hétérosexuelle, puis par un usage de la pilule, lorsque les personnes vivent en couple stable, et, enfin, par le recours au dispositif intra-utérin (DIU) comme « contraception d’arrêt », lorsque les femmes souhaitent ne plus avoir d’enfants. Elle est également marquée par le faible recours à la stérilisation, contrairement à d’autres pays [ 13 ]. La force de cette norme, particulièrement dans les années 1990 et 2000, interroge par rapport à d’autres modèles où les parcours contraceptifs sont beaucoup plus diversifiés, en termes de types de méthodes et d’enchaînement de différentes séquences contraceptives [ 13 , 14 ]. Ces recherches ont également permis de questionner la notion d’efficacité des contraceptifs, en montrant, par exemple, que l’efficacité de telle ou telle méthode n’était pas une donnée simplement mesurable a priori – ce que suggère la notion « d’efficacité théorique » –, mais qu’elle était liée au contexte de prise et à l’adéquation entre la méthode et les préférences et le mode de vie des usagères et des usagers. Tout comme les approches en sociologie du médicament, qui questionnent les déterminants ou les obstacles à l’observance d’un traitement, ces travaux ont permis de montrer que la pilule, considérée en France comme la méthode la plus adaptée aux femmes entre 15 et 35 ans, était responsable d’un tiers des échecs contraceptifs [ 15 , 16 ].

La sociologie des usagères et des usagers de contraceptifs s’intéresse également aux conditions du choix d’une méthode, et aux personnes consultées pour ce choix [ 17 , 18 ], aux négociations entre partenaires [ 6 , 19 , 20 ] et à la question du partage de la responsabilité contraceptive [ 12 , 14 ]. Ainsi, même si certaines méthodes sont considérées comme plutôt « féminines » (comme la pilule, le DIU, l’implant), et d’autres plutôt comme « masculines » (comme le préservatif ou le coït interrompu), leur prise en charge est la plupart du temps assurée par les femmes [ 19 ], même si certains partenaires masculins contribuent financièrement ou aident à porter la charge mentale de la contraception [ 20 ]. Contrairement à l’idée reçue que les femmes devraient « naturellement » assumer la responsabilité de la contraception, car elles seules subiraient sur leur corps les conséquences d’une grossesse non prévue, des travaux socio-historiques ont néanmoins révélé, qu’en France comme dans d’autres pays, la prise en charge de la contraception était, par le passé, considérée comme une responsabilité d’hommes [ 2 , 3 , 21 , 22 ], avant de devenir, à partir des années 1970 et de la médicalisation de la contraception, une « affaire de femmes » [ 14 , 23 ].

Ces recherches permettent également d’interroger la manière dont les méthodes contraceptives s’insèrent dans le quotidien des partenaires, et notamment dans leur sexualité [ 23 ], afin de comprendre les représentations sociales qui entourent les méthodes et leur mise en œuvre, et la manière dont ces objets ou techniques s’inscrivent dans les « scripts » de la sexualité. Le préservatif, par exemple, autrefois associé en France à la prostitution et à la protection contre les maladies vénériennes, connaît un regain d’intérêt à partir des années 1990, dans le contexte de la prévention de l’épidémie de VIH-sida (virus de l’immunodéficience humaine/syndrome d’immunodéficience acquise). Il est, depuis, de plus en plus associé à une période de jeunesse et d’activité sexuelle [ 24 ]. Il est également perçu comme un objet préventif et contraceptif dans un cadre extra-conjugal, d’où sa faible utilisation au sein des couples les plus stabilisés, même dans le cas de multipartenariats [ 25 ]. La contraception orale, elle, permet de dissocier le temps de la sexualité et celui de la mise en œuvre de la pratique contraceptive, ce qui a longtemps été considéré comme une source de son efficacité, car pouvant faire l’objet d’une meilleure planification par rapport aux méthodes liées à l’acte sexuel.

Plus récemment, à l’aune de la crise médiatique de 2012-13 autour des pilules de troisième et quatrième générations, plusieurs enquêtes essayent de comprendre la désaffection des femmes vis-à-vis de cette méthode, déjà perceptible dans les enquêtes socio-démographiques au milieu des années 2000 [ 10 , 26 ]. Cette tendance suggère une méfiance accrue des femmes vis-à-vis du médicament [ 27 ], une moindre tolérance à ses effets secondaires, ou encore un rejet des traitements hormonaux, s’inscrivant parfois dans un questionnement écologique ou éco-féministe, conduisant certaines femmes à adopter des méthodes non médicalisées, comme les méthodes d’observation du cycle menstruel ou les méthodes barrières [ 28 ]. D’autres travaux en cours suggèrent que, plutôt que d’une désaffection de la pilule, il s’agirait d’un effet de génération, les nouvelles générations adhérant moins que les précédentes au modèle de la norme contraceptive initialement instituée [ 29 , 30 ].

La question du choix de la méthode qui sera utilisée amène à s’interroger sur le rôle d’un autre type d’acteur, central en sociologie de la contraception : les prescripteurs et les prescriptrices, qui sont dans deux tiers des cas les interlocuteurs et les interlocutrices privilégiés des femmes pour choisir leur méthode contraceptive (enquête Cocon 2000) [ 29 ]. Prendre en compte le rôle de ces acteurs renvoie plus généralement aux approches sociologiques qui s’intéressent à l’offre contraceptive, dans ses multiples composantes : production, promotion et prescription.

Production, promotion, prescription : une sociologie de l’offre

Les travaux sur le rôle des industries pharmaceutiques dans l’orientation de l’offre contraceptive, quoique rares, s’inscrivent dans un riche champ de recherches sur le secteur pharmaceutique et son influence sur les pratiques médicales [ 31 , 32 ]. Cet acteur intervient en effet à deux niveaux : dans la production de médicaments ou dispositifs médicaux [ 32 , 33 ], et dans leur promotion [ 29 , 33 ]. Ces enquêtes soulignent les tendances du secteur pharmaceutique ces quarante dernières années : la baisse de l’investissement en Recherche et Développement, et conséquemment, la baisse de l’innovation au sein des firmes elles-mêmes, la vente des licences les moins lucratives, les stratégies face à la politique des génériques, la financiarisation du secteur [ 31 , 33 ]. Dans le sous-secteur des contraceptifs, cela se traduit, depuis la fin des années 1980, par un faible degré d’innovation dans les molécules ou les dispositifs, mais aussi par des innovations régulières dans le mode d’administration de produits hormonaux, et dans leur marketing. Autrement dit, selon Emila Sanabria, anthropologue à l’université de Cambridge (Royaume-Uni), il s’agit de plus en plus pour les industries de proposer « la même chose dans une autre boîte », et d’innover sur la marque, plutôt que sur la composition des produits [ 34 ]. Au niveau marketing, on note également, depuis les années 1980, la multiplication des segments de marchés visés, perceptible dans l’augmentation, pour chaque firme, du nombre de marques mises sur le marché, de composition similaire mais aux doses d’hormones variables. La promotion des DIU dans les années 1980 disparaît ainsi dès les années 1990, période à laquelle les pilules de troisième génération et les anti-acnéiques font l’objet d’une promotion sans précédent dans la presse médicale et via les visites médicales dans les cabinets privés [ 29 ].

Outre leur rôle dans la production et la promotion de contraceptifs, les industries pharmaceutiques influencent également la prescription, notamment par le marketing scientifique [ 32 ], c’est-à-dire par le façonnement des catégories médicales et scientifiques qui régissent le cadre de prescription d’un produit, au-delà de son emballage et de la stratégie de vente elle-même. La promotion d’un produit est donc profondément liée à sa production comme à sa prescription : ces trois aspects sont trois facettes d’un objectif commun qui vise à façonner des marchés afin de diffuser des produits pharmaceutiques. Pour la contraception, on observe ainsi une forte proximité entre les catégorisations médicales promues par l’industrie (notamment en termes d’efficacité, d’innocuité et de tolérance des méthodes) et celles défendues par certains experts, également proches de l’industrie. On retrouve aussi ces catégorisations dans la formation médicale dans le domaine de la contraception très centrée, en France, sur la pilule [ 29 , 35 ]. La centralité de la pilule – parfaitement en phase avec les intérêts économiques des industries pharmaceutiques – est aussi perceptible dans les logiques de prescription des professionnels et professionnelles, et dans la hiérarchisation qu’ils ou elles opèrent entre les différentes méthodes de contraception [ 36 ], qui recoupe, très largement, la norme contraceptive observée dans les pratiques : la pilule, prescrite en première intention, puis le DIU, en seconde intention, ou au-delà d’un certain âge, et dans les cas où des contre-indications existeraient pour ces deux méthodes, la prescription de spermicides ou d’implants.

Plus largement, ces travaux suggèrent le rôle des professionnels et des pofessionnelles dans le façonnement de la « demande » en contraception et dans l’apprentissage des normes corporelles et sexuelles liées à la maîtrise de sa fécondité [ 18 , 37 , 38 ]. La sociologue Lucile Ruault montre, par exemple, les stratégies que des gynécologues utilisent pour disqualifier une méthode auprès de leurs consultantes en contraception, notamment en fonction de leur âge : une même méthode, comme le DIU, est ainsi alternativement présentée à des femmes jeunes comme « très à risque », très douloureuse et comportant de nombreux échecs, tandis qu’elle est proposée pour des femmes de plus de 35 ans, comme une méthode parfaitement confortable, bien acceptée et sans risque, les pilules œstro-progestatives étant plus à risque de thrombose et d’accidents vasculaires pour cette catégorie d’âge. Pour ces dernières, le préservatif est systématiquement banni et disqualifié au cours des consultations, car associé, dans les propos des médecins, à la jeunesse et à l’immaturité, et donc ne convenant pas à des femmes d’âge mature [ 38 ]. Plusieurs recherches montrent le rôle de la profession médicale, et des catégorisations qu’opèrent ces praticiens et ces praticiennes, dans la restriction de l’offre proposée aux usagères et aux usagers, et donc de l’accès au choix pour leur contraception [ 36 , 39 ]. Dans certains cas, les patientes qui refusent les méthodes médicalisées voient leur capacité de compréhension de la contraception ou des méthodes remise en question par les professionnels et les professionnelles, et in fine , leur « compétence contraceptive » contestée, particulièrement chez les femmes jeunes que les praticiens et les praticiennes orienteront principalement vers les pilules contraceptives, sans évoquer l’ensemble du panel des méthodes [ 39 ].

Il faut enfin tenir compte, dans l’orientation de l’offre contraceptive, d’un secteur de la profession médicale dont le rôle est axé sur la prescription contraceptive : la gynécologie médicale, une particularité française de l’offre de soins [ 28 , 37 , 38 , 40 , 41 ]. À partir des années 1960-1970, en France, la prescription contraceptive a été majoritairement assurée par cette spécialité médicale, formée à l’endocrinologie et exerçant le plus souvent en cabinet de ville. Dans d’autres pays, cette prescription contraceptive était davantage le fait de médecins généralistes, ou d’une pluralité de professionnels et professionnelles de santé, incluant des infirmières, s’adressant, pour certains et certaines, aussi bien aux hommes qu’aux femmes [ 13 ]. Le monopole de prescription de cette spécialité en France a ainsi joué un rôle essentiel dans la féminisation de la responsabilité contraceptive [ 14 , 29 , 41 ]. Historiquement, cette spécialité est très impliquée dans le développement de l’expertise médicale en contraception [ 40 , 41 ]. Elle apparaît, dans les enquêtes quantitatives, comme la spécialité la plus attachée au monopole de prescription de la contraception détenu par les médecins [ 36 ]. Bien qu’en 2016, la prescription contraceptive reste encore assurée à 71 % par les gynécologues [ 42 ], l’extension de la prescription contraceptive aux sages-femmes, en 2009, est sans doute amenée, à terme, à reconfigurer les rapports entre professionnels et professionnelles d’une part, et usagers et usagères du système de soins d’autre part.

Quelle politique contraceptive ? Une sociologie des institutions

Le rôle dévolu aux professionnels et aux professionnelles de santé dans la prescription contraceptive, la marge de manœuvre qu’ont les industries pharmaceutiques pour influencer cette prescription, et plus généralement, la régulation de ces produits et leur promotion par les pouvoirs publics, tout cela s’inscrit dans un système contraceptif défini le plus souvent à l’échelle nationale, ce dont rend compte une sociologie davantage centrée sur les institutions.

Des approches comparatives ont permis de mettre en perspective et d’identifier des composantes nationales de la structuration de l’offre contraceptive [ 13 ]. En effet, la comparaison du système français avec d’autres systèmes contraceptifs permet de montrer à quel point le système français est « pilulocentré » [ 29 ]. Elle montre la possibilité d’orientations très différentes de politiques contraceptives, certains systèmes de santé favorisant le recours aux méthodes de long cours ou définitives (comme le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada), et/ou aux méthodes barrières, comme le préservatif (au Japon, au Royaume-Uni, en Espagne). Ces différences d’orientation des politiques de santé révèlent le rôle de la réglementation de l’utilisation des différentes méthodes, avec, par exemple en France, un recours très marginal aux méthodes dites définitives, à savoir la stérilisation tubaire et la vasectomie. Contrairement à d’autres pays où il s’agit de méthodes d’arrêt utilisées par une grande partie de la population (aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, au Brésil), ces méthodes ne font l’objet, en France, d’une réglementation qu’à partir de 2001. Elles sont peu abordées dans la formation médicale sur la contraception [ 13 ].

Les décisions d’octroyer ou de retirer l’autorisation de mise sur le marché d’un produit constituent un outil de régulation des médicaments et de dispositifs pharmaceutiques, longtemps restée une prérogative des États-nations, mais qui tend à s’intégrer dans des instances à une échelle supranationale (comme l’Agence européenne des médicaments [AEM], en charge de la surveillance des médicaments au sein de l’Union européenne).

La question du remboursement des méthodes de contraception par l’Assurance maladie, ou par les assurances santé, et la manière dont ces acteurs de santé facilitent l’accès à l’une ou l’autre des méthodes, est aussi un élément à prendre en compte. Aux États-Unis, les différentes générations de pilules n’étant pas remboursées, elles apparaissent comme des méthodes plus onéreuses pour les usagers et usagères que les méthodes à long cours. Les décisions de rembourser ou de dérembourser certaines catégories de produits jouent donc sans doute un rôle important dans leur légitimation sociale : le remboursement de la pilule, en France à partir de 1974, s’est accompagnée d’un recours croissant à cette méthode contraceptive dans les décennies qui ont suivi. À l’inverse, la décision de ne pas proposer le remboursement des pilules de quatrième génération, au moment de leur commercialisation dans les années 2000 1, , ou la décision, début 2013, de la ministre des Affaires Sociales et de la Santé de dérembourser les pilules de 3 e génération, constituent autant de choix politiques qui envoient un signal sur l’enjeu social que représente chaque méthode [ 27 ]. Cette décision n’est sans doute pas sans lien avec la baisse du recours à ce type de pilules dans la période récente [ 43 ]. Les politiques d’informations et de prévention en matière de contraception, et la mise en place d’une politique d’éducation sexuelle à destination des enfants et des adolescents et adolescentes, constituent un élément important de la construction des représentations qu’auront ces personnes des différentes méthodes de contraception, et de la transmission des normes en matière sexuelle et contraceptive [ 18 , 39 ].

Un dernier élément, déterminant, est le degré d’intervention des instances de santé publique sur les pratiques des prescripteurs et des prescriptrices. Au Royaume-Uni, par exemple, les pratiques des professionnels de santé sont très règlementées par les instances de santé publique, et plus généralement par l’État, et l’autorisation de prescrire tel ou tel médicament ou dispositif est conditionnée par le respect des professionnels et des professionnelles de santé des protocoles édictés, et par le fait qu’ils ou elles satisfassent à la mise à jour de leur connaissance via les dispositifs de formation continue [ 13 ]. En France, les prescripteurs et les prescriptrices sont principalement des médecins exerçant en secteur libéral. Ils sont théoriquement tenus par une obligation de formation continue, mais, dans les faits, ils s’y tiennent rarement, par manque de temps ou pour des questions de coût de la formation. La formation initiale en contraception est limitée, du moins jusqu’au concours de l’internat, puis elle est très variable selon les spécialités, et ce, bien que tous (et toutes) les médecins soient habilités à prescrire des contraceptifs [ 35 ]. Des travaux ont montré que plus les professionnels et les professionnelles sont formés à la contraception, notamment via les dispositifs de formation continue, et plus ils et elles recommandent une diversité de méthodes, sans discrimination a priori entre celles-ci. À l’inverse, moins les médecins sont formés, et plus ils ont une prescription restrictive, limitée le plus souvent à la pilule, parfois au dispositif intra-utérin [ 36 ].

Tous ces éléments de contexte institutionnel conditionnent ainsi un accès à la contraception plus ou moins égal selon les pays, renvoyant à la question des inégalités dans l’accès à la contraception, et dans les choix contraceptifs.

Les inégalités sociales d’accès à la contraception

Ces cinquante dernières années, plusieurs études ont montré l’inégal accès aux innovations médicales contraceptives selon la classe sociale [ 7 , 17 ]. C’est notamment le cas des pilules de 3 e puis de 4 e générations, qui sont arrivées sur le marché à partir des années 1990, et qui sont davantage utilisées par les femmes des classes favorisées [ 17 ]. La différenciation sociale dans l’accès à cette contraception pourrait être liée au prix des produits proposés, relativement élevés quand ils sont mis sur le marché, et pour la plupart non remboursés, ou remboursés par des mutuelles plus onéreuses. Ces recherches pointent également l’inégal accès aux cabinets de gynécologie médicale, dans lesquels l’offre de soins est plus individualisée [ 17 , 43 ]. Ceux-là sont davantage l’apanage des classes supérieures, en raison de disparités géographiques de leur implantation, mais également du fait d’enjeux économiques, les consultations donnant fréquemment lieu à des dépassements d’honoraires, que les familles modestes sont moins enclines à payer [ 17 , 26 ], ou ne peuvent payer.

Ces dynamiques s’observent également dans le contexte de la « crise des pilules » de 2012-2013, très médiatisée en France, et qui semble avoir conduit à une recomposition des inégalités d’accès à la contraception [ 26 , 43 , 44 ]. Si l’on constate, entre 2010 et 2016, une baisse générale du recours à la pilule dans toutes les classes sociales, celle-ci se traduit par une hausse du recours au DIU chez les femmes de classes supérieures et, dans une moindre mesure, chez les femmes de classes moyennes, que l’on n’observe pas chez les femmes appartenant aux classes populaires [ 43 ]. Ces données révèlent des différences sociales dans la réception de la controverse sanitaire [ 27 ]. Elles rappellent également les inégalités dans l’accès aux gynécologues, davantage susceptibles de prescrire un DIU que les généralistes [ 42 ].

Dans la lignée des travaux classiques réalisés en sociologie de la médecine, plusieurs recherches ont montré que le déroulé d’une consultation chez un professionnel ou une professionnelle de santé variait selon les caractéristiques sociales des patients et des patientes, révélant des rapports de pouvoir entre médecins et personnes en demande de contraception [ 5 , 10 , 17 , 39 , 42 , 45 ]. Nathalie Bajos et ses collègues ont ainsi montré que les gynécologues proposent plus systématiquement des pilules de troisième génération aux femmes appartenant à des classes supérieures qu’aux autres catégories de femmes, accentuant les inégalités déjà produites par l’accès différencié à ces spécialistes. Les médecins généralistes sont moins susceptibles d’orienter leurs recommandations en fonction de la classe sociale de leurs consultantes [ 17 ]. La prescription des pilules de nouvelle génération et l’ajustement des doses, de manière personnalisée selon les consultantes, s’inscrit dans la rhétorique professionnelle de la gynécologie médicale, qui s’auto-définit comme centrée sur un suivi individuel et sur l’écoute des femmes [ 37 , 38 , 41 ]. Ce suivi personnalisé, davantage proposé aux femmes des catégories supérieures, se retrouve hors de France, dans d’autres contextes géographiques comme l’a décrit Emilia Sanabria dans le cas du Brésil [ 46 ].

Les dynamiques sociales de la consultation médicale peuvent donc accentuer les inégalités pour l’accès aux méthodes de contraception : le choix offert aux femmes apparaît en effet comme d’autant plus respectueux de leurs préférences que leur position dans la hiérarchie sociale est élevée (et que l’on se rapproche des représentations sociales caractéristiques des prescripteurs et prescriptrices).

Ces inégalités sociales et économiques sont amplifiées par les discriminations à l’accès aux différentes méthodes de contraception que subissent les personnes perçues comme faisant partie des « marginalités contraceptives ». Les travaux d’Hélène Bretin sur les contraceptifs injectables [ 5 , 45 ], ou, plus récemment, son travail mené en collaboration avec Laurence Kotobi sur les implants [ 47 ], permettent de comprendre l’assignation qui est faite de certaines méthodes contraceptives à des femmes qui sont, médicalement ou socialement, qualifiées de « hors norme », c’est-à-dire des femmes susceptibles de ne pas s’insérer dans le cadre de la norme contraceptive française. Les méthodes hormonales alternatives à la pilule qui leur sont présentées, très peu utilisées en France au moment des enquêtes réalisées dans les années 1990 et 2000, et qui restent aujourd’hui marginales dans les pratiques [ 26 , 43 , 47 ], ne sont proposées par les médecins que lorsque ceux-ci jugent ces femmes incapables de prendre assidument la pilule ou d’avoir un suivi gynécologie régulier, en raison de leur faible niveau d’instruction, de leur précarité sociale et économique, ou de leur absence de maîtrise de la langue française dans le cas des femmes étrangères. Elles sont souvent préconisées chez les personnes en situation de handicap mental [ 5 ]. Les rapports de classe dans lesquels s’inscrit l’étiquetage de l’incapacité contraceptive de ces femmes se doublent, dans certains cas, de rapport de pouvoir dits « ethno-raciaux », puisque cette méthode est plus systématiquement proposée à des femmes étrangères, nées dans des pays du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne, qu’à des femmes françaises ou nées dans d’autres zones géographiques [ 45 , 47 , 48 ]. La sociologue Hélène Bretin note ainsi que : « s’appuyant sur des représentations partielles de la culture maghrébine, la pratique qui se conçoit et s’énonce comme un soutien à des femmes démunies est une réponse médicalisée à la différence sociale et culturelle » [ 45 ].

Dans des cas plus extrêmes, les processus d’étiquetage et de réassignation culturelle peuvent conduire à ne même plus proposer de contraception, comme dans le cas de la prise en charge hospitalière des femmes identifiées comme roms , qui ont été étudiées par Dorothée Prud’Homme [ 49 ]. En effet, dans le service de gynécologie obstétrique qu’elle a suivi, les médecins considéraient comme trop difficile et trop coûteux en temps d’aborder la question de la contraception avec les patientes (notamment les jeunes) qu’ils et elles identifiaient comme roms . Ces médecins renonçaient, la plupart du temps, à évoquer les possibilités contraceptives avec ces patientes, au nom du respect de la différence culturelle, dans une vision stéréotypée de cette communauté, qui assignerait les femmes très tôt et de manière durable à la maternité. Or, comme le montre Dorothée Prud’Homme, ces représentations sont parfois en décalage avec les attentes de ces femmes elles-mêmes, qui souhaiteraient obtenir des informations sur les contraceptifs. Mais elles éprouvent souvent des difficultés à exprimer cette demande, du fait de décalages linguistiques, et de rapports de pouvoir (de classe et ethniques) perçus dans le cadre de la consultation médicale.

Conclusion

La sociologie de la contraception constitue un champ de recherche dynamique en sciences sociales. Elle permet non seulement d’acquérir une meilleure compréhension des modalités de l’offre et de la demande contraceptives, des institutions de santé à l’échelle nationale et supranationale, mais également d’interroger les conditions de l’accès aux différentes méthodes et à l’innovation dans ce domaine. Si cet accès est encore aujourd’hui traversé par des rapports de pouvoir (de genre, de classe, ethnique, d’âge), les travaux en sociologie gagnent en visibilité, permettant aux diverses instances impliquées de s’interroger sur la manière de créer les conditions d’un choix éclairé respectueux des préférences individuelles. Plus largement, ces travaux permettent d’interroger la spécificité d’un modèle contraceptif centré sur la pilule, en le mettant en perspective avec d’autres systèmes nationaux, dans un contexte où le recours à cette méthode semble de plus en plus faire l’objet de remises en cause, notamment de la part des utilisatrices elles-mêmes.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Cette décision était fondée sur l’évaluation de ces produits, dans le cadre de la demande d’autorisation de mise sur le marché, pour laquelle les autorités sanitaires n’ont pas estimé que le service médical rendu était suffisant pour justifier le remboursement, par rapport aux pilules déjà existantes sur le marché.
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