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Med Sci (Paris). 37(4): 386–391.
doi: 10.1051/medsci/2021036.

L’enfance du pouvoir
Une question de genre ?

Rawan Charafeddine1* and Jean-Baptiste van der Henst2**

1Institut des sciences cognitives Marc Jeannerod, Laboratoire langage cerveau cognition, CNRS, Université Lyon 1, UMR 5304 , 67 boulevard Pinel , 69675Bron , France
2Centre de recherche en neurosciences de Lyon, équipe trajectoires, CNRS UMR 5292, Inserm UMR-S 1028, université Lyon 1 , 16 avenue Lépine , 69676Bron , France
Corresponding author.
 

Vignette (Photo © Jean-Baptiste van der Henst).

La croyance en un pouvoir masculin ?

« Enfance ». C’est le terme que choisit Simone de Beauvoir pour intituler le premier chapitre du tome II de son ouvrage Le Deuxième Sexe . Le texte s’ouvre par ce qui deviendra un emblème du féminisme et le slogan de nombreuses luttes pour l’égalité : «  On ne naît pas femme : on le devient » . Mais on occulte parfois que c’est dans une réflexion sur l’enfance que la philosophe inscrit le devenir culturel des femmes. Les enfants, selon qu’ils naissent avec un sexe mâle ou femelle, ne vont pas être confrontés au même environnement. Chaque palier de la société, familial, scolaire, religieux ou politique, va contribuer à la fabrique des filles et des garçons, selon des modalités bien différentes : «  La passivité qui caractérisa essentiellement la femme ‘féminine’ est un trait qui se développe en elle dès ses premières années. Mais il est faux de prétendre que c’est là une donnée biologique ; en vérité, c’est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société » [ 1 ].

Simone de Beauvoir dépeint ainsi par le menu les pratiques de son époque, qui conduisent, dès le plus jeune âge, à une ligne de partage genrée du corps social. Aux fillettes, on octroie étreintes, baisers et caresses ; on respecte leurs larmes et on encourage leur coquetterie. On refuse tout cela aux garçons, car on envisage pour eux des destinées plus héroïques, nourries de courage, d’orgueil et de virilité. Le pénis sert d’alibi à la valorisation du petit garçon ; son corps doit lui servir à grimper aux arbres, à conquérir le monde. À la fille, on inculque la dépendance, l’intériorité et le soin d’autrui. Plus de droits et de liberté pour les garçons, plus de révérence et d’obligations pour les filles. Au sein de la famille, l’autorité du père est indépassable et, lorsque s’exerce celle de la mère, c’est d’une façon plus résolue, plus récurrente, plus aliénante pour les filles que pour les garçons. En dehors de la famille, les productions culturelles proposées aux enfants – livres, chansons, légendes ou personnages historiques – regorgent de la prééminence masculine à laquelle les femmes doivent s’abandonner par amour ou y déférer par faiblesse. Dans les écoles mixtes, on tolère l’oppression des filles par les garçons comme présage à l’institution de subordination qu’est le mariage. La ligne de partage est donc hiérarchique : la suprématie du côté masculin, la servitude du côté féminin.

Aujourd’hui encore, le pouvoir se pose comme une notion centrale des réflexions sur les rapports de genre. Qu’il s’agisse des violences sexuelles (comme avec #MeToo) 1, , des inégalités salariales, ou du quotidien conversationnel (comme avec mansplaining ) 2 , c’est la confiscation du pouvoir par les hommes qui constitue un élément moteur des études de genre [ 2 , 3 ]. Au niveau sociétal, la mise en question des masculinités hégémoniques en vient également à convoquer l’enfance et l’éducation [ 4 - 6 ]. L’intuition qui prévaut est que les individus ne peuvent se départir de présupposés inégalitaires si leur développement s’effectue dans un contexte marqué du pouvoir masculin. L’enfance est alors vue comme le point de fixation de croyances genrées indélébiles. Mais que sait-on des représentations enfantines du genre et du pouvoir ? Les humains font-ils le lien entre pouvoir et masculinité dès leur prime enfance ? Et cela diffère-t-il selon que les enfants se construisent comme filles ou comme garçons, ou selon l’âge, l’environnement familial, ou encore selon les pays dans lesquels ils grandissent ? Si depuis Le Deuxième Sexe , les recherches n’ont cessé d’éclairer les dynamiques du pouvoir masculin [ 2 , 3 ], les questions sur les représentations enfantines d’un pouvoir genré dans les rapports filles-garçons restent encore largement sans réponse.

Une étude empirique chez les tout petits

Dans une étude publiée en 2020 [ 7 ], nous avons abordés certaines de ces questions par une série d’expériences du type de celles que mènent les psychologues du développement. Auparavant, plusieurs études avaient examiné les perceptions enfantines des hiérarchies de genre à travers le statut social. Par exemple, dans l’une d’elles, un groupe d’enfants âgés de 6 à 8 ans et un groupe d’enfants âgés de 11-12 ans devaient évaluer le statut de métiers fictifs exercés soit par des femmes, soit par des hommes [ 8 ]. Les résultats montrèrent que les enfants plus âgés attribuaient un statut plus élevé aux métiers des hommes qu’à ceux des femmes. Mais cette conscience d’une hiérarchie de genre apparaissait tardive, car les plus jeunes accordaient le même niveau de statut aux métiers masculins et féminins [ 9 ]. Cette différence d’acuité entre plus jeunes et plus âgés se retrouve aussi lorsqu’on demande d’identifier qui, en général, entre les hommes et les femmes, sont les plus respectés ou ont le plus de pouvoir [ 10 ].

Mais concevoir la notion de prestige professionnel, ou envisager ce que signifie le respect et le pouvoir au niveau d’entités aussi générales que les hommes et les femmes, requiert un niveau d’abstraction élevé. Il n’était donc pas à exclure qu’une asymétrie de genre plus concrète, située dans l’ici et le maintenant avec des personnages physiquement incarnés et inscrits dans une interaction tangible, puisse faire sens à un âge bien plus jeune. C’est précisément la démarche que nous avons suivie dans l’étude publiée en 2020. Celle-ci fut impulsée par des travaux de psychologie développementale qui présentent aux enfants des interactions entre deux personnages, et qui révèlent des capacités précoces dans la représentation des hiérarchies [ 11 ]. Par exemple, avant même l’âge d’un an, les bébés s’attendent à ce que, dans un conflit, un individu plus grand ou entouré de plus d’alliés l’emporte sur un individu plus petit ou avec moins d’alliés [ 12 , 13 ]. Entre 3 et 6 ans, les enfants extraient la notion de pouvoir ( C’est qui le chef ?) à partir d’un grand nombre d’asymétries qui concernent la taille, les postures corporelles, les ressources, l’âge des protagonistes ou encore l’influence sociale [ 14 - 16 ]. Ils utilisent aussi leur compréhension du pouvoir pour faire des inférences, et s’attendent ainsi à ce qu’un individu qui en commande un autre, dispose de plus de ressources que lui ou le surpasse dans une compétition [ 14 , 17 ].

Dans le prolongement de cette littérature, nous avons cherché à savoir si, dans leur compréhension du pouvoir, les enfants de 3 ans à 6 ans lient cette notion à celle du genre. La première expérience (Expérience 1a) s’appuyait sur leur capacité à identifier le pouvoir sur la base de postures physiques [ 14 , 18 , 19 ]. Nous avons montré à 148 enfants, âgés de 3 à 5 ans, deux personnages non-genrés en interaction, l’un avec une posture de dominance et l’autre avec une posture de subordination ( Figure 1 ) . Dans un premier temps, ils devaient attribuer à chacun des personnages des énoncés exprimant du pouvoir ou de la subordination et, dans un second temps, ils devaient leur assigner un genre (« c’est qui la fille, c’est qui le garçon ? »). Il n’y eut guère d’ambiguïté sur le fait que le personnage qui exhibait la posture de dominance était à leurs yeux celui qui exerçait le pouvoir (plus de 80 % des enfants ont répondu dans ce sens). Pour l’assignation de genre, les résultats révélèrent qu’à 4 et 5 ans, les filles comme les garçons attribuaient plus souvent le genre masculin au personnage dominant (plus de 70 % à 4 ans et plus de 80 % à 5 ans). À 3 ans, cette différence ne fut cependant pas significative.

Une influence de l’environnement culturel ?

Nous avons réalisé cette première expérience avec des enfants français de la proche banlieue de Lyon. Une question qui émergea très vite fut de savoir si les résultats obtenus étaient généralisables à d’autres populations, ou si au contraire ils étaient dépendants du contexte culturel.

Les pays diffèrent quant aux inégalités de genre et aux politiques publiques mises en place pour les réduire. Nous formions ainsi l’hypothèse que, dans les pays où le niveau d’inégalité est plus faible, comme en Scandinavie, les enfants seraient moins enclins à associer pouvoir et masculinité. Cela nous a conduit à comparer plus de 400 enfants norvégiens et libanais, de 3 à 6 ans, avec le même protocole que précédemment (Expérience 1b). Comme pour le groupe d’enfants français, il n’y eut guère de différence entre les filles et les garçons dans l’association pouvoir-masculinité, et encore une fois les enfants de 3 ans ne montrèrent pas de tendance significative à faire cette association, à la différence des enfants plus âgés. La surprise fut dans la comparaison entre les deux pays : les Norvégiens voyaient autant que les Libanais, un garçon dans le personnage dominant (environ 70 % dans les deux cas). La croyance en une suprématie masculine semblait donc prendre corps à un âge précoce, même en Norvège, pays considéré comme moins inégalitaire. On peut ici s’interroger sur les mécanismes cognitifs qui sous-tendent l’association entre pouvoir et masculinité. Celle-ci apparaît à un âge (entre 3 et 5 ans) où se développe également chez l’enfant la théorie de l’esprit (en anglais, theory-of-mind ), qui est la capacité à comprendre qu’autrui peut avoir des croyances et, plus généralement, des états mentaux [ 20 ]. Les enfants pourraient alors s’appuyer sur cette capacité pour attribuer aux catégories sociales, différents types de caractéristiques psychologiques : attitude de dominance chez les garçons et attitude de subordination chez les filles. Mais il est également possible que la distinction des catégories de genre, en termes de pouvoir, relève de mécanismes associatifs, distincts de la théorie de l’esprit. Même si des travaux supplémentaires demanderaient à être conduits pour élucider cette question, il existe cependant une étude qui plaide en faveur de l’hypothèse de mécanismes distincts [ 21 ]. Dans cette étude, les enfants autistes, connus pour avoir des déficits en théorie de l’esprit, n’avaient pourtant aucune difficulté à attribuer des stéréotypes de genre à des personnages masculins ou féminins.

Une influence du genre de l’enfant ?

Lorsque nous avons mené ces études, nous pensions que le genre de l’enfant aurait une influence et, plus précisément, que les filles seraient moins disposées que les garçons à envisager les rênes du pouvoir entre des mains masculines. Nous supposions donc qu’elles manifesteraient un biais en faveur de leur propre genre. Cette hypothèse s’appuyait sur une littérature qui atteste que les enfants développent une vision positive de leur genre. Par exemple, les filles ont plus confiance dans les informations produites par des personnages féminins, et inversement pour les garçons [ 22 , 23 ]. Les enfants associent aussi de manière implicite et explicite leur genre à des concepts positifs, et cette valorisation est même plus prononcée chez les filles que chez les garçons [ 15 ]. Il se pourrait cependant que dans les relations de pouvoir, les filles et les garçons valorisent leur propre genre de manière différente. Conscientes de la dominance masculine, les filles pourraient estimer que la valorisation de leur propre genre passe par l’appropriation de la subordination.

Pour en savoir plus sur la valeur que les filles donnent au pouvoir, nous avons cherché, dans une deuxième expérience (Expérience 2), à établir si elles seraient plus promptes à envisager le pouvoir au féminin lorsqu’elles se sentent plus directement engagées dans la relation. Pour cela, des enfants de 4 et 5 ans issus d’écoles françaises, ont été confrontés à la même image que précédemment ( Figure 1 ) . Mais ils devaient, cette fois, envisager qu’ils figuraient eux-mêmes sur cette image, et que l’autre personnage était soit une fille, soit un garçon («  En fait sur cette image il y a toi et une fille/garçon. Tu es qui sur cette image » ?). Dans l’hypothèse d’une relation avec un personnage du même genre qu’eux (F>F ; G>G), les filles comme les garçons (respectivement 75 % et environ 80 %) s’identifiaient significativement plus au personnage dominant. Mais dans l’hypothèse d’une relation avec un personnage d’un autre genre que le leur (F>G ; G>F), les garçons s’identifiaient statistiquement significativement plus au personnage dominant (plus de 80 %) que les filles (environ 60 %).

On peut ici faire deux remarques sur les représentations entretenues par les filles. D’un côté, le fait qu’elles se voient moins comme dominantes dans une relation fictive avec un garçon, confirme la prégnance du lien entre pouvoir et masculinité. Mais, de l’autre, le fait qu’elles ne s’identifient pas majoritairement au personnage subordonné, montre que ce lien s’affaiblit lorsqu’elles sont partie prenante de cette relation. Cela nous a donc conduit à penser qu’une des raisons pour lesquelles dans l’Expérience 1, les filles associaient aussi nettement pouvoir et masculinité, venait d’une difficulté à se projeter, ou à projeter une figure féminine, dans les personnages abstraits et surtout non-genrés qui leur étaient présentés. Un autre élément susceptible d’avoir renforcé le lien entre pouvoir et masculinité dans l’Expérience 1, tenait à l’expression physique du pouvoir, qui a pu être perçu comme plus masculin.

Dans une troisième expérience, la méthode consistait cette fois à présenter des personnages ouvertement genrés, grâce à deux marionnettes, l’une représentant une fille et l’autre un garçon, dans des interactions de pouvoir sans asymétrie physique. Des enfants (au nombre de 213) de France et du Liban, âgés de 4 et 5 ans, ont assisté à une série de dialogues entre la fille et le garçon. Pour chaque échange, il y avait un moment où les deux marionnettes disparaissaient derrière un cache et continuaient à se parler. Les enfants ne pouvaient qu’entendre les marionnettes et devaient deviner laquelle avait tenu tel ou tel propos. En France, les dialogues des deux marionnettes furent joués soit par une expérimentatrice, soit par un expérimentateur, ce qui impliquait une seule voix (féminine ou masculine) pour les deux personnages. Cela permettait d’examiner un effet possible du genre et de la voix de l’expérimentateur(trice). Deux de ces interactions conduisaient à une asymétrie de pouvoir. Dans un cas, les marionnettes s’apprêtaient à jouer ensemble à cache-à-cache, mais l’une avait la mainmise sur la tournure du jeu et décidait qui devrait aller se cacher pendant que l’autre compterait. Dans l’autre cas, les marionnettes souhaitaient acheter des glaces, et l’une déclarait avoir une somme d’argent élevée (10 sous) et l’autre, une somme d’argent plus faible (3 sous). Dans les deux pays et pour les deux histoires, les garçons ont attribué plus de pouvoir à la marionnette masculine qu’à la marionnette féminine. Mais ce ne fut pas le cas pour les filles, qui furent beaucoup plus partagées ( Figure 2 ) . On retrouve ici un profil de résultats similaire à celui de l’Expérience 2, ce qui confirme la vision différente que filles et garçons ont d’un pouvoir genré. Enfin, il convient de souligner qu’il n’y pas eu d’effet du genre de la personne en charge de l’expérimentation. Il n’y avait donc pas plus de dominance attribuée au personnage féminin lorsqu’une femme conduisait l’expérimentation que lorsqu’il s’agissait d’un homme.

« Ça fout les boules ? »

Chez plusieurs professeures des écoles où nous avons réalisé ces expériences, et chez certaines journalistes qui nous ont interviewés à la parution de l’étude, nous avons pu recueillir l’expression d’un désarroi : «  qu’avons-nous mal fait pour qu’ils en arrivent à penser ainsi ? » (une professeure) ; «  c’est inquiétant que les enfants voient le monde de cette manière  » (une journaliste). Et Giulia Foïs, journaliste spécialisée dans les questions de genre, concluait une chronique radiophonique dédiée à nos résultats par un «  Je sais, ça fout les boules  » [ 24 ]. On pourrait d’abord être tenté de remettre les choses à leur place et faire remarquer que ce qui «  fout les boules » , ce n’est pas la juste représentation par les enfants de la réalité, mais la réalité elle-même. Que les enfants soient capables à 4 ans d’avoir une vision correcte d’un monde façonné par des hiérarchies de genre, révèle simplement la précocité des capacités cognitives humaines dans ce domaine. Mais on comprend aussi que cela heurte la sensibilité d’adultes, espérant sans doute voir dans les représentations enfantines une forme d’innocence encore inconsciente du pouvoir masculin. Ces résultats pourraient alors signifier que la hiérarchie de genre est tellement prégnante que nulle candeur n’est possible dans ce domaine. Cependant, au vu des situations sociales complexes que les enfants, et même les bébés, sont capables de décrypter, les croyances enfantines en un pouvoir masculin ne sont pas si surprenantes. Et on ne peut exclure qu’avec d’autres protocoles que ceux décrits ici, elles soient observables, même avant l’âge de 4 ans.

Un autre élément à faire valoir face à l’inquiétude adulte est de ne pas chercher à interpréter l’anxiété avec trop de zèle, au risque de faire fausse route [ 25 ]. Dans sa chronique, Giulia Foïs ne mentionne que les résultats de l’Expérience 1, dans laquelle filles et garçons des trois pays produisent des réponses similaires. Or, les autres expériences montrent que les filles ne partagent pas forcément la vision inégalitaire des garçons. Dans l’Expérience 3, elles ne sont pas majoritaires à penser que la marionnette subordonnée est une fille, et dans l’Expérience 2, elles ne se voient pas majoritairement comme subordonnées aux garçons. Par ailleurs, même si elles ne considèrent pas massivement que le personnage dominant est de genre féminin (mais faudrait-il qu’elles le fassent ?), il convient d’avoir à l’esprit que les situations qui furent utilisées ne représentent qu’une partie des formes que le pouvoir peut prendre. Ces situations mettaient en jeu des postures physiques, des comportements autoritaires, ou un accès inégal à des ressources monétaires, qui sont des expressions plus typiques d’un exercice masculin du pouvoir. Octroyer une permission, fixer des normes sociales, ou prohiber certains comportements [ 15 ], constituent d’autres manifestations de pouvoir qui pourraient paraître moins masculines, même aux yeux des garçons, et qui mériteraient d’être étudiées.

Un point plus essentiel, qui justifie cependant les craintes adultes face à la lucidité enfantine, réside dans les dommages collatéraux qu’elle pourrait engendrer. Si les garçons et les filles détectent que le pouvoir est plus souvent masculin, peut-être les premiers jugeront-ils légitime qu’eux-mêmes l’exercent sur les filles de leur entourage, et peut-être les secondes seront-elles plus disposées à s’assujettir aux tentatives d’emprise masculine. Pour mieux concevoir l’articulation entre la conscience d’une asymétrie et sa légitimation, on peut spéculer sur la contribution de divers mécanismes psychologiques. Le premier est celui qui consiste à voir dans la réalité présente, la boussole de ce que doit être la réalité future. C’est la croyance que le monde porte en lui une justice inhérente [ 26 ]. Elle se construit à partir de processus qui tendent à justifier l’existence d’une organisation sociale ou un certain type de relations entre individus [ 27 ] : le besoin d’un environnement ordonné et prévisible, la recherche de contrôle, la résistance au changement… Hiérarchies, rôles sociaux ou inégalités de ressources sont ainsi vouées à perdurer. Le point clé de cette approche est que le statu quo n’est pas seulement entretenu par ceux à qui un ordre inégalitaire profite, mais aussi par ceux qui le subissent. Des travaux nombreux montrent l’existence de tels mécanismes à tout âge. Dans une de leurs études, des psychologues [ 28 ] ont interrogé des enfants âgés de 5 à 10 ans sur le genre et la présidence des États-Unis. Une proportion assez importante (41 %) a estimé crédible l’absence de femmes présidentes par le passé en raison de moindres capacités à diriger que les hommes, et un peu plus d’un tiers des enfants de moins de 9 ans estimait qu’il était illégal pour les femmes de se présenter à l’élection. Une certaine réalité (l’absence de femmes présidentes) peut donc les conduire à penser qu’une réalité différente serait illégitime.

À l’opposé de cette hypothèse, on peut envisager que les enfants conçoivent le bienfondé du pouvoir non sur la base de la réalité extérieure, mais en fonction d’un regard intérieur ancré sur leur propre genre. La valeur positive qu’ils lui attribuent pourrait les conduire à approuver plus volontiers un pouvoir exercé au profit d’individus du même genre qu’eux. Encore faudrait-il aussi que les enfants estiment qu’avoir du pouvoir est valorisant. Les données de la deuxième expérience vont dans ce sens car elles montrent une préférence pour s’identifier à une figure de pouvoir.

Enfin, une autre possibilité est que le genre ne compte pas, ou compte pour peu, dans la vision enfantine de la légitimité. D’abord, la faveur donnée à son propre genre est loin d’être absolue. Si les enfants accordent plus de crédit aux énoncés d’un individu du même genre qu’eux, toutes choses étant égales par ailleurs, ils feront prévaloir les propos d’un individu de genre différent lorsque celui-ci énonce plus d’informations vraies [ 22 , 23 ]. De plus, les enfants sont capables d’adopter une attitude critique vis-à-vis du pouvoir, notamment lorsqu’il invite à des actes ouvertement antisociaux [ 29 , 30 ], et, avec l’âge, ils considèrent qu’un déséquilibre de pouvoir injustifié doit être compensé [ 31 , 32 ] ( ).

(→) Voir le Forum de J.B. van der Henst, m/s n° 6-7, juin-juillet 2017, page 664

Dans le cadre de cette hypothèse, on peut donc imaginer que les enfants se révèlent plus sensibles à l’injustice que peut revêtir le pouvoir qu’au genre de l’individu qui l’exerce. Il nous reste donc à comprendre dans quelles conditions l’enfant se montre le complice, ou, qui sait ?, le critique, d’un pouvoir genré. Car après tout, «  un enfant, c’est un insurgé  » [ 33 ].

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Mouvement social encourageant la prise de parole des femmes, afin de faire savoir que le viol et les agressions sexuelles sont plus courants que ce qui est supposé, et de permettre aux victimes de s’exprimer.
2 Concept féministe des années 2010 qui désigne une situation où un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, voire dont elle est experte, sur un ton potentiellement paternaliste ou condescendant.
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