Entretien avec Jean-Michel Bolla
Jean-Michel Bolla est directeur de recherche et dirige le laboratoire
Membrane et cibles thérapeutiques
à Marseille, une unité mixte de recherche de l’Inserm, du Service de Santé des Armées et d’Aix-Marseille Université. Après un post-doctorat à l’Hôpital Necker-Enfants malades (Paris), il a travaillé en tant que chargé de recherche au laboratoire
Transporteurs membranaires, chimiorésistance et drug-design
(Marseille). Actuellement, il s’intéresse au transport membranaire chez des bactéries résistantes aux antibiotiques. Son équipe, à l’interface entre chimie et microbiologie, a pour objectif de lutter contre l’antibiorésistance en identifiant et développant des molécules thérapeutiques.
Que pensez-vous de la tendance de l’antibiorésistance d’ici 2050
?
Les prévisions sont alarmistes, mais c’est en train de changer. Il y a une série de mesures qui sont prises pour sensibiliser la population et les prescripteurs. Il y a une vraie volonté de changer les choses. Je ne pense pas qu’en 2050, nous serons dans l’état qu’a annoncé le rapport de Jim O’Neill de 2016, même s’il était très pertinent et intéressant. D’ailleurs, nous nous en servons tous, il a fait du bien, il fallait le faire.
Pourquoi cette pénurie de découvertes d’antibiotiques
?
Il y a trois raisons. La première est économique. Soigner le diabète ou le cancer est plus rémunérateur que de soigner une infection. Il a fallu qu’on démontre que ces infections coûtent de l’argent pour inverser la balance et pour qu’il y ait des investissements, de l’État français notamment. La deuxième raison vient d’une erreur stratégique des laboratoires pharmaceutiques dans la découverte d’antibiotiques. Pour éviter des effets secondaires, ils ont voulu identifier des cibles présentes uniquement chez les bactéries. À partir de la structure prédite de ces cibles, ils ont testé des milliers d’inhibiteurs. Tout cela a été fait avec de gros investissements par l’industrie pharmaceutique, mais la recherche d’antibiotiques n’a pas abouti car les molécules ne pouvaient pas entrer dans les bactéries. C’est pourquoi, dans notre laboratoire, nous faisons l’inverse : on voit si une molécule fonctionne et nous cherchons ensuite la cible. La troisième raison est que nous avons sous-estimé l’importance de la résistance des bactéries aux antibiotiques depuis leur découverte dans les années 1940.
Que pensez-vous des nouvelles alternatives étudiées comme la phagothérapie ou l’utilisation de peptides antimicrobiens
?
Pour la phagothérapie, l’administration topique (directement au contact de la peau ou des voies respiratoires) me paraît intéressante. À mon avis, cela pourrait être la solution pour traiter les infections opportunistes, notamment à
P. aeruginosa
chez les grands brûlés. L’ingestion de bactériophages me semble encore un peu risquée. Il y a encore des réticences politico-commerciales pour la mise sur le marché des phages, mais je pense qu’on y arrivera quand même.
Quant aux peptides antimicrobiens, je suis un peu sceptique. Certains sont utilisés dans l’alimentaire comme la nisine, mais en termes de thérapie, les recherches ne sont pas assez avancées. Beaucoup d’entre eux font un trou dans la membrane et agissent comme des harpons, donc cela fait encore peur. Ensuite, c’est compliqué de convaincre la médecine de ville d’utiliser ce type de molécule et de convaincre les laboratoires pharmaceutiques de les mettre sur le marché. Je suis moins sceptique quant aux peptides actuellement développés qui n’agissent pas sur la membrane mais inhibent la traduction des protéines.
Comment avez-vous eu l’idée de chercher un adjuvant dans une huile essentielle puis d’étudier les dérivés de polyamino-isoprényle
?
Il y a une histoire de « corsitude » ! J’ai été professeur contractuel à l’Université de Corse et pendant cette période, nous avons monté un projet sur
Campylobacter
, une bactérie pathogène à l’origine d’infections alimentaires. Comme en Corse, il y a une grande production d’huiles essentielles, nous les avons testées et nous avons trouvé qu’il y avait une huile active sur
Campylobacter
, ce qui a fait l’objet d’une thèse. Entre-temps, une collègue de Corse m’a proposé d’encadrer une post-doctorante financée par la collectivité de Corse. Plutôt que de rechercher des activités antibiotiques dans les huiles essentielles, j’ai proposé de rechercher des activités anti-efflux dans les huiles essentielles, et c’est ce qui a été financé. Quand nous avons commencé les essais, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait effectivement une huile essentielle qui montrait une activité anti-efflux. Des fractionnements effectués à Corte ont permis d’identifier une fraction particulièrement active qui contenait des alcools. Le géraniol s’est avéré être la molécule active dans notre système d’essai. Le problème était que le géraniol est peu miscible dans l’eau, donc très difficile à manipuler, mais mon collègue chimiste Jean-Michel Brunel, à qui j’ai raconté mon histoire, m’a dit « essaie la géranylamine, si ça marche on pourra faire d’autres choses ». Et la géranylamine a marché ! La suite, vous la connaissez.
Votre équipe a mis au point un système par nébulisation pour traiter les infections pulmonaires par
P. aeruginosa
. Pouvez-vous nous en dire plus
?
Avant d’en arriver à ce projet, nous voulions traiter, avec nos molécules par voie orale, des poulets touchés par une pathologie générée par
Escherichia coli
. Nous avions un adjuvant (DPI) actif sur les entérobactéries résistantes comme
E. coli
, mais arrivé aux derniers tests, celui-là ne passait pas la barrière intestinale. Notre molécule ne se retrouvait donc pas dans le sang pour parvenir sur le lieu de l’infection. On était alors dans une impasse pour ce projet, mais je me suis dit : « si l’adjuvant ne passe pas la barrière intestinale, est-ce que ce serait aussi le cas pour la barrière pulmonaire ? ». Cela pourrait être un avantage pour traiter les infections directement dans les poumons sans que la molécule ne diffuse dans le sang. On pourrait ainsi soigner les infections pulmonaires par
P. aeruginosa
chez les patients atteints de mucoviscidose. Nous avons pensé à un aérosol pour délivrer et répartir correctement dans les poumons des quantités raisonnables d’adjuvant combiné à un antibiotique. Jean-Michel Brunel, mon collègue chimiste, a donc développé un aérosol classique qui envoie des microgouttes dans les voies pulmonaires. La taille des microgouttes est un élément déterminant pour qu’elles restent dans les voies respiratoires inférieures. Il a donc travaillé jusqu’à trouver une parfaite compatibilité. Ensuite, nous sommes passés à l’expérimentation animale et nous attendons les résultats. En parallèle, Jean-Michel Brunel a travaillé sur un moyen de faciliter la prise de traitement. L’idée est de faire de la poudre avec les deux composés (adjuvant et antibiotique) et de voir si ça se répand correctement dans le poumon, comme pour la Ventoline, un aérosol traitant l’asthme. Si les essais s’avèrent concluants, on passera aux infections.
Le mécanisme d’action de l’adjuvant n’est pas encore bien défini, mais quel est votre avis sur les cibles précises de l’adjuvant
?
Nous avons essayé d’obtenir des bactéries résistantes aux DPI afin de déterminer plus précisément les cibles des adjuvants, et donc le mécanisme d’action des composés. Pour le moment, nous n’y sommes pas parvenus, mais nous avons émis deux hypothèses concernant les mécanismes. La première hypothèse est dérivée de notre démonstration que de faibles concentrations d’adjuvants mènent à la dissipation du gradient de protons et donc à l’inhibition des pompes d’efflux, mais ne tuent pas les bactéries. Or l’ATP synthase, une machinerie essentielle à leur survie, est également alimentée par ce gradient. La première hypothèse que nous avons donc formulée est que les bactéries survivent car l’ATP synthase continue de fonctionner malgré la dissipation du gradient : cette enzyme nécessiterait un gradient de protons inférieur à celui des pompes d’efflux. La deuxième hypothèse que nous avons émise est que les groupements polyamines des DPI pourraient interagir avec des acides aminés des pompes d’efflux, essentiels pour le fonctionnement de celles-ci.
Que diriez-vous à un jeune qui souhaite devenir chercheur
?
Je commencerais par lui dire que la pyramide des âges fait qu’il va y avoir un renouvellement, donc ça vaut peut-être le coup ! Ensuite, je lui dirais ce qu’un immense microbiologiste a dit : « si vous faites de la science, expliquez bien à votre conjoint, que vous avez une maîtresse ou un amant : c’est la science ! ». Ça vous prend la tête tout le temps, mais c’est normal ! Ensuite, je lui dirais qu’il faut être très bon en anglais, c’est indispensable. Il faut aussi avoir une bonne plume. Aujourd’hui, il faut apprendre à écrire des projets, des articles ou des rapports. C’est très important. Une notion capitale est aussi de se créer un réseau, de connaître des gens, d’avoir des projets avec plusieurs personnes. Il faut aussi savoir travailler en équipe. Pour moi, il faut inciter les jeunes à faire de la recherche. Bien sûr qu’il faut être bon, qu’il faut se battre, mais on n’a pas besoin d’être un génie pour faire de la bonne recherche et pour faire carrière dans la recherche. Je ne suis pas excellent, je ne l’ai jamais été. Bien sûr qu’il y a de la frustration et des découragements, mais l’important est qu’il faut être motivé et que ça plaise. La recherche est très satisfaisante, très intéressante. On y rencontre des gens formidables et on est dans un milieu privilégié, multilingue et multiculturel.
|