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Med Sci (Paris). 37: 6–7.
doi: 10.1051/medsci/2021212.

Axel Kahn : l’exigence comme nécessité d’une pensée juste

Hervé Chneiweiss*, Rédacteur en chef de m/s (2006-2016)

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J’ai longtemps repoussé le moment d’écrire ces quelques lignes, puis sont venues cette légèreté de l’air et cette beauté de la lumière des matins du Sud, à l’aube d’une journée qui sera étouffante de chaleur. Alors, l’évidence de la vie, douce encore mais bientôt si violente, fait qu’il est possible soudain de s’asseoir devant son ordinateur et de penser à ceux que nous avons tant aimés non plus par la souffrance de leur perte, mais à travers le message de vie, d’espoir, de force et l’élan qu’ils nous ont offert.

Les mois qui viennent de s’écouler furent cruels. J’ai perdu mon mentor, Jacques Glowinski emporté en quelques jours par la Covid-19, alors que nous avions arrêté la date d’un prochain déjeuner quelques jours plus tard. J’ai perdu la secrétaire générale de notre laboratoire, Barbara Rebecchi, emportée en moins d’un an par un cholangio-carcinome à l’orée de la cinquantaine, et dans quelles souffrances. Je viens de perdre mon père, Salomon Philippe Chneiweiss, mon héros, ce « mensch » saisi par Azraël, l’ange de la mort pour ceux qui y croient, tandis qu’il travaillait à son bureau un mois avant ses 96 ans. Et nous avons tous perdu Axel Kahn qui nous a accompagnés dans la lumière et la beauté du monde jusqu’à son dernier souffle.

Pourquoi associer à Axel Kahn ces personnes si différentes ? Parce qu’elles partageaient au moins une valeur commune essentielle : l’exigence. Je me souviens, ainsi, de mes premiers temps à médecine/sciences (m/s) en 1994. Marc Peschanski était jusque-là l’expert en « neurosciences » au comité de rédaction et avait proposé ma candidature à son rédacteur en chef, qui l’avait acceptée après un assez bref entretien dans son bureau, à la faculté de médecine en face de l’hôpital Cochin. Quand je dis « entretien », j’exagère, car après la formule de politesse et quelques vérifications biographiques destinées à s’assurer que j’étais bien l’interlocuteur prévu dans ce créneau horaire, ce fut essentiellement une explication rapide et précise de ce qu’il attendait de moi. Et déjà, il m’accompagnait à l’étage inférieur, à la bibliothèque pour faire la connaissance d’Elisabeth Burseaux et de François Flori, fort contraste d’ailleurs entre cette vaste bibliothèque et le petit réduit dédié à ce talentueux duo qui fabriquait avec lui la revue.

Cette bibliothèque devint pour moi dans les années suivantes une caverne d’Ali Baba, car en ces temps reculés où internet, Pubmed, Biblioinserm et Bibliovie n’existaient quasiment pas, les revues américaines nous parvenaient avec plusieurs mois de retard, tandis qu’Axel avaient systématiquement souscrit des abonnements avec envoi par avion. Et je fis le rude apprentissage de cette exigence que j’évoquais plus haut. m/s réservait alors une large part de ses colonnes aux Brèves, exercice ô combien exigeant de synthèse en une demi-page d’un article jugé important. Chers lecteurs, vous le constatez aujourd’hui avec la Série « Nos jeunes pousses ont du talent », c’est un travail qui réclame de l’attention, de la compréhension, de la précision et de la concision. Durant mes premiers mois à m/s , je découvrais rapidement l’incroyable capacité de travail d’Axel : quand j’apportais une Brève sur laquelle j’avais besogneusement travaillé plusieurs heures (sélection de l’article, lecture attentive, synthèse des éléments essentiels), il me regardait avec un air de commisération, entendu et légèrement fataliste : « trop tard, je l’ai déjà écrite il y a trois semaines et elle paraît dans le prochain numéro. Mon cher Hervé, le fait d’être un journal de revue n’exclut pas d’être d’actualité ». Et bien entendu, la Brève d’Axel était bien meilleure que ce que j’avais eu tant de mal à produire. J’appris ainsi à accélérer la cadence, sans rien céder à l’exigence de qualité du fond : quelle est la question, quelles sont les méthodes mises en œuvre, quels sont les principaux résultats et les questions encore ouvertes, et tout cela dans une langue précise et claire. Une magnifique école ponctuée par les réunions régulières du comité de rédaction, qui constituaient un éblouissant panorama de la science en train de se faire, car pour suivre le rythme et le niveau scientifique d’Axel, tous les membres du comité préparaient remarquablement ces réunions. Et une ascèse dans la fabrication : le mot français devait être juste, la tournure de la phrase grammaticalement correcte, aucune faute d’orthographe n’était admise et la ponctuation devait être là où elle était nécessaire et dans sa fonction, elle aussi, précise. Une véritable école de la langue et des temps conjugués, comme aucune revue ne le fait plus. La qualité de la langue comme outil de précision et reflet de la qualité scientifique, mais aussi un goût prononcé pour la langue comme exercice esthétique.

C’est aussi au sein de cette équipe et par « infusion d’idées » que j’ai développé le goût d’aller au-delà de l’actualité des faits scientifiques. Axel avait participé aux discussions préludant à l’élaboration des lois de bioéthiques de 1994, il était déjà ou serait bientôt membre du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) ; les questions bioéthiques faisaient donc déjà partie intégrale des discussions du comité ou de quelques apartés privilégiés que je pouvais avoir dans son bureau, à l’occasion de mes visites régulières à la bibliothèque, lorsque je passais lui dire bonjour. Il était toujours éblouissant par sa pensée claire et précise, un raisonnement qui en première écoute ne pouvait tolérer de controverse tant il était logique et argumenté. Mais c’est le privilège des « grands » de permettre aux plus petits non seulement d’apprendre, mais également de leur ouvrir des chemins pour leurs permettre de se hisser à leur niveau. C’est aussi cela que je lui dois. Ce qui ne fut pas plus tard sans vifs débats entre nous, un débat où il ne faisait aucune concession aux idées auxquelles il croyait. Nous nous opposâmes assez radicalement au début des années 2000 sur la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires, lors de la révision des lois de bioéthique. J’avais une position trop libérale à son goût et il m’opposait une théorie de la pente glissante à laquelle je n’ai jamais adhéré. Mais, nous nous retrouvions sur une commune opposition à la brevetabilité du génome et sur des positions rationnelles, scientifiques et raisonnables concernant les organismes génétiquement modifiés. Je l’ai, bien entendu, suivi dans ses combats contre le déterminisme génétique et pour une vision ouverte et dynamique du génome « Un gène code pour une protéine, pas pour un destin » aimait-il à dire.

Au fil des années, nos vies se sont en parties tissées de façon surprenante. Nous eûmes bien des dialogues et bien des controverses lorsque je participais au cabinet de Roger-Gérard Schwartzenberg au ministère de la Recherche. La direction de l’Inserm lui fut proposée en un temps où les sciences de la vie étaient une priorité du gouvernement de Lionel Jospin. Il refusa une charge par trop dépendante du pouvoir en place. Je devins en 2006, après Gérard Friedlander, le cinquième rédacteur en chef de m/s . Bien entendu, je vins dans son bureau de la rue Méchain recueillir régulièrement de précieux conseils. à ceux qui n’auraient pas encore pris le temps de regarder et d’écouter son intervention à l’occasion des 30 ans de m/s , je ne peux que recommander d’aller au plus vite sur le site web de la revue pour corriger ce manque. J’ai installé mon équipe et mon laboratoire à Sainte-Anne et il fut alors mon président d’Université (Paris-Descartes), que je visitais bien plus rarement à l’angle de la rue de l’École de médecine et du boulevard Saint-Germain. Plus récemment, j’eu encore l’occasion d’être l’un de ses assujettis en tant que porteur d’une équipe labélisée de la Ligue nationale contre le cancer et membre du conseil scientifique national et lui-même en devenant le président. En toute occasion je peux témoigner de sa volonté de réforme au service des objectifs de l’institution et avec l’appui des personnes pour qui ces institutions sont faites. Il ne ménageait aucun effort pour bousculer les conservatismes et les rentes acquises. Il savait reconnaître et valoriser ceux avec qui l’aventure collective devenait possible. Sous sa houlette ferme et bienveillante, cela va de soi.

J’ai beaucoup parlé de son exigence, il faut aussi dire de sa générosité. Un jour par exemple vint où je publiais un livre sur l’impact éthique des neurosciences. Une librairie proche de chez moi me proposa d’y consacrer une soirée. Mais ni mon nom ni le titre du livre ne feraient venir grand monde. Et la librairie était encore jeune et elle-même peu connue, même si Daniel Pennac en était le parrain, d’où son nom « Comme un roman ». Je proposais donc à Axel de venir tenir le rôle de discutant et d’y présenter lui-même ses ouvrages. Comme il en publiait alors un par an, il était toujours d’actualité d’en présenter au moins un. Il accepta sans hésitation et la soirée fut un grand succès grâce à sa participation. Il fit preuve de cette même générosité pour tant d’occasions scientifiques, universitaires, éthiques, politiques.

Je tiens son implication éthique et politique lors de l’épidémie de la Covid-19 pour un exemple même de toutes ses qualités réunies. Il a été le pédagogue pour expliquer le virus, sa transmission et son vaccin, en mots accessibles à tous. Il a été le médecin, l’éthicien et combattant du droit des malades, en exprimant sa révolte contre tous les cancers mal traités à cause de l’épidémie.

André Malraux écrit en 1937 dans L’Espoir que « La tragédie de la mort est en ceci qu’elle transforme la vie en destin. » Le sien n’était certainement pas de nous quitter si tôt. Mieux vaut appliquer cette proposition à Axel, en relisant les propos d’une fin de vie apaisée, et voir que le destin de sa vie aura été la beauté de la vie elle-même : explorer le vivant et s’en émerveiller par ses travaux scientifiques, diffuser ce même émerveillement par la communication scientifique à travers m/s , éduquer à l’émerveillement de la vie et de son exploration par son œuvre universitaire à Paris-Descartes, nous faire réfléchir aux enjeux éthiques de la connaissance du vivant par ses livres, toujours au profit de la beauté d’une vie humaine, partager et partager encore la beauté par ses récits de traversées de la France et les éblouissantes rencontres avec les hommes et la Nature, s’émerveiller encore de la vie jusqu’à son dernier souffle.

Que dire de plus que « Merci Monsieur Kahn » à un tel maître ? Lui répondre à une question qu’il posait et se posait régulièrement : « Oui Axel Kahn, vous avez été un type bien ».

Hervé