Armand Tavitian, décédé à Paris, le 31 mars 2020 à l’âge de 88 ans, était une personnalité scientifique chaleureuse et bienveillante qui a beaucoup marqué la recherche biomédicale française. Né à Vienne (Isère) le 8 mai 1931 de parents arméniens réfugiés en France, survivants du génocide arménien de 1915, il apprendra le français à l’école publique et s’amusera toute sa vie des arcanes de cette langue.
Armand Tavitian trace son chemin sans failles, accomplit ses études supérieures à la faculté de médecine et à la faculté des sciences de Paris et devient docteur en médecine et docteur ès sciences.
Passionné par l’onco-hématologie, il fait la connaissance de Jean Bernard, figure charismatique incontournable de l’hématologie et de la cancérologie françaises. Dans les années 1930, Jean Bernard avait mis en évidence la nature néoplasique des leucémies. À partir de 1960, Jean Bernard prend la direction de l’Institut de recherches sur les leucémies et maladies du sang installé dans le Centre Hayem, au sein de l’hôpital Saint-Louis et rattaché à la faculté de médecine de Paris. Cet institut, devient très vite un centre de formation et de recherche attractif pour les chercheurs et les médecins et sera le lieu de découvertes majeures dans les domaines de la coagulation sanguine, des systèmes d’histocompatibilité humaine, du traitement des leucémies, de la greffe de moelle osseuse, de la culture des virus leucémiques et de bien d’autres encore, apportant à la recherche hématologique française une reconnaissance internationale notoire.
Attentif aux conseils de Jean Bernard, Armand Tavitian fait le choix de se lancer dans la recherche en hématologie expérimentale. En 1963, il rejoint le Centre Hayem et est recruté à l’Inserm comme attaché de recherche. Il sera de cette génération de chercheurs qui voient l’éclosion et l’explosion de la biologie moléculaire, fondatrice de la médecine moléculaire moderne. Pour être de cette histoire, Armand Tavitian effectue en 1976-1977 un séjour dans le laboratoire du professeur George Acs à l’Institute for Muscle Disease (situé à l’université Rockefeller), à New York. Il y appréhendera la rétrovirologie moléculaire, en travaillant sur les fonctions de l’enzyme récemment découverte par Howard Temin et David Baltimore, la transcriptase inverse, qui catalyse la synthèse d’une copie ADN du génome viral ARN, étape cruciale de la réplication du virus dans la cellule ( Figure 1 ) .
À son retour des États-Unis, devenu directeur de recherche, il fonde une équipe de recherche au Centre Hayem et poursuit ses travaux sur les mécanismes rétroviraux dans les leucémies expérimentales murines. Le début des années 1980 est marqué par la découverte des premiers oncogènes. Ce furent d’abord les premiers oncogènes viraux ( v-src, v-H-Ras, v-Kras ) qui étaient transduits par les rétrovirus et transformaient la cellule infectée en cellule cancéreuse [ 1 , 2 ]. Ces oncogènes viraux sont des formes altérées de gènes d’origine cellulaire, les proto-oncogènes, dont ils sont issus. Mais aucun cancer humain n’étant associé à un rétrovirus, l’hypothèse fut émise que l’apparition d’une cellule cancéreuse humaine pouvait dépendre d’un proto-oncogène cellulaire devenu oncogène à la suite de mutations. Une première étude utilisant un protocole de transfection de l’ADN extrait d’un cancer de la vessie dans des cellules de souris en culture NIH/3T3 (des fibroblastes dérivés d’un tissu embryonnaire de souris Swiss) confirma cette hypothèse, en montrant que l’ADN extrait des cellules cancéreuses humaines pouvait transformer en cellules cancéreuses des cellules murines en culture. Ce premier oncogène humain cloné fut c-H-RAS [ 3 - 5 ]. Suivra la recherche extensive, par cette stratégie, d’oncogènes dans des cancers humains variés. Très vite, l’implication de 2 autres oncogènes c-K-RAS et N-RAS , homologues de c-H-RAS est décrite [ 6 , 7 ]. Les protéines RAS sont des GTPases qui lient les nucléotides GTP (guanosine triphosphate) et GDP (guanosine diphosphate) et participent à la transmission intracellulaire des signaux issus de l’interaction de facteurs de croissance avec leurs récepteurs, présents à la surface de la cellule. Les mutations oncogéniques impactent le domaine de liaison au GDP/GTP des protéines RAS, ce qui a pour conséquence de bloquer ces dernières dans leur forme active liée au GTP, affectant ainsi les voies de signalisation en aval des récepteurs.
Armand Tavitian prend conscience de cette révolution de l’oncogenèse qui est en train de bouleverser la cancérologie. En 1981, il fonde l’unité de recherche Inserm « Génétique et expression des oncogènes », à la faculté de médecine Lariboisière-Saint-Louis, et décide d’orienter ses projets de recherche vers les mécanismes du développement tumoral, que ceux-ci soient provoqués par des rétrovirus comme dans les leucémies murines ou ne le soient pas comme dans les cancers humains.
Il s’entoure alors de jeunes collaborateurs passionnés et créatifs, accueille trois équipes de chercheurs et s’attache à construire dans le laboratoire un contexte optimal de travail, de réflexions, d’entraides et de discussions ( Figure 2 ) . La variété des modèles étudiés, ainsi que les complémentarités thématiques et méthodologiques entre les équipes seront des atouts majeurs pour une approche intégrée des processus génétiques et cellulaires à l’origine du développement tumoral et se révèleront être un terreau fertile pour de nombreuses découvertes.
Armand Tavitian va aborder la question du rôle des protéines RAS dans l’oncogenèse par une approche originale indissociable de Pierre Chardin, alors étudiant en thèse [ 8 ] ( → ).
(→) Voir le Repères de H. Barelli et al ., m/s n°4, avril 2020, page 394
S’appuyant sur l’identification de deux homologues de Ras chez la levure et l’aplysie, Pierre Chardin émet l’hypothèse, avant-gardiste à l’époque, que l’oncogène Ras n’était que le premier membre d’une vaste famille de protéines. Pour tester cette hypothèse, il délimite la région peptidique minimale (séquence « DTAGQE ») nécessaire à l’activité de liaison et d’hydrolyse du GTP et conservée entre les différentes protéines Ras et utilise cette séquence pour cribler, dans des conditions d’hybridation à faible stringence, des banques d’expression du génome humain 1 . Ainsi, le premier gène humain homologue de RAS appelé RAL (pour RAS-Like ) est cloné et son produit caractérisé comme un effecteur direct de Ras, participant à la croissance tumorale dans différents cancers humains [ 9 ]. Cette stratégie remarquable s’avérera extrêmement féconde et bien d’autres gènes apparentés à RAS , les gènes RAB et RAP seront identifiés dans le laboratoire [ 10 , 11 ]. Les gènes RAL, RAB, RAP et RHO constituent eux-mêmes des sous-familles dans la superfamille Ras qui compte aujourd’hui plus d’une centaine de membres répartis en neuf familles. Ces petites GTPases sont des acteurs majeurs de la signalisation intracellulaire et Armand Tavitian, en accueillant les équipes de Jacques Camonis et de Jean de Gunzburg, investit le domaine des mécanismes d’action des GTPases de la famille Ras dans les cascades de transduction [ 12 , 13 ]. La compréhension des fonctions intracellulaires des protéines RAL, RAB, RAP, RHO dans la physiologie de la cellule révèle la diversité de leurs fonctions dans la transduction du signal, l’endocytose, l’exocytose, l’adhérence et la migration cellulaire, mais aussi leurs implications dans de multiples pathologies et, en premier lieu, le cancer. Aux yeux de la communauté scientifique internationale, Armand Tavitian restera un des pères fondateurs de la superfamille des protéines Ras.
Concernant l’oncogenèse associée à un rétrovirus, Armand Tavitian en développe l’étude avec les érythroleucémies murines de Friend provoquées par le rétrovirus de Friend, dont le génome ne contient pas d’oncogène. Ces érythroleucémies représentent un paradigme de progression leucémique multi-étapes, récapitulant de nombreuses caractéristiques des leucémies aiguës chez l’homme. En 1988, Armand Tavitian participe avec Françoise Moreau-Gachelin et son équipe à la description d’un nouvel oncogène, Spi-1 , dans une leucémie [ 14 , 15 ]. Ces travaux montrent que le virus est intégré à côté du gène cellulaire Spi-1 dans le génome de la cellule leucémique, provoquant une très forte expression de la protéine Spi-1. Un facteur de transcription PU.1, spécifique des lymphocytes et des macrophages et capable de lier des séquences riches en purines, avait été décrit au même moment par l’équipe de Richard Maki à La Jolla en Californie [ 16 ]. La découverte du fait que Spi-1 et PU.1 étaient identiques fera progresser rapidement la compréhension de la transformation leucémique. Spi-1/PU.1 contribue en effet à l’engagement de la cellule souche hématopoïétique vers la myélopoïèse et la lymphopoïèse normales. Exprimé de façon aberrante dans le pro-érythroblaste, Spi-1/PU.1 provoque l’expression et l’activation d’un réseau transcriptionnel, qui conduit au blocage de la différenciation du pro-érythroblaste [ 17 ]. L’exploration du processus leucémique dans la phase tardive de la leucémie, grâce à un modèle original de souris transgéniques pour Spi-1 [ 18 ] conduira à l’identification d’une mutation activatrice de la signalisation intracellulaire dans le récepteur Kit, récepteur du facteur de croissance stem cell factor (SCF), responsable d’une prolifération cellulaire incontrôlée. Ce modèle démontrait qu’une leucémie aiguë résultait de la coopération d’une mutation ciblant la différenciation et d’une mutation stimulant la prolifération et validait le concept du modèle « two-hit » (ou modèle à deux évènements de mutations) de leucémogenèse, qui prévalait alors pour donner cohérence aux hétérogénéités phénotypiques et à la diversité des altérations génétiques observées dans les leucémies humaines.
En 1995, l’unité est accueillie à l’Institut Curie. Armand Tavitian en assurera la direction jusqu’en 1996, date à laquelle Jean de Gunzburg prendra le relais. Promoteur sans relâche de collaborations scientifiques internationales, Armand Tavitian a animé le comité France/États-Unis « Cooperation on Cancer Virology » et le comité France/URSS « Virus-Cancer Cooperation ». Dès 1984, il établit une collaboration suivie avec un des meilleurs laboratoires de Russie consacré à l’oncogenèse, à l’Institut Blokhine de Moscou, dirigé à l’époque par son collègue et ami Alexandre Tatosyan. Alexandre Tatosyan fera de nombreux séjours dans son laboratoire et Armand Tavitian passera sa première année de retraite à l’Institut Blokhine. Il accueillit aussi Lev Kisselev, qui bénéficiera d’une chaire Mayent-Rothschild pour travailler à l’Institut Curie pendant deux ans.
La retraite ne le coupera pas du monde de la science. Il maintiendra ses liens avec le laboratoire et la communauté scientifique dont il a été un membre actif. Fervent défenseur de l’Inserm, il a participé à plusieurs reprises à des instances administratives et scientifiques de l’Institut. En 2010, il a pris la direction du Cancéropôle Île-de-France pour deux ans. Au-delà de ses compétences de scientifique, la gentillesse et le sourire d’Armand Tavitian étaient unanimement appréciés au sein de la communauté scientifique. Il aura été aussi l’amphitryon généreux des jeunes chefs d’équipe qu’il a accueillis pour leur mettre le pied à l’étrier.