Problématiques de santé publique

2007


ANALYSE

17-

Accès au diagnostic et parcours de soins

Si les procédures diagnostiques de la maladie d'Alzheimer sont maintenant assez bien établies, leur application en population pose problème. La maladie n'est pas considérée comme une priorité en médecine générale ; elle est beaucoup plus subie que combattue et contrôlée, quand elle n'est pas tout simplement ignorée.

Applications des procédures diagnostiques

L'utilisation des critères diagnostiques de la maladie d'Alzheimer a fait l'objet de recommandations pratiques par l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en Santé (Anaes, 2000renvoi vers). L'Anaes recommande en particulier un avis spécialisé avec un bilan neuropsychologique et une imagerie cérébrale. L'application de ces recommandations a été évaluée en France dans les cas où un inhibiteur de l'acétylcholinestérase (IAChE), premier médicament ayant obtenu en France l'autorisation de mise sur le marché pour l'indication maladie d'Alzheimer, a été prescrit (Dartigues et coll., 2005renvoi vers). L'enquête a été réalisée dans 9 régions de France par les médecins conseils de l'assurance maladie entre décembre 2000 et février 2001 auprès de 3 510 patients. Elle montre que les procédures diagnostiques de maladie d'Alzheimer et les conditions de prescriptions initiales des IAChE sont dans l'ensemble conformes aux recommandations officielles avec un recours au spécialiste dans plus de 94,7 % des cas, un score au MMSE (test psychométrique universellement reconnu pour aider au diagnostic et mesurer la sévérité de la démence) dans 85,5 % des cas, et une imagerie cérébrale réalisée dans 84,9 % des cas. Quand le malade a recours au système de soins et que le médecin considère qu'un bilan diagnostique est justifié, les procédures recommandées sont donc relativement bien appliquées.
Mais ce n'est pas toujours le cas : soit les malades n'ont pas recours au système de soins, soit le médecin ne programme pas le bilan diagnostique. Ainsi, dans l'étude des 3 Cités (Alperovitch et coll., 2002renvoi vers), sur les 201 sujets classés « déments prévalents » par un panel d'experts spécialistes, seuls 61,4 % seulement avaient consulté un médecin pour des troubles cognitifs et 32,9 % avaient vu un spécialiste (données non publiées). Un diagnostic précis a été annoncé au malade ou à sa famille dans 29,6 % des cas. Ces proportions sont très variables en fonction de l'âge des sujets (tableau 17.Irenvoi vers). La plainte au médecin diminue nettement avec l'âge et le recours au spécialiste s'effondre après 80 ans passant de 55 % à 19,7 %.

Tableau 17.I Proportions de consultations d'un médecin généraliste pour troubles cognitifs et de recours au spécialiste chez les sujets présentant une démence prévalente dans l'étude des 3 Cités (N=201)

Âge (ans)
Consultation d'un généraliste (%)
Recours au spécialiste (%)
65-74
65,8
55,0
75-79
64,7
42,3
80 et plus
55,1
19,7
Ces résultats montrent que 4 malades sur 5 après 80 ans n'ont pas eu accès aux procédures diagnostiques recommandées officiellement, soit parce qu'ils n'ont pas eu recours au système de soins (dans 45 % des cas, pas de plainte au médecin généraliste), soit parce qu'ils se sont plaints au médecin de troubles cognitifs, mais le médecin n'a pas initié de bilan diagnostique. Ces résultats ne sont pas spécifiques à la France. Ainsi dans une étude réalisée en Finlande, Lopponen et coll. (2003renvoi vers) ont montré que 48,2 % seulement des sujets déments détectés dans le cadre de l'étude avaient été diagnostiqués par un médecin auparavant. La proportion de sujets déments connus était liée à la sévérité de la démence (évaluée à partir du score au MMSE), de 73 % pour les démences sévères (MMSE<10) à 33 % pour les démences légères (MMSE>20). Ceci signifie qu'au début de la démence, un malade sur trois seulement était diagnostiqué, et que même en fin de maladie, près d'un malade sur quatre était ignoré. À l'inverse, quand le diagnostic de démence avait été porté par les médecins traitants avant l'enquête, il a été confirmé dans la plupart des cas (91,5 %). Bien d'autres études ont montré une proportion élevée de cas non diagnostiqués dans la population en Suède (Olafsdottir et coll., 2000renvoi vers), en Angleterre (O'Connor et coll., 1988renvoi vers), au Canada (Bush et coll., 1997renvoi vers) ou encore aux États-Unis (Callahan et coll., 1995renvoi vers).
Ces données sont corroborées par la « Facing Dementia Survey » (Bond et coll., 2005renvoi vers), enquête européenne d'opinion réalisée par interviews dirigés dans 6 pays (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Espagne et Pologne) auprès de 618 aidants familiaux (l'aidant est la personne non professionnelle qui aide le malade dans ses activités de la vie quotidienne, le plus souvent son époux ou un de ses enfants), de 96 malades, de 605 médecins généralistes, de 1 200 personnes de la population générale et de 60 décideurs politiques. Cette enquête a été menée par Alzheimer International (qui réunit les associations des familles touchées par la maladie d'Alzheimer dont France Alzheimer) et les laboratoires Pfizer. Elle montre que selon les médecins, seuls 4 malades sur 10 consultent pour la première fois à un stade de démence légère, 54 % à un stade modéré et 7 % ne consultent qu'à un stade sévère (Wilkinson, 2005renvoi vers). La France a les mêmes résultats que la moyenne européenne. Selon les aidants, le délai entre les premiers signes inquiétants et la première consultation médicale pour trouble cognitif a été en moyenne de 10 mois, et le délai entre cette consultation et le diagnostic également de 10 mois soit au total 20 mois quand le diagnostic est fait. En France, le délai est un peu plus long que la moyenne européenne : il est au total de 24 mois, soit le délai le plus long après la Grande- Bretagne (32 mois). On notera que le délai le plus court est en Allemagne (avec 10 mois seulement) où la part de la dépendance prise en charge par le financement public est la plus importante, et en Italie (avec 14 mois) où le nombre de médecins est le plus élevé.
Au total, la maladie d'Alzheimer et les autres démences sont souvent ignorées dans la population générale, surtout après 80 ans. Ce sous-diagnostic concerne environ un malade sur deux. Il est particulièrement fréquent au stade précoce de la démence, où un malade sur trois seulement est détecté. Il est lié à la fois à un défaut de recours aux soins par les malades et leurs familles, et à un défaut de mise en place de procédures diagnostiques par le médecin en cas de plainte cognitive. Cependant, quand les procédures diagnostiques sont initiées, elles le sont de manière satisfaisante avec peu d'erreurs diagnostiques par excès.

Annonce du diagnostic

Nous avons vu que moins de 30 % des déments prévalents ou de leurs proches dans l'étude des 3 Cités connaissaient leur diagnostic. L'annonce du diagnostic qui est théoriquement une obligation légale, est loin d'être la règle dans cette pathologie. Ces résultats confirment les tendances retrouvées dans la littérature : moins d'un psychiatre sur deux annonce le diagnostic en Écosse (Clafferty et coll., 1998renvoi vers) ou en Angleterre (Johnson et coll., 2000renvoi vers). On comprend cette difficulté à annoncer le diagnostic compte tenu du caractère redoutable de la maladie. Le nom de « démence » majore certainement la stigmatisation des patients et doit être rejeté. Un colloque a été organisé à Lille en 2004 dans le cadre du plan Alzheimer 2004-2008 sur les aspects éthiques de l'annonce du diagnostic1 . Nous pouvons en tirer les conclusions suivantes : l'annonce du diagnostic est nécessaire non seulement parce que c'est le droit des patients, mais parce que c'est de ce diagnostic que vont dépendre le traitement et le plan de soins, une meilleure attitude de l'entourage, l'anticipation des périodes de crises, le choix des décisions auquel le patient peut participer. De plus, l'indication des traitements est inscrite sur la notice des boîtes de médicaments. Les patients sont le plus souvent capables de comprendre les explications, au moins en début de maladie, et les erreurs diagnostiques par excès sont rares. Cependant, le risque de réaction catastrophique ne doit pas être sous-estimé même si le suicide est exceptionnel. Pour cette raison, un accompagnement psychologique après l'annonce du diagnostic pour le malade et l'aidant est souhaitable ; il est malheureusement le plus souvent impossible en raison du manque de moyens et de temps. Cet accompagnement permettrait de limiter le sentiment d'isolement des patients. La Facing Dementia Survey a révélé que l'isolement était, selon les malades capables de répondre, la principale conséquence de leur maladie. En l'absence de cet accompagnement, une meilleure formation des médecins à l'annonce du diagnostic serait alors souhaitable.

Causes du sous-diagnostic des démences

Les causes du sous-diagnostic des démences dans la population sont multiples. Elles sont superposables en grande partie aux causes des dysfonctionnements dans la prise en charge des malades. Elles peuvent être regroupées en quatre ensembles.

Causes liées aux difficultés propres de la reconnaissance de la maladie en raison de ses caractéristiques sémiologiques

La principale difficulté est due au fait d'une confusion entre démence débutante et vieillissement, la fréquence du déclin pathologique ayant pu faire penser qu'il n'était qu'une variante du vieillissement normal. Or, le vieillissement n'est responsable que d'un ralentissement du traitement de l'information qui se manifeste à des degrés divers par des difficultés d'attention partagée, d'accès aux noms propres, par un ralentissement de l'apprentissage (sans oublis plus sévères ni plus fréquents) sans retentissement sur les activités quotidiennes du fait du caractère très lent, continu, permettant une adaptation progressive à ces modifications physiologiques. Dans la Facing Dementia Survey, 86 % des aidants, 93 % des médecins et 81 % des sujets de la population générale considèrent que c'est la cause principale de retard au diagnostic (Rimmer et coll., 2005arenvoi vers). Il n'existe malheureusement pas de test diagnostique simple permettant de différencier précocement le normal du pathologique et seul un bilan clinique et neuropsychologique permet de trancher. Habituellement, les malades, les familles et les médecins préfèrent temporiser en cas d'incertitude et observer une dégradation avant d'intervenir.
Une autre difficulté provient du fait que la maladie survient de façon prédominante chez des sujets âgés, ayant plusieurs maladies (polypathologiques), avec souvent des troubles sensoriels (auditifs ou visuels) qui altèrent par eux-mêmes les performances cognitives et compliquent donc l'anamnèse et l'examen clinique des malades. Dans le même ordre d'idées, le déclin des performances cognitives par rapport à un niveau antérieur est essentiel au diagnostic, mais cette notion est parfois prise en défaut, notamment en cas de très bas niveau d'études des sujets concernés (les performances ont toujours été faibles, ou certaines fonctions comme la lecture ou le calcul n'ont jamais été acquises), ou pour d'autres raisons culturelles, professionnelles ou familiales. Les mêmes difficultés se rencontrent dans l'évaluation du retentissement du déclin cognitif sur la vie sociale, certains sujets n'ayant jamais accompli les activités de la vie quotidienne qui permettent de faire le diagnostic, comme la gestion du budget ou la conduite automobile.
Par ailleurs, la maladie d'Alzheimer est particulièrement fréquente chez les sujets très âgés, qui sont souvent isolés soit parce qu'ils sont veufs sans enfants, soit parce qu'ils sont éloignés de leurs familles. Dans ce cas, le manque d'informant fiable susceptible de fournir une anamnèse valide est évident. Mais c'est aussi le cas quand le sujet vit en collectivité, en établissement d'hébergement pour personnes âgées, car souvent le personnel soignant connaît mal le passé de la personne.
Enfin le déni des troubles, c'est-à-dire le fait que le malade refuse de les reconnaître est très fréquent en début de maladie. La maladie d'Alzheimer a dans la population générale une image catastrophique de mort cérébrale lente et de dépendance qui conduit les sujets à développer des mécanismes de défenses psychologiques dont le principal est le déni de la maladie et des troubles cognitifs. Ce mécanisme n'est pas spécifique de la maladie d'Alzheimer, mais il y est particulièrement fréquent. Le déni se rencontre non seulement chez les sujets eux-mêmes, mais aussi dans leur entourage proche, en raison de l'angoisse de la perte prochaine de la vie de relation avec un être cher.
Toutes ces raisons font que l'interrogatoire des sujets et des aidants au sujet des troubles est souvent peu fiable, notamment en l'absence de recours spontané aux soins. Les deux points clés du diagnostic que sont la mise en évidence d'un déclin des performances cognitives et le retentissement de celui-ci sur les activités de la vie quotidienne ne peuvent être obtenus que par un interrogatoire fiable. L'importance de l'évaluation de l'incapacité est cruciale pour l'établissement du diagnostic de la maladie, mais également pour l'élaboration des réponses à apporter pour la prise en charge des patients. À ce jour, il existe des outils standardisés d'évaluation des incapacités, mais leur utilisation est loin d'être opérationnelle et répandue. L'évaluation du statut du patient dépend donc de l'expertise du soignant qui, pour ce faire, applique des outils et des seuils différents en fonction de sa qualification, mais aussi du contexte dans lequel est vécu la maladie et des convictions de chacun des acteurs. Ceci conduit à une grande variabilité pour l'accès au diagnostic.

Causes liées à l'image de la maladie dans la population

La maladie a été longtemps ignorée dans la population et chez les décideurs politiques. Ainsi, aucune mention n'est faite sur la maladie d'Alzheimer dans le rapport du Haut comité de la santé publique en 1998 sur la santé des français (HCSP, 1998renvoi vers), alors que plus de 500 000 personnes en étaient déjà atteintes et que les démences représentaient déjà de très loin la cause principale de dépendance et d'entrée en institution du sujet âgé. Les choses ont évolué depuis et la maladie est enfin reconnue comme problème majeur de santé publique puisqu'elle a fait l'objet d'un chapitre spécial dans le dernier rapport de ce même comité. Cependant, l'image de la maladie dans la population reste loin d'être favorable à sa médicalisation. L'attitude des aidants et des malades eux-mêmes demeure très fataliste face à une affection considérée comme irréversible (Rimmer et coll., 2005arenvoi vers). La crédibilité des traitements médicamenteux ou non médicamenteux est également mise en cause. Dans la Facing Dementia Survey, 30 % des aidants et 24 % des sujets de la population générale seulement considéraient que ces traitements sont efficaces. Or, « en l'absence de solution mieux vaut ignorer le problème ».
Enfin et surtout, la maladie est considérée par les décideurs politiques comme une maladie touchant des sujets âgés ou très âgés qui ont profité de la vie et qui ne travaillent plus (Rimmer et coll., 2005brenvoi vers). Comme ils ne font plus partie des masses laborieuses susceptibles de faire progresser notre produit intérieur brut, les affections qui les touchent ne sont pas situées au même niveau de priorité que des maladies touchant les adultes plus jeunes. Ceci amène les décideurs à limiter les moyens affectés à ces maladies pour les soins et pour la recherche et, selon Rimmer et coll. (2005brenvoi vers), cet état de fait crée un cercle vicieux qui conduit à la méconnaissance et la mauvaise prise en charge de ces maladies, de ces malades et de leurs familles (figure 17.1Renvoi vers).
Figure 17.1 Cercle vicieux qui perpétue le sous-diagnostic et le financement inadéquat des soins et de la recherche dans la maladie d'Alzheimer (d'après Rimmer et coll., 2005arenvoi vers et brenvoi vers)

Causes liées à l'attitude des médecins face à la maladie

Une étude canadienne a analysé les raisons du sous-diagnostic de la démence par les médecins (Bush et coll., 1997renvoi vers). La principale raison est le manque de temps, la deuxième raison est la peur de choquer le patient ou sa famille et la troisième, la peur d'un effet néfaste de l'annonce du diagnostic. Ces trois raisons sont liées : si le médecin avait assez de temps, il pourrait informer clairement les patients et leurs familles et prévenir ainsi toute réaction péjorative. On peut ajouter à ces raisons le manque de crédibilité de l'efficacité des traitements, médicamenteux ou non, puisque 41 % des médecins seulement considèrent qu'il existe un traitement efficace de la maladie (Wilkinson et coll., 2005renvoi vers). Cet argument est surtout déterminant pour les sujets de plus de 80 ans en raison de la polymédication des patients et de la crainte d'accident iatrogène. À l'opposé de cet argument, certains médecins généralistes considèrent comme injuste le fait de ne pas pouvoir prescrire en première intention les médicaments contre la maladie d'Alzheimer, et y voit un obstacle à sa médicalisation.
Par ailleurs, la formation des médecins généralistes a été dans le passé très insuffisante sur la maladie d'Alzheimer en regard de la fréquence actuelle du problème, puisqu'elle se limitait à quelques heures de cours pendant toutes les études médicales. Depuis l'essor de la gériatrie en tant que discipline, la formation des médecins est devenue plus étoffée. Cependant, les aspects psychologiques, sociologiques et de santé publique de la maladie ne sont que rarement abordés. Ceci explique en partie le manque d'intérêt que reconnaissent certains médecins pour la prise en charge de ces malades et le manque de valorisation ressentie quand ils s'occupent de leurs problèmes. En même temps, et de manière un peu paradoxale, certains médecins ont des difficultés à déléguer certaines tâches lors de la prise en charge initiale des patients ou lors du suivi, même si un réseau est constitué, parce qu'ils n'ont pas vraiment appris à le faire.
Tout ceci conduit les aidants et la population générale à douter de la compétence des médecins pour la prise en charge de la maladie. Dans la Facing Dementia Survey, 65 % des aidants et 62 % des sujets de la population doutaient de l'aptitude des médecins généralistes à pouvoir résoudre les problèmes posés par une maladie d'Alzheimer, et ces proportions étaient encore de 42 % et 40 % concernant les spécialistes. Un autre cercle vicieux plus local, qui concerne la relation médecin-malade, peut alors être décrit (figure 17.2Renvoi vers).
Figure 17.2 Cercle vicieux qui perpétue les dysfonctionnements dans la relation médecin-malade dans la maladie d'Alzheimer pour le diagnostic comme pour la prise en charge

Causes liées au manque de lien et de coordination entre le champ social, le champ judiciaire et le champ sanitaire

Le manque de lien et de coordination entre le champ social, le champ judiciaire et le champ sanitaire semble une cause prédominante de sous-diagnostic des démences dans notre pays si on en croit la Facing Dementia Survey puisque cette cause n'est mentionnée que par les professionnels français (Wilkinson et coll., 2005renvoi vers). En fait, le manque de coordination existe aussi dans d'autres pays comme la Suède (Olafsdottir et coll., 2001renvoi vers). Si ce manque de coordination est surtout un obstacle pour la prise en charge des malades, il l'est aussi pour le diagnostic. En effet, les structures sociales comme les centres communaux d'actions sociales (CCAS) ou même les centres locaux d'information et de coordination gérontologique (CLIC), sont souvent alertés par les conséquences de la maladie d'Alzheimer, même précocement, par exemple chez un sujet âgé qui ne paie plus ses factures. Mais ces alertes ne sont le plus souvent pas répercutées au niveau sanitaire par manque de coordination. Le même problème se pose pour les structures judiciaires au niveau des demandes de tutelle ou de curatelle des sujets âgés. Pourtant, 43 % des médecins interrogés dans l'étude suédoise reconnaissent l'intérêt de pouvoir travailler avec un coordinateur non médecin spécialement formé à la démence. En France en particulier, les médecins ont une profonde culture du secret médical, et la transmission d'informations notamment au niveau du diagnostic doit obéir à des règles strictes, ce qui limite autant les possibilités de coopération. À l'intérieur même du champ sanitaire, la coordination entre médecins généralistes et spécialistes est parfois imparfaite, notamment en l'absence de réseau.

Conséquences du sous-diagnostic des démences et intérêt d'une détection précoce systématique

Les conséquences réelles du sous-diagnostic des démences sont mal connues et l'intérêt d'un dépistage systématique, y compris en situation de déni, a fait l'objet de très peu de travaux originaux dans la littérature. Des obstacles méthodologiques importants expliquent ce manque : nécessité d'études prospectives chez des sujets âgés et fragiles pour lesquels l'absence d'intervention est éthiquement contestable, nécessité d'un accord de participation en situation fréquente de déni, lourdeurs et coûts des études... Ceci explique que les recommandations nationales pour une détection précoce de la démence et de la maladie d'Alzheimer en France (Anaes, 2000renvoi vers), aux États-Unis (American Academy of Neurology, 2003renvoi vers) ou au Canada (Patterson et coll., 1999renvoi vers) se soient appuyées essentiellement sur un consensus d'opinion d'experts.

Conséquences du sous-diagnostic de la maladie d'Alzheimer et des autres démences

Si on admet que les traitements médicamenteux et la prise en charge non médicamenteuse des patients, notamment l'information et le soutien à l'aidant, sont efficaces sur l'évolution de la maladie, tout retard ou défaut de diagnostic peut être considéré comme une perte de chance pour les malades. Il en est de même en cas de cause de démence potentiellement curable qui resterait méconnue (déficit en vitamine B12, hypothyroïdie, effet secondaire de la prise de médicaments, iatrogénie).
De plus, l'ignorance du diagnostic expose le patient à des risques liés à ses difficultés dans les activités de la vie quotidienne (erreurs dans la prise de médicaments, accidents iatrogènes, difficultés dans la conduite automobile, risque d'accidents domestiques par exemple par oublis du gaz, erreurs de gestion financière).
Une autre conséquence importante est probablement le recours plus ou moins anarchique et inadapté au système de soins et en particulier à l'hospitalisation d'urgence. Dans une enquête non encore publiée, réalisée au CHU de Lille, 100 patients de plus de 65 ans admis aux urgences ont été examinés. Parmi ceux-ci, 51 % présentaient un « déclin cognitif significatif » compatible avec le diagnostic de démence (alors que la prévalence est de 5 à 8 %). Parmi ces 51 malades, 4 seulement étaient connus comme déments. On peut penser que ce recours au système de soins en urgence génère des coûts importants qui pourraient être en partie évités avec une meilleure prise en charge des sujets atteints.
L'absence de diagnostic – et donc de prise en charge – laisse les familles livrées à elles-mêmes, dans le doute et la détresse, sans prévention des situations de crises, sans anticipation des problèmes liés à la dépendance. Schulz et Beach (1999renvoi vers) rapportent que le risque de mort chez les sujets aidant un patient dont la maladie est « stressante » est majoré de 63 % par rapport à des sujets non aidants. Or, la maladie d'Alzheimer est certainement une des maladies les plus éprouvantes pour le conjoint ou les enfants en raison de la dégradation intellectuelle lente et progressive d'un être cher, de troubles du comportement particulièrement pénibles et de la dépendance de tous les instants. Et le fardeau ne cesse pas, bien au contraire, avec l'entrée en institution puisqu'il s'y ajoute le sentiment de culpabilité de n'avoir pu préserver la liberté de choix du patient.

Dépistage systématique de la maladie d'Alzheimer au stade précoce : est-il justifié ?

Habituellement, le dépistage se définit comme l'application systématique d'un test à une population pour détecter précocement une anomalie inapparente (Salmi et coll., 1997renvoi vers). C'est cette définition qui est retenue par la plupart des médecins généralistes notamment dans le cas de cancer, d'anomalie métabolique ou de maladies infectieuses. Dans le cas de la maladie d'Alzheimer, il existe effectivement une phase de la maladie peu apparente cliniquement, caractérisée par des troubles cognitifs légers, le « Mild Cognitive Impairment » (MCI) qui ne fait pas actuellement l'objet d'un consensus sur sa définition, et qui est source de multiples controverses. L'identification des patients atteints de la maladie à ce stade est encore du domaine de la recherche et ne justifie pas actuellement un dépistage. En revanche, au stade précoce de la maladie avérée, défini par les critères de démence, un cas sur trois seulement est diagnostiqué. Il y a donc un problème de détection de la maladie à ce stade, alors que les signes cliniques sont déjà apparents. Le terme dépistage est probablement mal adapté dans le cas de la maladie d'Alzheimer car il peut être mal compris. Nous parlerons donc de détection précoce (ou de repérage) car seule une attitude active et systématique permet de détecter la maladie.
Il n'existe pas de démonstration directe de l'intérêt de la mise en place d'une détection systématique de la maladie d'Alzheimer dans la population ou en consultation de médecine générale. Aucune étude randomisée comparant l'efficacité et les inconvénients d'une détection active par rapport à une absence de détection n'a été publiée. Un raisonnement indirect peut cependant conduire à des recommandations. Il s'appuie sur les critères d'indication d'un programme de dépistage (Salmi et coll., 1997renvoi vers) :
• importance de la maladie : la maladie est fréquente, grave et représente un coût très important pour la société. Ce critère est donc validé ;
• adéquation de la durée de la phase précoce : la maladie d'Alzheimer évolue sur plusieurs années, la phase précoce elle-même, qu'on peut définir empiriquement jusqu'à un MMSE de 20, s'étalant sur 1 à 3 ans. Cette durée laisse largement le temps de réaliser une détection. Ce critère est donc validé ;
• performances des tests diagnostiques : il existe des critères cliniques et des tests neuropsychologiques dont les performances en termes de sensibilité, de spécificité et de valeur prédictive sont très satisfaisantes (Boustani et coll., 2003renvoi vers). Cependant, en situation de détection précoce et notamment en l'absence de recours aux soins spontané ou d'informant fiable, l'application de ces critères est difficile. Ce critère est validé sous réserve d'un recours spontané au système de soins ;
• efficacité de la prise en charge après la détection précoce : les traitements médicamenteux et non médicamenteux améliorent – au moins à court terme – le pronostic des malades quand ils sont diagnostiqués. La découverte d'une cause curable de démence est également à mettre au crédit de la détection précoce, même si ces causes sont rares. Enfin, le diagnostic devrait permettre d'éviter les conséquences de l'absence de diagnostic décrites précédemment. Cependant, aucun essai n'a été réalisé en l'absence de recours aux soins. Ce critère est validé sous réserve d'un recours spontané au système de soins ;
• acceptabilité par le système de santé : la détection précoce des troubles pouvant se faire par le médecin généraliste, le système de santé a la capacité d'atteindre les sujets ciblés, à condition que la charge de travail accrue soit prise en compte. Cependant, en début des troubles, un bilan neuropsychologique et un avis spécialisé sont souvent indispensables pour établir un diagnostic. En fait, l'accès au bilan neuropsychologique n'est pas facile, voire pas possible partout, et son financement ne fait pas toujours l'objet d'une cotation spécifique pour un remboursement de l'acte. Ce critère est validé sous réserve d'un accès à l'expertise diagnostique ;
• acceptabilité pour la population : en cas de déni et de non recours spontané aux soins, les patients peuvent ne pas accepter les procédures de détection. Ils peuvent également refuser le recours au spécialiste en cas de suspicion à confirmer. Nous ne connaissons pas les éventuelles conséquences néfastes d'une détection précoce systématique, cependant l'expérience d'études de cohortes comme Paquid ou 3C au cours desquelles une recherche systématique des cas est pratiquée, montre que les effets négatifs sont extrêmement rares, puisqu'il n'a pas été enregistré de réactions catastrophiques après la détection de plus de 500 cas. Le problème majeur est l'annonce et l'accompagnement du diagnostic pour les malades et leurs familles. Ce critère est validé sous réserve d'un accompagnement du malade et de sa famille au moment du diagnostic.

Parcours de soins du malade

Le parcours de soins du sujet atteint de démence est extraordinairement hétérogène. Il peut être d'une grande simplicité ou, à l'inverse, d'une complexité extrême du fait du nombre de structures ou d'intervenants concernés (figure 17.3Renvoi vers).
Dans le plus simple des cas, le sujet ne fait aucun parcours de soins puisque sa maladie n'est jamais diagnostiquée. Ce type de parcours est particulièrement fréquent puisqu'on considère que le diagnostic n'est jamais porté dans un cas prévalent sur deux. D'autres cas simples sont illustrés par les patients suivis exclusivement par leur médecin généraliste, lequel temporise et considère que des explorations cliniques plus spécialisées ne s'avèrent pas utiles compte tenu de l'âge du sujet et d'une relative inefficacité des traitements. Un autre exemple de cas simple est celui du sujet dont le diagnostic est posé en Ehpad (Établissement d'hébergement de personnes âgées dépendantes) et pour qui l'intervention se limite à une prise en charge sociale dans cette institution.
À l'opposé, le parcours de soins peut être extrêmement complexe. En effet, le patient peut rencontrer successivement différents intervenants et structures : son médecin généraliste, un spécialiste libéral, le pharmacien pour la délivrance des médicaments et la demande de conseils, une Consultation mémoire (CM), le CLIC (Centre local d'information et de coordination gérontologique) et le CCAS (Centre communal d'action sociale). Suivent ensuite les aides diverses, l'adhésion de l'aidant à France Alzheimer, les groupes de paroles, l'accueil de jour, une ou deux hospitalisations pour confusion, l'hébergement temporaire, la mise sous curatelle, l'hôpital de jour, le placement en Ehpad, le retour à domicile dans la famille parce que le coût est trop élevé, puis le retour en Ehpad parce que la vie à domicile est impossible à cause des troubles du comportement. Ce parcours est également très fréquent parmi les personnes diagnostiquées.
Entre ces situations diamétralement opposées tous les intermédiaires sont possibles. Cette complexité et cette diversité des situations font que seules des recommandations officielles de prise en charge et de suivi pourront permettre de mettre de l'ordre et de la coordination entre les différentes structures, et aussi fournir des indicateurs de qualités de prise en charge qui seront une aide précieuse à la décision.
Figure 17.3 Parcours du malade et de sa famille dans le système sanitaire et social

En conclusion,

la maladie d'Alzheimer reste encore trop souvent ignorée ou négligée, malgré le nombre impressionnant de malades. Le diagnostic, même pour des cas avérés n'est pas toujours posé, ce qui entrave la prise en charge. En cas de recours spontané au système de soins et si l'accès à l'expertise diagnostique et à l'accompagnement des malades et des aidants sont possibles, les critères d'une détection précoce systématique sont réunis. Enfin, des recommandations officielles sont attendues pour l'amélioration et la coordination du parcours de soins.

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