Réduction des dommages associés à la consommation d’alcool
I. Consommations d’alcool : les risques, les dommages et leur environnement
2021
8-
Lobbying de la filière alcool
Ce chapitre présente les recherches menées sur le lobbying des industriels de
l’alcool, c’est-à-dire les techniques qu’ils mobilisent pour influencer les
décideurs. Plus précisément, le lobbying consiste à « procéder à des
interventions destinées à influencer directement ou indirectement
l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives,
normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des
pouvoirs publics » (Farnel, 1994
). Les termes de relations publiques, relations
d’affaires, relations extérieures sont également utilisés pour qualifier ces
interventions.
Les travaux menés sur le lobbying de la filière alcool ont débuté dans les
années 2000, quand les industriels de l’alcool ont commencé à se concentrer
au sein de groupes transnationaux (Jernigan,
2009
). Ces
fusions et rachats ont alors rendu ces compagnies plus puissantes, ce qui
leur a permis de mettre en place des stratégies de lobbying sophistiquées
pour influencer les politiques publiques (Hawkins et McCambridge,
2014
), à l’instar
de l’industrie du tabac. Les exemples ci-dessous illustrent la puissance et
la taille importante de certains producteurs d’alcool en 2020 :
• Diageo
1
, firme britannique, est la plus grande entreprise
mondiale sur le marché des alcools et spiritueux : elle possède plus
de 200 marques dont Guinness, Gordon’s, Captain Morgan, Smirnoff,
Johnnie Walker, J&B, des whiskys écossais – Lagavulin, Oban,
Talisker, etc. –, Baileys, elle emploie 28 400 employés, elle
présente un profit opérationnel de 4 042 millions de livres en
2019 ;
• Anheuser-Busch InBev (AB InBev)
2
, groupe belgo-brésilien qui a racheté SABMiller en
2015, aujourd’hui le plus grand groupe brassicole au monde : plus de
500 marques dont Budweiser, Hoegaarden, Leffe, Corona, Stella
Artois, etc., 22 080 millions de dollars d’EBITDA («
earnings
before interest, taxes, depreciation, and amortization » :
bénéfice avant intérêts, impôts et amortissements), 75 000
employés ;
• Pernod-Ricard
3
, groupe français, n
o 2 mondial des vins
et spiritueux : Absolut, Chivas, Mumm, Malibu, Ricard, Kenwood,
Campo Viejo – vins –, etc., 19 140 employés, 1 654 millions d’euros
de résultat net courant ;
• Castel
4
, groupe français, un des plus gros producteurs de
vins français au monde (avec LVMH et Pernod Ricard), très présent en
Afrique pour la fabrication et la commercialisation de bières,
également caviste : Baron de Lestac, Roche Mazet, Vieux Papes,
plusieurs marques de rosés, etc., les magasins Nicolas, 800 millions
d’euros de chiffre d’affaire, 16 bouteilles vendues par seconde en
2017.
Par ailleurs, le lobbying des alcooliers s’est également particulièrement
développé lorsque des initiatives de l’Organisation mondiale de la santé et
de certains gouvernements ont vu le jour afin de lutter contre les problèmes
dus à la consommation de l’alcool. Certaines de ces initiatives menaçaient
clairement l’activité commerciale des alcooliers (Babor et coll.,
2013
). Ces
derniers ont alors mis en place des stratégies dont l’objectif est
d’empêcher, d’atténuer, de retarder ou de retirer des mesures adoptées ou
envisagées par des gouvernements, mesures qui vont à l’encontre de leurs
ventes et profits : la hausse des taxes, le prix minimum par unité d’alcool,
la restriction de la publicité, la restriction de l’accès aux produits
alcooliques (horaires d’ouverture réduits des établissements, vente dans
certains réseaux de distribution, etc.). Ces politiques sont des menaces
pour la filière, comme le précise le rapport financier de Diageo en 2019 :
l’augmentation des taxes, la régulation du marketing et de l’accès à
l’alcool et les barrières commerciales représentent des risques politiques
qu’il faut endiguer grâce des observatoires, des analyses et du plaidoyer
(«
advocacy »)
5
.
Les organisations qui mènent des actions de lobbying en faveur de l’alcool
sont les structures qui promeuvent, protègent et représentent les intérêts
de leurs membres, parfois de manière indépendante les unes des autres
(Anderson, 2004
;
Babor, 2009
; Miller
et coll., 2011
;
McCambridge et coll., 2014a
; Hilton et coll.,
2017
;
McCambridge et coll., 2019a
; McCambridge et coll.,
2019b
). Il s’agit
des producteurs d’alcool qui ont une taille suffisante pour développer une
stratégie de lobbying (AB InBev, Diageo, Heineken, Pernod Ricard, etc.), des
associations professionnelles (syndicats, représentants de filière comme en
France : Vin & Société, brasseurs de France, fédération française des
vins d’apéritif, etc.), des organismes de relations publiques à caractère
« social » financés par l’industrie de l’alcool (les « SAPRO » en anglais :
Social Aspects and Public Relations Organisations) dont les
missions affichées sont de mener des campagnes de prévention et de
promouvoir la consommation responsable d’alcool (
Drinkaware au
Royaume-Uni,
Drinkwise en Australie,
European Forum on Responsible
Drinking, Canada Èduc’alcool, Avec Modération puis Prévention et
Modération en France), des distributeurs d’alcool (grossistes et
détaillants) et de tout autre acteur (dans le secteur de l’hospitalité, les
médias, agences de publicité, de marketing, etc.) qui, à court, moyen ou
long terme, s’associe à la filière alcool pour empêcher la mise en place
d’une réglementation.
Cadre général d’analyse des stratégies de lobbying
de la filière alcool
La revue systématique réalisée par McCambridge et coll. (McCambridge et
Mialon, 2018
)
propose un état des lieux de la façon dont les acteurs de la filière
alcool ont tenté d’influencer les décisions politiques. Les critères
d’inclusion retenus par ces chercheurs étaient les suivants : articles
publiés entre 1980 et 2016 en anglais dans des revues académiques (la
littérature grise, les commentaires et les éditos sont exclus), dont la
méthodologie était clairement décrite et qui distinguaient les
stratégies de l’alcool si d’autres industries étaient également
analysées.
Au total, 20 articles (issus de 15 études) publiés entre 2004 et 2016 ont
été retenus dans cette synthèse : 7 recherches concernent la
Grande-Bretagne, 2 les États-Unis, 2 l’Australie, une la
Nouvelle-Zélande, un groupe de pays d’Afrique (Lesotho, Malawi, Ouganda,
Bostwana), Hong-Kong, la Thaïlande et la Pologne. Les méthodologies
déployées étaient des études documentaires (une analyse des
consultations publiques et des soumissions de l’alcool, des articles
médias et des sources gouvernementales, des analyses des sites internet
de la filière alcool, etc.), des études de cas (des études
documentaires, interviews) et/ou des interviews d’acteurs impliqués dans
les décisions publiques.
À partir de cette littérature, McCambridge et coll. ont proposé un cadre
général d’analyse : i) des stratégies et des arguments développés
par la filière alcool puis ii) des actions déployées pour prendre
part à la décision politique.
Concernant les stratégies et arguments, le tableau 8.I
présente les discours officiels de la filière
alcool sur le plan de leur positionnement institutionnel, des éléments
de cadrage retenus pour décrire les problèmes liés à l’alcool, puis des
mesures à mettre en place, de leur point de vue, pour réduire les
méfaits de la consommation d’alcool. Nous avons ajouté à ce tableau les
articles publiés récemment sur le thème du lobbying de l’alcool. Il est
intéressant de remarquer la similarité entre les stratégies et arguments
relevés dans la littérature puis ceux adoptés par Vin & Société en
France.
Tableau 8.I Discours officiels de la filière alcool (position
institutionnelle, problème, mesures)
Questions
|
Positionnement de la filière alcool dans
les discours officiels
|
Similitude avec le positionnement de
« Vin & Société »
|
Quelle position institutionnelle pour les
acteurs de l’alcool ?
|
Partenaires clefs pour réduire les
méfaits liés à l’alcool
Acteurs économiques responsables et
différents de l’industrie du tabac (Petticrew et
coll., 2018a )
Partenaires clefs sur le plan économique
(emplois, taxes) (Thornton et Hawkins,
2017 )
Diabolisés à tort par les acteurs de la
santé (qui sont des extrémistes et
prohibitionnistes guidés par des motivations
morales) et certains politiques
|
« Engagée dans la modération et
l’information depuis des années, soucieuse du bon
usage du vin par les consommateurs, Vin &
Société s’engage et participe à l’élaboration
d’actions d’éducation et de prévention à
l’intention du grand public et des
professionnels. »1
Vin & Société représente « 558 000
acteurs de la vigne et du vin ; la viticulture est
le 1er secteur agricole français en
valeur ; les exportations françaises de vin ont
représenté 9,36 milliards d’euros un chiffre
d’affaires record »2.
« Le Pr Gérard Dubois a relayé à son tour
des arguments déjà distillés avec méthode et
régularité, depuis des mois, par des entrepreneurs
de morale qui, comme lui, au nom de la santé,
déploient une véritable stratégie de dénigrement à
l’encontre de la filière vitivinicole qui est le
2e fleuron national à l’export,
derrière l’aéronautique. »3
|
Comment positionner le problème de
l’alcool ?
|
Cadrer spécifiquement le problème :
dédramatiser les méfaits liés à la consommation
d’alcool :
– il concerne une minorité de personnes
(la majorité boit modérément et n’est pas à
risque)
– l’alcool a des effets bénéfiques sur la
santé
|
« Le vin n’est pas en lui-même un produit
nocif. C’est son mode de consommation qui peut
l’être, ou sa consommation par des publics
fragiles. »4
Analyse bibliographique consommation
modérée de vin et santé : « Il y a aujourd’hui un
consensus indiquant que la consommation modérée de
vin aurait un effet bénéfique dans la prévention
des maladies cardiovasculaires, du diabète de type
2 et du syndrome métabolique.
|
|
Toucher uniquement les minorités à risque
(pour ne pas pénaliser la majorité qui boit
modérément)
|
Un consensus existe sur les bénéfices
d’une consommation modérée de vin sur la survenue
du cancer colorectal et sur un effet neutre pour
le cancer du pancréas. »5
|
|
Promouvoir la consommation d’alcool
responsable et modérée comme la norme (ce qui est
anormal est le mésusage)
|
« [...], nous pensons qu’il convient de
sensibiliser et de protéger plus particulièrement
les publics identifiés comme étant à risque
(mineurs, femmes enceintes) mais aussi de lutter
contre les comportements à risque (binge
drinking, alcool au volant). »6
« Nous souhaitons valoriser la place du
vin dans notre société tout en promouvant un
modèle de consommation responsable. Nous pensons
que cette voie, fondée sur l’éducation, le plaisir
et la modération est la mieux à même de lutter
contre les abus. »7
|
Quelles mesures proposer pour lutter contre le
problème de l’alcool ?
|
Opposer les mesures qui touchent
l’ensemble de la population (taxes, régulation du
marketing, avertissements obligatoires, etc.) car
décrites comme inefficaces, effets
contreproductifs et parfois illégales.
Se fonder sur les données scientifiques
qui « arrangent » (Cullen et coll.,
2019 )
Proposer des interventions ciblées et
éducatives
Proposer l’autorégulation des producteurs
d’alcool (publicité, avertissements)
Plutôt que de proposer de nouvelles lois,
faire respecter celles qui existent
déjà
|
« Alors que l’objectif est de lutter
contre les pratiques excessives et/ou à risque, le
lien entre fiscalité et consommation peine à être
démontré et une fiscalité élevée n’est pas le gage
d’une baisse des comportements à risque ; les pays
fortement taxés sont parmi ceux qui connaissent le
plus de phénomènes d’alcoolisation
massive. »8
« On voit que les pratiques ont évolué,
notamment l’alcoolisme chez les jeunes. Ces
pratiques ne sont pas prises en compte par la loi,
et surtout pas par les politiques de
prévention. »9
« Vin & Société accompagne la mise en
œuvre de programmes d’éducation pour permettre aux
plus jeunes de découvrir l’univers de la vigne et
des terroirs. Cet apprentissage, dès le primaire,
favorisera un comportement responsable chez ces
adultes avertis de demain. »10
« Le 27 juin 2018, Vin & Société a
rendu sa contribution au Plan national de santé
publique « Priorité Prévention » (PNSP). Les 6
mesures-phares :
- contribuer à la diffusion du message
« zéro alcool » pendant la grossesse ;
- faire mieux respecter l’interdiction de
vente d’alcool aux mineurs en améliorant la
formation des professionnels ;
- intensifier la lutte contre le binge
drinking ;
- informer sur les risques liés à la
conduite sous l’influence de l’alcool à travers
des partenariats locaux (conducteur désigné,
etc.) ;
- promouvoir les comportements
responsables auprès des consommateurs (attitudes à
adopter pour consommer avec
modération) ;
- améliorer l’autorégulation en matière
de publicité et favoriser les bonnes
pratiques. »11
|
1https://www.vinetsociete.fr/a-propos (consulté le
24 décembre 2019) ; 2https://www.vinetsociete.fr/chiffres-cles (consulté
le 24 décembre 2019) ; 3 Déclaration de Joël Forgeau,
Président de Vin & Société « À l’attention de l’Académie
nationale de médecine, le 30 avril 2019 » ; 4 Rapport
d’activités 2018 Vin & Société, page 13 ; 5https://www.vinetsociete.fr/etude-vin-et-sante
(consulté le 7 avril 2020) ; 6https://www.vinetsociete.fr/vin-societe-sengage-dans-la-consommation-responsable
(consulté le 24 décembre 2019) ; 7 Brochure conçue par
Vin et société pour les élections législatives et présidentielle
2017 : « Quelle place pour le vin dans notre société ? » ;
8 Brochure conçue par Vin et société pour les
élections législatives et présidentielle 2017 : « Quelle place pour
le vin dans notre société ? » ; 9http://revenezmonsieurevin.vinetsociete.fr/esprit-de-la-loi-es-tu-la/la-loi-evin-ne-prend-pas-vraiment-en-compte-le-probleme-de-lalcoolisme
conçu pour lutter contre la loi Evin (consulté le 7 avril 2020) ;
10https://www.vinetsociete.fr/education-et-transmission
(consulté le 24 décembre 2019) ; 11https://www.vinetsociete.fr/6-mesures-phares-du-plan-national-de-sante-publique-2018
(consulté le 24 décembre 2019).
Concernant les actions déployées pour prendre part à la décision
politique, deuxième axe analysé par McCambridge et coll., elles se
résument de la façon suivante :
• une participation de la filière alcool à tous les stades de la
décision, par le biais de réponses à des consultations
publiques, de constitution de comités parlementaires, de
création de groupe de travail avec des acteurs impliqués dans la
décision (ministres, fonctionnaires, conseillers techniques,
parlementaires, députés, etc.). Selon la littérature, cette
forme de participation s’est révélée efficace pour influencer la
décision politique ;
• une participation sur le long terme (proactive) et sur le court
terme (réactive) à la décision politique. Sur le long terme, il
s’agit, par des contacts formels et informels avec les
décideurs, de façonner l’environnement général : rappeler que
l’industrie de l’alcool doit être un partenaire (Hawkins et
McCambridge, 2019
), réagir dans les débats sur l’alcool,
semer le doute sur la littérature scientifique qui lui est
défavorable, diffuser les informations en faveur de l’alcool,
s’informer sur l’agenda politique pour réagir dès que cela est
nécessaire, etc. Concrètement, cette stratégie se traduit par
des contacts personnels et réguliers avec les décideurs, le
financement de partis politiques et de campagnes et/ou la mise à
disposition de rapports et d’informations de la filière pour
aider les décisionnaires à se forger un avis sur des sujets en
lien avec l’alcool (cf. les exemples dans la partie « Lobbying
déployé pour contrer les régulations du marketing » de ce
chapitre). Sur le court terme, il s’agit de réagir à des
événements particuliers, par exemple la décision d’un
gouvernement de mettre en place une loi contre l’alcool (taxes,
régulation, etc.). Le cas échéant, des objectifs précis sont
fixés (empêcher l’adoption de la loi) et des actions
ad
hoc sont mises en place pour les atteindre (alliance
avec d’autres acteurs pour paraître plus représentatif,
arguments légaux, travail avec des avocats, diffusion
d’arguments dans les médias pour influencer l’opinion publique,
etc.). Les actions menées sur le long terme et le court terme
sont importantes pour façonner la décision politique dans le
sens souhaité par la filière alcool ;
• une participation aux débats sur l’alcool en créant des formes
organisationnelles variées. Au-delà des producteurs et des
grandes compagnies, la littérature révèle que l’industrie a mis
en place des formes organisationnelles et collaboratives
spécifiques pour diffuser les arguments de la filière. Il s’agit
des groupes d’intérêt collectifs déployés sur le long terme
(syndicats, « SAPRO ») ou de formes collectives innovantes pour
multiplier les canaux de diffusion et donner l’impression que
les arguments diffusés sont indépendants de l’industrie de
l’alcool (par exemple une collaboration avec les médias pour
diffuser des informations contre la régulation de la publicité).
La filière alcool travaille également avec des « partenaires » :
des agences de consulting ou des experts qui l’aident à
développer les actions de lobbying : des agences de relations
publiques, des
think tank (Hawkins et McCambridge,
2014
; Fergie et coll., 2018
), etc.
Au-delà des articles généraux sur le lobbying, synthétisés par
McCambridge et coll. (McCambridge et coll.,
2018
), des
chercheurs se sont intéressés à des outils spécifiques déployés par les
industriels de l’alcool pour servir leur stratégie. L’implication de la
filière dans la recherche scientifique est une des tactiques identifiées
dans la littérature.
Implication de la filière alcool dans la recherche :
un outil de lobbying
Un article général de Babor (Babor, 2009
) ainsi que la revue systématique de la
littérature de McCambridge et Mialon (McCambridge et coll.,
2018
)
présentent une synthèse de l’implication de la filière alcool dans la
recherche. Concernant l’état de l’art de McCambridge et Mialon, il
rassemble 161 articles publiés sur les liens entre l’industrie de
l’alcool et la science (publications dans des revues académiques,
commentaires, éditos, etc.).
Ces travaux détaillent la façon dont la filière s’implique dans la
recherche.
En premier lieu, des instituts de recherche sont créés et financés par
les producteurs d’alcool (Tesler et Malone,
2008
; Babor
et coll., 2018
).
Au niveau international, il existe l’ICAP (
International Center for
Alcohol Policies) devenu l’IARD en 2015
6
(
International Alliance for Responsible
Drinking), ou l’
European Foundation for Alcohol Research7
qui a vu le jour en 2003. En France, l’IREB (Institut
de Recherche et d’Études sur les Boissons), créé en 1971, est devenu la
Fondation pour la Recherche en alcoologie (FRA)
8
« La Fondation pour la recherche en alcoologie a
pour vocation de développer et partager la connaissance sur
l’alcool. Fondation sous l’égide de la Fondation de France,
reconnue d’utilité publique, ses missions sont de soutenir la
recherche et de faire connaître les savoirs sur ce thème avec
l’ambition de contribuer à l’amélioration de la santé publique.
La Fondation initie et participe à toutes les recherches jugées
pertinentes en sciences biomédicales et/ou en sciences humaines
et sociales en rapport direct ou indirect avec l’alcool. Elle
s’attachera également à la communication et à la discussion de
leurs résultats. » (
https://toute-la.veille-acteurs-sante.fr/53927/creation-de-la-fondation-pour-la-recherche-en-alcoologie-communique/
(consulté le 7 avril 2020).
jusqu’en 2019. Ces organismes ont pour mission de
financer des programmes de recherche, des bourses, des prix
scientifiques, ils publient des rapports et ouvrages, et sont dotés d’un
comité scientifique parfois composé de chercheurs de renom.
Ils se présentent comme des organismes de recherche à but non lucratif
indépendants, alors que la question de l’indépendance peut être discutée
car des représentants de l’industrie sont présents au sein de leur
gouvernance et que leurs financements dépendent des producteurs.
Selon Lemmens (Lemmens, 1997
), la réelle motivation de ces organismes à
produire des recherches utiles pour la santé publique est peu crédible
au vu des montants alloués à ces instituts, très faibles en comparaison
avec les budgets des industriels de l’alcool qui les financent.
En second lieu, la filière alcool finance en direct des universités, des
chercheurs et de centres de recherche académiques (Mosher,
2012
). Par
exemple,
Portman group (sponsorisé par Carlsberg, Heineken,
Pernod Ricard, etc.) a financé des chercheurs de l’université
d’Edimbourg pour mettre en place un programme sur l’alcool. De la même
façon, Diageo a donné 1,5 millions d’euros à l’université de Dublin
(Babor, 2006
). En
France, ces pratiques sont également constatées : la chaire de recherche
et d’enseignement de
KEDGE Business School sponsorisée par Vin
& Société et créée en 2019 (objectif : « analyser le rôle de
l’éducation et de l’information sur la consommation responsable de
vin »
9
), la chaire vin et tourisme de l’EM Strasbourg
Business School co-financée par le Conseil interprofessionnel
d’Alsace
10
, la chaire « Qualité et identité des vins » de la
Fondation Bordeaux Université co-financée par Château Haut-Bailly,
Château Palmer, Château Pichon Baron, Château Pichon Longueville
Comtesse de Lalande, etc.
11
.
Au-delà des conflits d’intérêt évidents que ces financements peuvent
entraîner par rapport aux chercheurs et aux universités, il est
important de signaler que ces budgets peuvent être alloués à des jeunes
chercheurs (qui peuvent alors se sentir redevables et dépendants des
financements reçus) ou à des chercheurs en sciences sociales peu experts
sur le sujet de l’alcool. Ensuite, certaines pratiques posent des
questionnements éthiques, à l’instar de chercheurs qui ont été payés par
l’alcool pour critiquer les conclusions de rapports émanent d’organismes
officiels (OMS par exemple) qui étaient préjudiciables aux activités
commerciales de la filière.
En troisième lieu, la filière alcool, parfois en lien avec des sociétés
d’études de marché, réalise ses propres recherches internes. Par
exemple, un programme de recherche a été lancé dans les années 2000 par
le «
Brewing Research International » sur les bénéfices de la
consommation de bière sur la santé. De telles études sont parfois menées
par les organisations syndicales et/ou les sociétés à caractère social
(« SAPRO ») financées par l’industrie de l’alcool : des sondages pour
analyser les perceptions par rapport à la bière, au vin, à l’alcool, des
recherches sur le lien entre consommation modérée d’alcool et les
bénéfices pour la santé, etc. Peu d’informations sont disponibles de la
part de la filière alcool sur ses activités internes de recherche. On
trouve de temps en temps des informations sur ces programmes dans les
rapports d’activité. Par exemple, Pernod Ricard décrit dans son rapport
financier
12
un nouveau programme PRIME : « Avec l’explosion des
réseaux sociaux, du digital et le développement des stratégies
omnicanales, nos outils de suivi de performance des marques avaient
besoin d’être modernisés pour répondre à l’évolution rapide des
tendances marketing. PRIME est né de ce constat. [...]. Cette plateforme
sur mesure bénéficie de deux fonctionnalités clés : un court
questionnaire destiné à un panel en ligne de consommateurs (accessibles
via des panels de recherche), qui nous permet d’évaluer la
perception de nos marques, et un outil de veille sur les réseaux sociaux
(
social listening) qui nous aide à mesurer l’intérêt porté à
nos marques en collectant des données en temps réel. Celui-ci nous
permet en effet de suivre les réseaux sociaux pour capter les mentions
directes de nos marques et étudier la perception réelle que les
consommateurs en ont, sur la base de leurs commentaires et publications.
Il nous aide aussi à suivre nos concurrents, à identifier de nouvelles
tendances, à repérer les influenceurs et à relever les pics d’intérêt
pour nos marques. ».
En quatrième lieu, l’implication de la filière alcool dans la recherche
se traduit également par la diffusion d’informations « scientifiques »
dans le but de toucher des cibles variées (politiques, journalistes,
acteurs de la santé, grand public, etc.).
Ainsi les organisations financées par l’alcool (instituts de recherche,
syndicats, etc.) publient régulièrement des documents disponibles sur
leurs sites internet : des rapports, ouvrages, articles dans des
journaux académiques sponsorisés par les industriels de l’alcool, etc.
Des analyses de ces documents font état de biais méthodologiques et
d’échantillonnages qui peuvent conduire à des résultats non
représentatifs (c’est le cas de certaines études produites par l’ICAP –
aujourd’hui IARD
13
). Par ailleurs, il est constaté que ces publications ne
mentionnent pas systématiquement leurs sources de financement
(producteurs d’alcool), et qu’elles portent sur les thèmes classiques
que l’industrie met en avant dans ses campagnes de lobbying
(l’éducation, la prévention des jeunes, les bénéfices de la consommation
modérée d’alcool, etc.). Ces documents sont publiés à des périodes clefs
dans l’agenda politique et/ou en réponse à des articles publiés dans des
revues académiques qui nuisent à l’intérêt commercial de la filière.
La diffusion d’informations « scientifiques » se fait aussi par le biais
d’organisation de colloques et/ou de présentations dans des conférences.
On peut citer le «
Nigerian Beer Symposium » financé par Heineken
qui réunit en Afrique et depuis 2014 chercheurs, médecins, politiques et
publicitaires. En 2015, cette conférence avait pour thème les bénéfices
nutritionnels et sur la santé de la consommation de bière (Dumbili,
2018
). En
France, la FRA a organisé en 2017, en partenariat avec la maison des
sciences humaines de Bretagne (MSHB), un colloque sur « Cultures et
politiques, toxicologie, addiction, psychiatrie, des jeunes adultes face
à l’alcool, comprendre et agir »
14
. En lien avec ce dernier sujet, il est étonnant de
constater que les mesures identifiées comme efficaces dans la
littérature pour réduire la consommation d’alcool des jeunes n’ont pas
été abordées (régulation du marketing, restriction de l’accès aux
mineurs, etc.). Une ONG française, l’ANPAA (Association Nationale de
Prévention en Alcoologie et Addictologie), a dénoncé ce colloque et les
risques éthiques qu’il pose pour les organismes qui accueillent de tels
événements (Simon et coll., 2018
).
La filière alcool diffuse également des informations destinées au grand
public. Concernant les données émanant des sites internet de structures
financées par l’alcool, des chercheurs ont montré qu’elles prêtent à
confusion et ne sont pas toujours de bonne qualité. Ainsi, en
comparaison avec des sites d’acteurs publics indépendants (NHS –
National Health Service –, des sites gouvernementaux, CDC,
des ministères de la santé, etc.), les informations diffusées sur les
risques liés à la consommation d’alcool pendant la grossesse sur les
sites de 23 organismes liés à la filière alcool (Pernod Ricard, Educ
alcool,
DISCUS –
Distilled Spirits Council of the United
states –,
Dinkaware, Drinkwise, IARD, European forum for
responsible alcohol, Wine in moderation, etc.) sont moins
nombreuses et utilisent un vocabulaire vague et peu précis qui peut
faire naître un doute sur la dangerosité (Lim et coll.,
2019
). Par
ailleurs, il est constaté que les recherches publiées et qui montrent un
lien entre la consommation d’alcool et les risques de cancers font
régulièrement l’objet de vives critiques et sont omises sur les sites
internet et les réseaux sociaux d’organismes financés par l’alcool
(Petticrew et coll., 2018b
; Petticrew et coll.,
2018a
; Maani
Hessari et coll., 2019
). Dans le même ordre d’idée, citons le
Distilled Spirits Council of the United states (DISCUS,
financé par l’industrie de l’alcool) qui a critiqué en 2006 les
conclusions d’un article publié dans la revue
Archives of Pediatrics
and Adolescent Medicine qui montrait le lien entre l’exposition
à la publicité pour l’alcool et l’augmentation de la consommation de ces
boissons chez les jeunes, ou encore « Avec modération » en France en
2018 qui a critiqué les conclusions de l’étude publiée dans
The
Lancet qui établissait que les dommages de la consommation
d’alcool pour la santé apparaissent dès un verre par jour : « sans se
prononcer sur la validité scientifique de l’étude et de sa méthodologie,
il faut souligner le décalage entre la recommandation des auteurs de
l’étude – la promotion de l’abstinence totale – et la réalité du
risque »
15
.
La revue systématique de la littérature de McCambridge et Mialon
(McCambridge et Mialon, 2018
) détaille les motivations sous-jacentes de la
filière alcool et les risques qu’entraîne l’implication de ces acteurs
dans la recherche.
Étant donné que les résultats des recherches en santé ne sont pas
toujours favorables à l’industrie de l’alcool, il est pertinent de
financer ses propres travaux via des organismes de recherche pour
peser sur les débats sociétaux en confrontant les résultats de travaux
défavorables à la filière à ceux de ses « propres » travaux et donner du
crédit aux résultats des recherches financées par l’alcool et publiées
par des chercheurs, ceci afin de mieux convaincre les gouvernements. Par
ailleurs, financer des universités (via des chaires, etc.) ou des
colloques académiques est un moyen de pénétrer le monde universitaire,
d’inciter les chercheurs à collaborer et d’améliorer l’image de
l’industrie auprès de ces publics leaders d’opinion. De manière
générale, la filière devient un acteur plus respectable et plus crédible
en s’associant à cette communauté scientifique. Enfin, le paiement de
numéros spéciaux de revues académiques peut aider à publier sur des
sujets que l’industrie de l’alcool veut mettre particulièrement en avant
dans les débats publics (sous couvert de la crédibilité
scientifique).
À propos des biais et des risques de dérives engendrés par l’implication
de l’industrie de l’alcool dans la recherche, la littérature en
identifie plusieurs :
• des biais méthodologiques sont relevés dans les documents publiés
par les organismes de recherche financés par la filière alcool :
la non prise en compte de la littérature passée sur les mesures
efficaces pour lutter contre le problème de l’alcool, les
méthodologies non clairement explicitées, un « oubli » de
mentionner l’industrie de l’alcool en tant que financeur de
l’étude publiée, un « oubli » du cadre conceptuel pour
positionner la recherche, etc. De plus, le processus
d’évaluation des projets de recherche financés par ces
organismes est éloigné des processus scientifiques classiques :
peu d’informations sont fournies sur la façon dont les projets
sont sélectionnés et les formulaires à remplir par les
chercheurs pour soumettre des projets sont très succincts (ce
qui rend délicat l’évaluation de la qualité des projets). Une
des conséquences de ces problèmes est que les résultats dégagés
diffèrent souvent selon que la recherche est financée ou non par
l’alcool. Par exemple, les conclusions sur les bénéfices de
l’alcool sur le risque cardiovasculaire sont plus favorables dès
lors qu’elles sont financées par les producteurs. McCambridge et
Mialon mentionnent dans leur synthèse que de nombreuses
publications (commentaires, éditos, etc.) concernent le débat
qui oppose les chercheurs internationaux sur le financement de
leur recherche par l’industrie de l’alcool (Gornall,
2013
; Andréasson et McCambridge,
2016
) : certains s’y opposent fermement au motif que c’est un
outil évident de lobbying, que cela créé des conflits
d’intérêts, et qu’il existe un risque majeur
d’instrumentalisation, alors que d’autres chercheurs jugent
intéressant de nouer des partenariats avec ces acteurs
industriels (principes de Dublin, suggérés par l’ICAP) ;
• une orientation des recherches liée à la sélection des thèmes
financés ou non est un autre risque constaté. Ainsi les sujets
clefs pour la santé publique ne sont pas financés par les
industriels de l’alcool, alors que d’autres, moins essentiels
pour aider à mettre en place des mesures efficaces, reçoivent
des fonds : recherches orientées sur les parcours individuels
des personnes ou encore recherches cliniques et biologiques
complexes à mobiliser pour la santé publique. En résumé, les
travaux financés par la filière alcool sont centrés sur les
facteurs individuels de consommation, les vulnérabilités propres
à chaque individu, alors que des facteurs environnementaux sont
oubliés (effet du prix, de la publicité, du marketing, de la
restriction de l’accès à l’alcool, etc.) ;
• le financement de chercheurs peut faire naître un sentiment de
réciprocité de leur part et installer une dépendance financière,
en particulier auprès des jeunes chercheurs qui ont des
difficultés à obtenir des financements publics compétitifs. Il
est par ailleurs parfois constaté un manque de transparence des
liens entre les travaux publiés par certains chercheurs dans des
revues académiques et leur financement par l’industrie de
l’alcool.
Des recherches sur le lobbying de l’alcool se sont particulièrement
intéressées à la façon dont la filière tente de contrer les régulations
du marketing qui se sont considérablement étendues dans le monde ces
dernières années.
Lobbying déployé pour contrer les régulations du
marketing
Savell et coll. (2016
) ont publié une revue systématique des études
réalisées afin d’identifier les stratégies et les arguments déployés par
le lobby de l’alcool dans le contexte de la régulation du marketing. Ils
ont retenu 17 articles publiés en anglais entre 1990 et 2013 (2 en
Grande-Bretagne, 1 aux Pays-Bas, 1 en Irlande, 3 en Amérique du Nord, 3
en Australie, 2 en Afrique, 1 en Asie et 4 dans différents pays). Ces
recherches portaient sur les efforts de l’industrie de l’alcool pour
influencer les débats politiques concernant les réglementations sur le
marketing au sens large (pas seulement la publicité) : produit
(emballage, arôme, etc.), prix (promotions,
happy hour, prix
minimum par unité d’alcool, etc.), publicité (médias autorisés ou non,
contenus, affiches près des écoles, sponsoring, etc.), distribution
(horaires d’ouverture des points de vente, interdiction de vente aux
mineurs, etc.).
Savell et coll. ont identifié cinq axes stratégiques mobilisés dans le
cadre des débats liés à la régulation du marketing de l’alcool
(tableau 8.II
).
Au-delà des stratégies mises en lumière par Savell et coll., ces
chercheurs puis des études plus récentes ont identifié les arguments
mobilisés par l’industrie de l’alcool pour contrer les régulations du
marketing.
En premier lieu, la mesure proposée est jugée inutile et redondante. En
effet, l’industrie de l’alcool argue du fait qu’en tant qu’acteur
responsable, l’autorégulation est suffisante et fonctionne mieux qu’une
loi. Or de nombreuses études ont montré le contraire (cf. chapitre
« Marketing des produits alcoolisés »). Concernant les avertissements
sanitaires, le constat sur les limites de l’autorégulation a été réalisé
par Petticrew (Petticrew et coll., 2016
) en Grande-Bretagne. Alors que l’industrie
promet d’apposer des messages sanitaires clairs et lisibles sur 80 % de
ses produits, cet engagement n’est en réalité pas respecté.
En second lieu, la filière estime que les preuves de l’efficacité des
régulations marketing pour réduire la consommation d’alcool sont
insuffisantes. Des rapports, communiqués, etc. sur le fait que la
publicité n’a pas d’impact sur les comportements sont par exemple
diffusés pour que les médias s’en emparent (en omettant de citer la
littérature scientifique qui montre le contraire). De tels arguments ont
été par exemple utilisés en Australie pour contrer la mise en place de
la régulation de la publicité (Martino et coll.,
2017
). De
même, en 2012, quelques mois avant que le parlement britannique n’étudie
la mise en place du
minimum unit pricing (MUP) en Angleterre et
au Pays de Galles, trois rapports remettant en cause son efficacité sont
sortis sur une période très courte. Ces études, dont certaines étaient
commanditées et financées par le producteur de bière SABMiller,
omettaient une partie conséquente de la littérature académique sur
l’efficacité de cette mesure (Hawkins et McCambridge,
2014
).
Tableau 8.II Stratégies de la filière alcool pour contrer les
régulations marketing
Stratégies
|
Moyens
|
Actions – Exemples
|
1. Diffuser
des informations
|
Rencontres avec les
décideurs
|
Rencontres avec les décideurs politiques
directement ou via des représentants des
industriels (« front groups »)
Rédaction de notes techniques pour les
aider à rédiger des lois et leur fournir des
arguments
Ex. : Aide de SABMiller et d’ICAP pour
rédiger le « National Alcohol Policy » au
Lesotho, Malawi, Ouganda et Botswana (Bakke et
Endal, 2010 ) ; contact avec les
parlementaires au moment de la réforme sur la
politique alcool en Finlande (Sama et Hiilamo,
2019 ).
|
Collaboration avec les
gouvernements
|
Se poser en partenaire pour réfléchir
ensemble aux lois : création de groupes de
travail, conseils techniques, etc.
Ex. : le « Public health
responsability deal » a été signé en 2011
entre le département public anglais de la santé et
l’industrie de l’alcool. Des recherches ont montré
que les actions proposées dans ce partenariat
(dont l’autorégulation du marketing) n’ont pas
contribué à réduire la consommation d’alcool dans
ce pays (Knai et coll.,
2015b ; Knai et coll.,
2015a ).
|
Publication d’études
|
Remettre en cause l’efficacité de la
régulation du marketing
Omission/réfutation de la littérature
scientifique sur l’efficacité de la régulation du
marketing
Ex. : publications de données par l’ICAP
sur ce thème (actuel IARD) (Jernigan,
2012 ).
|
2. Constituer
des groupes d’intérêts
et des alliances
|
Groupes internes à la
filière
|
Création d’associations à vocation
sociale (SAPRO), regroupements professionnels
(syndicats), pour renforcer le poids des
industriels
Ex. : ICAP, Portman group, FACT en
Thaïlande (Thamarangsi,
2008 ), etc.
En Écosse, la « Scotch Whisky
Association » était l’acteur phare sur le
minimum unit pricing. Ce choix renvoie très
certainement à la symbolique nationale du whisky
en Écosse et à son poids économique (principal
produit d’exportation) (Holden et Hawkins,
2012 ).
|
Groupes externes à la
filière
|
Alliance avec des secteurs susceptibles
d’être touchés par la mesure : médias, agences de
publicité, hospitalité, tourisme, consommateurs,
etc.
Lancement de campagnes de relations
publiques avec des agences
spécialisées
Ex. : en Lituanie, partenariat avec des
acteurs du secteur publicitaire pour annuler la
loi interdisant intégralement la publicité pour
l’alcool (Paukštė et coll.,
2014 ).
|
3. Proposer
des mesures alternatives
à la régulation
du marketing
|
Autorégulation
|
Règles de bonnes pratiques rédigées et
décidées par la filière alcool
La littérature a montré que ces chartes
sont peu respectées (cf. chapitre « Marketing des
produits alcoolisés » de cette
expertise).
|
Programmes de responsabilité sociale
des entreprises (RSE)
|
Création d’organismes financés par
l’alcool et dédiés à la prévention
Financement et lancement de campagnes
d’éducation ciblées (jeunes, femmes enceintes,
jeunes au volant)
Ex. : « Responsible Drinking
Fund » lancé par Diageo en 2009 : 130
programmes d’éducation lancés dans plus de 40
pays, couvrant l’éducation, la sensibilisation des
populations et les pratiques de vente responsables
(Mosher, 2012 )
Des recherches ont montré que les
programmes de RSE mis en place par la filière
n’ont pas été efficaces pour réduire les méfaits
liés à l’alcool mais servent en réalité aux
intérêts commerciaux des producteurs (Pantani et
coll., 2012 ; Yoon et Lam,
2013 ; Kim et Park,
2017 ; Babor et coll.,
2018 ; Mialon et McCambridge,
2018 ).
|
4. Mobiliser les lois, les codes
du commerce, les juridictions
|
Remise en cause de la légalité de la
mesure
Mobilisation de textes
internationaux
|
Actions en justice, mobilisation des
tribunaux
Ex. : en France, la loi Évin a été
contestée lors de sa mise en place au motif de la
non-conformité avec la Commission européenne. Ce
motif n’a pas été jugé valable et la loi a
finalement été mise en place (Gould,
2005 ; Casswell et Thamarangsi,
2009 ).
|
5. Inciter/
dissuader avec des moyens financiers
|
Arrêt de financements
|
Menace d’arrêt des financements de
l’industrie de l’alcool dans le sport, œuvres
caritatives, etc.
Ex. : en Thaïlande, l’industrie a menacé
d’arrêter son sponsoring sportif en réponse à la
restriction de la publicité des boissons
alcoolisées (Thamarangsi,
2008 ).
|
|
Proposition de
financements
|
Financement de partis politiques hostiles
à la régulation du marketing, cadeaux aux
décideurs
Ex. : en Lituanie, des partis politiques
opposés à l’interdiction de publicité ont reçu
jusqu’à 39 000 euros d’un groupe d’investissement
lié aux producteurs d’alcool. Un des
parlementaires initiateurs de l’annulation de la
loi a reçu 16 000 euros de l’industrie. La
Lithuanian Brewers Guild a proposé à
plusieurs ministres des entrées gratuites pour le
championnat d’Europe de basket-ball (Paukštė et
coll., 2014 ).
|
En troisième lieu, l’industrie de l’alcool met en avant que la mesure
proposée va entraîner des conséquences économiques négatives. Dans le
cas des débats sur l’augmentation des taxes des produits alcoolisés
envisagée par certains pays, l’argument avancé par la filière est que
cela va entraîner une baisse de la compétitivité et de l’attractivité
économique, que cela va se traduire par une baisse du pouvoir d’achat de
milliers de personnes qui travaillent dans le secteur, nuire à l’emploi,
et qu’une majorité de personnes qui consomment raisonnablement va être
pénalisée par la mesure (Yoon et Lam,
2013
;
McCambridge et coll., 2014b
). Par ailleurs, alors même que le prix du
whisky est peu impacté par le
minimum unit pricing mis en place
en Écosse, l’industrie a avancé l’argument de son impact négatif sur
l’économie écossaise dont le whisky est une forte composante
(Katikireddi et coll., 2014
; McCambridge et coll.,
2014b
). À
propos du projet de l’apposition obligatoire des avertissements
sanitaires sur les emballages en Australie, les alcooliers ont repoussé
la mesure aux motifs que ce dispositif allait nuire à l’information des
consommateurs (car ils auront moins en tête les bénéfices liés à une
consommation d’alcool modérée), que cela augmentera la culpabilité et
l’anxiété des femmes enceintes, et que cela entraînera des coûts
supplémentaires de fabrication des packagings qui vont nuire à la
productivité de la filière (Mathews et coll.,
2013
).
En quatrième lieu et comme mentionné dans le tableau 8.II
, la réglementation du marketing irait à
l’encontre de certaines lois et/ou règlementations nationales ou
internationales : liberté de parole, propriété intellectuelle, traités
de commerce internationaux, etc. À l’appui de ces textes, des litiges
sont parfois portés par l’industrie de l’alcool jusqu’aux tribunaux, ce
qui permet de retarder de plusieurs années la mise en place d’une
mesure, jusqu’à ce qu’une décision juridique définitive soit rendue.
C’est ce qui s’est produit en Écosse avec le
minimum unit pricing
(Meier et coll., 2017
) : la justice a été saisie en 2013, l’affaire
a été portée devant la Cour Européenne de Justice, la Cour suprême
britannique, ce qui a retardé de 5 ans l’adoption de la mesure mise en
place en 2018.
Enfin, l’industrie de l’alcool met en avant que la réduction des dommages
liés à l’alcool est complexe et ne peut pas se limiter à l’adoption
d’une mesure. Le but est de susciter un débat en expliquant que la
consommation excessive d’alcool est un processus complexe et que ce
problème ne peut pas se résoudre par la régulation du marketing, les
taxes ou d’autres politiques trop simplistes. Au lieu de la régulation
marketing, la filière plaide pour des approches individuelles et
éducatives, l’éducation parentale et le lancement de campagnes pour
apprendre à consommer raisonnablement (alors même que ces stratégies
n’ont jamais été démontrées comme étant efficaces dans la
littérature).
Les différents arguments identifiés par Savell et coll. ont été retrouvés
par Hessari et coll. (Hessari et coll.,
2018
) dans
les discours diffusés par la filière alcool au moment où l’Irlande et
l’Écosse se posaient la question d’adopter une loi de restriction de la
publicité similaire à la loi Évin. Ces chercheurs ont analysé les
arguments portés dans les médias britanniques et les documents
parlementaires entre 1985-2016. Selon l’industrie, la loi française
serait incompatible avec les principes de l’Union européenne, elle n’a
pas été efficace pour réduire la consommation excessive d’alcool des
jeunes (l’affaiblissement constant depuis 1991 de la loi Évin n’est bien
sûr pas mentionné), elle a entraîné des effets négatifs (perte de
budgets pour les événements sportifs – alors même que la loi n’est pas
respectée sur ce point –, impossibilité de promouvoir les produits
locaux tels que le vin – ce qui est faux puisque l’information est
autorisée par la loi) et que finalement et au vu de l’échec de la loi
française, l’autorégulation reste la meilleure solution.
Conclusion
La littérature sur le thème du lobbying de la filière alcool s’est
développée à partir des années 2000. Elle analyse les stratégies,
techniques et arguments mobilisés pour influencer les décideurs
politiques dans un sens favorable aux intérêts commerciaux de ces
firmes. Différentes formes d’organisations ont été identifiées comme les
acteurs du lobbying en faveur de l’alcool : producteurs d’alcool,
associations professionnelles (syndicats, représentants de filières),
organismes de relations publiques à caractère « social » financés par
l’alcool dont les missions affichées sont de mener des campagnes de
prévention et/ou de promouvoir la consommation responsable d’alcool, et
tout autre acteur qui s’associe à la filière alcool pour empêcher la
mise en place d’une règlementation (secteur de l’hospitalité, médias,
etc.).
Une revue de la littérature globale sur le sujet montre que la filière
alcool mobilise les tactiques suivantes pour influencer les décisions
politiques : positionnement spécifique de ces acteurs, du problème de
l’alcool et donc des mesures à mettre en place pour résoudre le
problème. Il est intéressant de constater la similarité entre les
stratégies identifiées dans la littérature et celles adoptées par les
acteurs de la filière alcool en France.
Une partie des travaux recensés sur le lobbying est consacrée à
l’implication de la filière alcool dans la recherche scientifique. Les
outils identifiés consistent à créer des instituts de recherche financés
par les producteurs d’alcool, à financer en direct des chercheurs, à
réaliser ses propres recherches puis à diffuser des informations
« scientifiques » pour toucher des cibles variées (politiques,
journalistes, acteurs de la santé, grand public, etc.). Les motivations
à s’immiscer dans le monde académique sont de peser sur les débats
sociétaux, de donner du crédit aux recherches financées par l’alcool, de
toucher des leaders d’opinion scientifiques et d’améliorer l’image de
l’industrie de l’alcool auprès de ces publics. Ces pratiques entraînent
des biais et risques de dérives identifiés dans la littérature
(méthodologiques, orientation des thèmes financés, etc.).
Des recherches se sont également intéressées à la façon dont la filière
alcool tente de contrer les régulations du marketing de l’alcool mises
en place ces dernières décennies dans certains pays et préconisées par
l’OMS. Elles révèlent l’existence de cinq axes stratégiques mobilisés
dans le cadre des débats sur ces restrictions : diffusion d’informations
aux décideurs, constitution de groupes d’intérêts et d’alliances pour
peser contre la mesure, proposition de mesures alternatives à la
régulation, remise en cause de la légalité de la mesure,
incitations/dissuasions financières.
Pour clore ce chapitre, il est intéressant de préciser que des
similitudes sont constatées entre les tactiques globales de lobbying, de
l’implication dans la recherche et de l’opposition aux régulations du
marketing de la filière alcool et les stratégies déployées par les
compagnies de tabac. Ainsi, à l’instar de l’alcool, l’industrie du tabac
a mobilisé les tactiques suivantes pour influencer les décisions
politiques : liens directs avec les élus et les gouvernements,
financement de partis politiques, financement de chercheurs, dons à des
organismes caritatifs, alliance avec des groupes d’intérêt commun,
proposition de partenariats avec les gouvernements, développement de
campagnes de prévention, programmes de responsabilité sociale des
entreprises, proposition de codes de bonne conduite, etc. (Givel et
Glantz, 2001
;
Bond, 2009
;
Holden et Lee, 2009
; Bond, 2010
;
Casswell, 2013
;
Mathews et coll., 2013
; Savell et coll.,
2014
; Savell
et coll., 2016
;
Martino et coll., 2017
; Hawkins et coll.,
2018
;
Hawkins et McCambridge, 2018
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