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Med Sci (Paris). 36(6-7): 642–646.
doi: 10.1051/medsci/2020111.

Épidémies: Leçons d’Histoire

Patrice Debré1*

1Académie nationale de médecine, Sorbonne université, Département d’immunologie et CIMI Paris, Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, 83 boulevard de l’hôpital, 75013Paris, France
Corresponding author.
 

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Vignette (Photo © Inserm - Gérard Lafont).

Les maladies infectieuses sont à l’origine de 14 millions de décès chaque année. Ces derniers surviennent, en quasi-totalité, dans l’hémisphère sud, où ils constituent près de la moitié des causes de mortalité. C’est ainsi que la plupart des 330 maladies infectieuses nouvelles apparues entre 1940 et 2004 ont été identifiées dans les pays du Sud. De nombreuses espèces de virus, parmi lesquelles Ebola, Chikungunya, Monkey Pox, filovirus, et bien sûr le VIH (virus de l’immunodéficience humaine), n’ont été découvertes qu’au cours de la seconde moitié du XXe siècle, tandis que d’autres, tels le SARS-CoV, le MERS-CoV ou le SARS-CoV-2 sont la marque des vingt premières années du XXIe siècle. Quatre-vingt-dix pour cent des virus et des bactéries étaient inconnus il y a trente ans ! Les infections émergentes proviennent, pour deux tiers d’entre elles, de la faune domestique ou sauvage, tandis que d’autres sont liées à la ré-émergence de maladies oubliées, qui ré-apparaissent en raison d’un déficit de vaccination, de troubles politiques ou de guerres civiles, comme c’est le cas de la peste en Afrique. Cependant, émergence et ré-émergence appellent une vigilance et un combat communs, car toutes deux font peser une égale menace sur nos sociétés et posent un problème d’expertise scientifique identique. Les épidémies ont marqué l’histoire. Elles ont ruiné les économies, amplifié l’analphabétisme et fait reculer la civilisation. Chaque épisode infectieux se solde par des coûts astronomiques.

La banque mondiale estime ainsi entre 3,8 et 32,6 milliards de dollars (environ 3,4-29,4 milliards d’euros) les pertes économiques dues à Ebola pour l’Afrique sur les deux années 2014 et 2015. Les pays du Nord paient aussi un lourd tribut aux épidémies. Ainsi, le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), qui a fait environ 800 victimes et paralysé 28 pays après son émergence en République Populaire de Chine entre 2002 et 2003, a coûté 70 milliards d’euros en moins de cinq mois. On attend désormais avec effroi les conséquences de la maladie COVID-19 en vies et en recul de l’économie mondiale.

Un regard sur l’histoire des épidémies incite à la réflexion.

Les leçons des épidémies du passé

Pendant longtemps les maladies infectieuses n’existaient que par leurs symptômes, et les épidémies étaient subies sans être comprises. Peste, choléra, typhus ou même syphilis, semblaient le fruit de forces divines ou occultes, qui gouvernaient non seulement leur apparition, mais aussi leur évolution vers la guérison ou vers une issue fatale. Il a fallu attendre l’arrivée du microscope, la maîtrise de la fermentation et des milieux de culture, pour que les bactéries apparaissent autrement que comme des fruits de l’imagination : Robert Koch (1843-1910) puis Louis Pasteur (1822-1895) furent les premiers à démontrer le rôle joué par des agents infectieux [1].

Si la démonstration du rôle des microbes s’est faite tardivement, l’apparition des épidémies date du Néolithique. Celles-ci ont accompagné l’avènement des sociétés sédentaires, l’apparition de l’agriculture et de la domestication des animaux, puis de la concentration de ces sociétés dans des villes. Ce passage à un nouvel espace socioculturel de l’humanité est appelé « première transition épidémiologique ». Avec l’élevage, l’agriculture et les modifications consécutives du paysage, l’écologie microbienne va se modifier : de nouveaux vecteurs et de nouveaux réservoirs animaux apparaissent ; les concentrations humaines dans les villes et la précarité de l’hygiène allaient faire le reste, pour offrir aux microorganismes pathogènes de multiples occasions d’émergence. Les animaux domestiques, la fameuse pentade de Pandore1, le bœuf, le mouton, la chèvre, le porc et le chien transmettent aux hommes ces germes qui ne demandent qu’à franchir la barrière d’espèce. Le bœuf a ainsi transmis la variole, la lèpre, la tuberculose, la typhoïde, ainsi que le ténia. Le mouton nous a légué le charbon, le porc et le poulet, la grippe, et le cheval, le tétanos.

Au cours du premier millénaire, les populations ont été frappées par des maladies endémiques d’origine zoonotique2 (tuberculose, lèpre, peste, typhus, etc.). Les grandes épidémies empruntent, elles, les routes maritimes, gagnent l’Europe, puis l’Amérique. La mortalité est effroyable, en même temps que l’ignorance de leur mode de transmission interdit tout moyen rationnel de prévention autre que quarantaine ou mise à l’écart. La première étude épidémiologique significative remonte à 1854 avec les travaux du médecin britannique John Snow (1813-1858) sur les épidémies de choléra. La « seconde transition épidémiologique » est apparue à la fin du XIXe siècle, grâce aux progrès de la médecine et de l’alimentation. Avec la multiplication des vaccins, depuis la vaccination contre la variole due à Edward Jenner (1749-1823), puis la découverte des antibiotiques par Alexandre Fleming (1881-1955), des maladies autrefois destructrices – comme la scarlatine, la rougeole, la rubéole, les oreillons, le tétanos ou la diphtérie – ont vu leur impact sur la mortalité des pays industrialisés reculer de manière spectaculaire. La poliomyélite n’existe plus en Occident et la variole a été éradiquée du globe au début des années 1980. Pourtant, avec l’émergence de nouvelles maladies infectieuses, telles que le sida (syndrome d’immunodéficience acquise) ou la légionellose, la ré-émergence de maladies que l’on croyait sous contrôle, et avec l’apparition des épidémies à coronavirus, nous sommes entrés au cours des quarante dernières années du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle dans une nouvelle transition que favorisent de nouveaux facteurs liés à la mondialisation.

La mondialisation et les facteurs d’émergences infectieuses

La densité des populations joue un rôle considérable dans la dynamique des épidémies alors que le monde d’aujourd’hui connaît d’importantes évolutions démographiques : pendant la seconde moitié du XXe siècle, la population mondiale a presque doublé pour atteindre 7,6 milliards d’individus en 2020, soit une augmentation de 4,6 milliards de Terriens en un peu moins de cinquante ans. Les estimations prévoient plus de 9 milliards d’habitants en 2050. À ces préoccupations s’ajoutent celles qui concernent les migrants. D’une part parce que ceux-ci trouvent dans les pays d’accueil ou ceux qu’ils traversent des microbes inconnus. De l’autre, parce qu’ils sont eux-mêmes parfois porteurs de bactéries et/ou de virus susceptibles d’induire de nouvelles pandémies. En 1965, 75 millions d’entre eux ont transité d’une région du monde à l’autre. En 2009, ils étaient 191 millions. Ce phénomène, qui concerne 3 % de la population mondiale, est inégalement réparti, car la majorité des migrants sont originaires d’un petit nombre de pays. À ces évolutions démographiques et migratoires, s’ajoute l’inégalité de répartition des populations d’un pays à l’autre, voire à l’intérieur d’un même pays, du fait de leur concentration dans les mégalopoles. Les risques potentiels d’explosion virale se situent en majorité dans les nappes urbaines des pays de l’hémisphère Sud et de l’Asie du fait de leur proximité avec les zones à forte biodiversité et de la mitoyenneté avec la faune sauvage, principale source des zoonoses.

Les facteurs de diffusion épidémique dépendent aussi des voyages et des échanges commerciaux. Si la Route de la soie a facilité la rencontre des hommes, des rats et de la peste, si le commerce triangulaire des esclaves a apporté au Nouveau Monde le moustique Aedes aegypti et la fièvre jaune, si les conquistadors espagnols ont véhiculé le virus de la variole qui a décimé les populations andines, les transports d’aujourd’hui facilitent le brassage des germes autant que celui des peuples. En 2019, on signalait que le trafic aérien progressait en moyenne de 6 % par an. Cette tendance s’amplifie et représente un danger de propagation des maladies infectieuses émergentes à période d’incubation courte, telles que l’infection par le virus West Nile aux États-Unis en 1999, le SRAS au Canada en 2003, le Covid-19 dans le monde entier actuellement.

L’homme n’est pas seul en cause : il forme avec l’animal un couple indissociable. Ainsi, lors de la pandémie de 2005, le virus de la grippe aviaire H5N1 pourrait avoir été transporté par des oiseaux migrateurs, mais c’est plus probablement par des volailles importées dans le cadre d’un trafic illégal qu’il s’est introduit dans l’hémisphère Nord. De fait, l’intensification des échanges de marchandises favorisés par la mondialisation de l’économie a une conséquence : la disparition des moyens de quarantaine et la disparition quasi totale des contrôles sanitaires des voyageurs aux frontières. Quand l’homme n’est pas directement impliqué par le biais des contacts entre individus à la faveur des regroupements urbains, des migrations ou des transports, il l’est par la multiplication des rencontres avec l’animal. Les occasions ne manquent pas, nombre de pratiques agricoles le facilitent. La destruction des forêts d’Afrique tropicale, d’Amazonie et d’Indonésie a bouleversé le biotope et favorisé le contact entre l’homme et la faune. L’exploitation de bois exotiques a rapproché l’homme des grands singes, réservoirs des virus VIH à l’origine du sida, ainsi que des populations de chauves-souris, hôtes des virus Ebola et Marburg, et très probablement du SARS-CoV-2. Le risque est grand de nouvelles transmissions inter-espèces. Toutefois, les contacts avec la faune sauvage ne sont pas seuls en cause : l’élevage intensif de poulets, cochons ou ruminants, qui facilite la recombinaison entre virus animaux et humains, est également à l’origine de nombreuses épidémies, à commencer par celles des grippes.

Depuis leurs premiers usages, les méthodes antiseptiques peuvent entraîner la sélection de microbes résistants. Ce phénomène, déjà constaté par les pionniers de l’antibiothérapie, dont Alexander Fleming, a conduit à l’utilisation de cocktails à base de plusieurs antibiotiques pour venir à bout des microbes les plus tenaces. Cela n’a cependant pas empêché la survenue de nouvelles résistances. L’un des exemples les plus dramatiques est celui de la tuberculose. Les premières observations sur ces résistances ont été rapportées aux États-Unis à partir de 1985, de nombreuses circonstances, telles que l’épidémie de sida, favorisant l’apparition de ces bacilles insensibles aux traitements. En 2018, l’OMS (Organisation mondiale de la santé) évaluait à 10 millions le nombre de nouveaux cas de tuberculose, dont 484 000 présentaient une résistance à la rifampicine, l’antibiotique de première intention, parmi lesquels 78 % étaient des cas de tuberculose multirésistante. De multiples paramètres expliquent ces nouvelles résistances, notamment la mauvaise utilisation des antibiotiques, leur prise insuffisante ou insuffisamment prolongée. Mais ces phénomènes de résistance ne sont pas limités aux antibiotiques. Ils intéressent l’arsenal thérapeutique anti-infectieux dans son ensemble. Ils suscitent des préoccupations croissantes dans la lutte contre le sida et le paludisme, des cas de résistance étant également apparus avec les traitements les plus récents de ces deux maladies.

Le changement climatique pourrait également jouer un rôle dans la sélection des microbes. La hausse des températures moyennes et les perturbations météorologiques pourraient contribuer à l’apparition de souches plus ou moins virulentes, mais aussi agir sur les animaux réservoirs ou vecteurs, dont l’abondance, la répartition et les migrations se trouvent modifiées. Ainsi, on a vu récemment apparaître des espèces de moustiques, comme Aèdes albopictus notamment, susceptibles de propager des infections de dengue et de Chikungunya, dans le sud de la France. À cet égard, le réchauffement climatique et l’augmentation des concentrations de gaz à effet de serre méritent notre vigilance car susceptibles de modifier l’habitat et le comportement des vecteurs.

Entre réservoirs animaux et humains : le rôle des vecteurs

La grande majorité des maladies infectieuses provient de l’animal. Une fois la contagion humaine avérée, celle-ci se propage, comme signalé plus haut, par contact direct ou proche (nébulisation aérienne, contact avec des surfaces où le virus peut survivre quelque temps, etc.). L’élément essentiel est la rencontre avec une personne infectée. Il est cependant de multiples circonstances où le microbe passe du foyer animal, qu’il soit sauvage ou domestique, à l’homme, grâce à un vecteur animal.

Une des premières découvertes de ce phénomène remonte à Pasteur, lors d’une circonstance particulière, durant l’été 1878. Il s’agissait de comprendre, à la demande du ministère de l’Agriculture, comment les bactéries charbonneuses infectaient les troupeaux. Entre l’agent pathogène, contenu dans des animaux infectés, morts et enfouis dans la terre, et les animaux qui paissaient dans les pâtures, persistait une énigme. Comment admettre que les germes puissent revenir à la surface des champs, alors que les cadavres étaient profondément enfouis dans la terre ? Un jour où il se rend sur les lieux, Pasteur remarque un emplacement plus noir, où la terre paraît avoir été remuée. Il remarque également de nombreux et minuscules édifices en forme de tortillons, de ceux que les lombrics déposent sur le sol en expulsant la terre. Avec cette observation, Pasteur vient de trouver le chaînon manquant à la transmission du charbon. Ce sont les vers de terre qui véhiculent la spore de la bactérie3,, 4.

La découverte des animaux vecteurs conduisit à de nouvelles actions de prévention des épidémies. Il fallut cependant de nombreuses années, après la description princeps du portage vectoriel, pour faire la preuve de ce phénomène à partir des insectes. La première étude remonte au travail pionnier de Patrick Manson (1844-1922). C’est en 1877, en Chine, pour la première fois, que l’entomologie entre dans l’histoire de la médecine, grâce aux découvertes de ce médecin anglais sur la filariose lymphatique (communément appelée éléphantiasis). Il ouvre un nouveau champ de la pathologie tropicale en résolvant le problème du cycle génétique de la filaire. Il établit d’abord que le développement des embryons du parasite ne peut avoir lieu dans le même lieu que celui qui contient les formes adultes. Partant de ce constat, Manson imagine que ces embryons doivent être prélevés dans le sang des malades par un animal vecteur, à l’intérieur duquel s’effectueraient leurs étapes de vie ultérieure. Il passe alors en revue les insectes ayant une distribution géographique identique à celle de la maladie parasitaire, élimine puces, punaises, sangsues, et retient l’espèce la plus commune de moustiques, là où sont observés de nombreux cas de filarioses, le moustique du genre Culex, Culex quinquefasciatus. En 1879, il passe des hypothèses aux démonstrations et prouve que les microfilaires sont adaptées aux habitudes nocturnes des moustiques. Dans un ballet remarquablement orchestré par la sélection naturelle, les embryons envahissent la circulation sanguine, en disparaissent le jour et réapparaissent la nuit suivante pour être la proie des moustiques. Le moustique du genre Culex apparaît ainsi comme un hôte intermédiaire de la filaire.

Établi à partir de cette maladie, un long travail va débuter pour prouver que les moustiques sont aussi les vecteurs d’un des plus grands fléaux de l’humanité, le paludisme. C’est au Français Alphonse Laveran (1845-1925) que l’on doit la découverte du Plasmodium, un parasite agent du paludisme, qu’il observe dans le sang d’un malade. Il en fera une publication princeps, mais cela ne suffira pas à expliquer l’apparition et la transmission du parasite. Il fallut attendre les découvertes d’un anglais, Ronald Ross (1857-1932), qui recevra le prix Nobel de physiologie ou médecine avant lui. Celui-ci reprit à son compte l’hypothèse de Manson, qui avait évoqué le rôle du moustique dans la transmission de paludisme, mais n’en avait pas fait lui-même la démonstration. Celle-ci prit plusieurs années. Une des premières séries d’expériences fut de mettre des moustiques du genre Anopheles en contact avec un malade cloué au lit par le paludisme. Après avoir recueilli les anophèles, Manson eut la sagesse d’attendre pour détecter, au bout de quelques jours, les premiers parasites. Cela ne suffisait cependant pas à apporter la preuve de la transmission. Muté dans une région désertique de l’Inde où n’existent ni moustiques ni paludisme humain, il trouve alors le moyen de mettre à profit son séjour dans cet environnement quasi aride pour se focaliser sur une autre forme de paludisme, celui des oiseaux ! L’obstination paya : l’expérience inverse de celle qu’il avait pratiquée plusieurs mois auparavant démontra que les insectes rassasiés du sang de moineaux infectés regorgeaient de parasites. Mieux encore, il constate que les parasites, d’abord présents dans l’estomac des moustiques, gagnent ensuite leur thorax puis leurs glandes salivaires, d’où ils peuvent être injectés à une autre victime. Néanmoins, ces travaux ne convainquirent pas. Il fallut des essais chez l’homme. On les doit à nouveau à Manson qui fit impaluder son fils par des moustiques infectés, pour la bonne cause ! Ce fut lui encore qui allait inspirer Carlos Finley (1883-1915) et Walter Reed (1851-1902) pour la découverte, à Cuba, de la transmission du virus de la fièvre jaune par les moustiques. Ces découvertes sur le rôle des insectes ne furent pas isolées. Au début du XXe siècle, la démonstration de la transmission par les poux des rickettsies, responsables du typhus, et par la puce, du bacille de la peste, ouvrirent la voie à nombres de recherches montrant le rôle des animaux vecteurs dans la transmission des épidémies. Hôtes intermédiaires, capables de transporter les microbes, parfois d’en compléter le cycle, ils sont à même de propager nombre d’infections. En même temps, ils contribuent aux mutations, parfois nombreuses, qui facilitent l’adaptation de ces microbes à de nouveaux territoires et, ainsi, leur transmission. Le bacille de la peste, Yersinia pestis, en est, à cet égard, l’un des plus remarquables exemples. Provenant d’une bactérie entérique, Yersinia pseudotuberculosis, qui a d’abord gagné les vaisseaux sanguins des rats à l’occasion de famines pour y trouver un meilleur métabolisme, gagne ensuite la puce et s’adapte. Fait notable, le bacille acquiert des propriétés qui lui permettent de se localiser dans le pro-ventricule de la puce et, mieux, d’y créer un bouchon. De fait, affamant l’animal qui cherche une nourriture en piquant sa proie, il crée ainsi un obstacle qui permet au sang régurgité qui regagne la plaie de s’enrichir en nouveaux bacilles et ainsi d’y propager l’infection. Chaque étape est née de modifications de l’environnement, le rat et ses compartiments, la puce et ses localisations. Le microbe agit pour étendre ses territoires et sa virulence.

Lèpre et peste : deux gestions pour éviter la contagion

Lèpre et peste symbolisent parfaitement les maladies contre lesquelles des mesures sociétales ont été prises pour réduire la transmission des microbes : la lèpre par l’exclusion, la peste par la quarantaine. Classiquement, la dimension divine de la lèpre et la nécessité des mesures d’éviction s’appuient sur les citations dont celle-ci fait l’objet dans l’ancien testament. En effet, dans le Pentateuque5,, le judaïsme fait obligation aux prêtres de reconnaître la lèpre et les lépreux, et l’on signale, dans le livre du Lévitique, comment s’y prendre. Dans les Évangiles des églises chrétiennes, il est dit que Jésus guérit le lépreux. Le malade est alors vu comme une image vivante du Christ souffrant. Ces élans de charité ne doivent pas dissimuler l’abominable condition des ladres6, entre le XIe siècle, date à laquelle le nombre de cas augmente fortement, et le XIVe siècle, lorsque la maladie amorce un net déclin. Cette période qui recouvre le temps des croisades est marquée par une telle exclusion que certains en parlent comme une grande chasse aux lépreux. Les « Maladreries »7, existaient avant le Moyen Âge. Elles étaient en nombre limité et les religieux avaient pour mission de porter assistance. La pratique de l’isolement se généralisera au XIIe siècle, en même temps que les léproseries se multiplieront et que leur vocation changera. En 1779, le troisième concile de Latran8 émit un décret qui interdisait aux lépreux de se mélanger aux personnes saines, de partager leurs lieux de culte et même d’être enterrés avec elles. Le bannissement débutait par un procès au cours duquel le suspect, souvent victime de dénonciation, était déféré devant un représentant de l’évêque, ou devant un jury comportant des lépreux experts et, plus tardivement, des médecins ou des chirurgiens. Sous le règne de Louis-Philippe, pas une ville, pas une bourgade qui n’avait sa propre maladrerie. Lorsque l’accusé était convaincu de ladrerie, son exil était consacré par une cérémonie de « mises hors du siècle », semblable à l’office des morts. Le lépreux endossait alors l’habit de ladre et recevait la cliquette, la crécelle, ou la cloche, destinée à signaler sa présence lorsqu’il mendiait du pain. Reclus dans une léproserie, ou relégué dans une cabane au bord de la route, le mariage lui était défendu et il était tenu d’annuler toute union antérieure.

Avec la peste naissent les quarantaines et les cordons sanitaires. Le concept de quarantaine, c’est-à-dire l’isolement coercitif mais transitoire des hommes et des marchandises suspects d’avoir été contaminés par une « pestilence », date de 1377, lorsque le recteur de Raguse9, imposa à tous ceux en provenance d’une zone infectée un isolement de 30 jours sur l’îlot de Mercado10. La loi stipulait que tout visiteur en provenance d’une région contaminée devait se plier à la règle de l’isolement. En 1423, le Sénat de Venise adopta une loi comparable, en augmentant la durée du confinement à 40 jours, d’où le terme de quarantaine. Le premier édifice consacré à la rétention sanitaire se construisit sur l’île Santa Maria de Nazareth qui, par déformation, légat son nom à ce type de bâtiment, les lazarets. Au cours de la réclusion, les voyageurs étaient séparés du personnel de l’établissement et les marchandises dispersées sur une esplanade ouverte aux vents. Au cours du siècle suivant, les lazarets se généralisèrent en Europe, dans les grands ports de la Méditerranée. À chaque escale, une patente, premier document médico-administratif de l’histoire, imaginée pour favoriser les échanges sécurisés, est tendue « à l’échelle », afin d’éviter tout contact direct, puis vérifiée par le responsable de la « consigne », le guichet dédié à ce ministère. À l’intérieur des terres, une organisation comparable, mais différente se met en place. Elle se développe à l’échelle des villes, lorsqu’une épidémie est déclarée dans une cité ou une région voisine. Une liste des lieux affectés est publiée, avec interdiction d’échanger avec ces territoires. Une garde renforcée est déployée à l’entrée de la ville pour refouler les indésirables. Chaque cité agit pour son propre compte. Le contexte changera avec l’arrivée au pouvoir de Louis XIV et la prise en main de l’affaire de l’État par Colbert. Le roi nommera des intendants, qui donneront une vision plus globale des événements et reprendront à leur compte la gouvernance des épidémies. Cette gouvernance dure toujours…

Du passé au futur

L’émergence d’une crise sanitaire crée une situation particulière où s’additionnent les menaces sur la santé publique et celles en rapport avec les réactions des citoyens. Cette situation justifie une information, une communication et une éducation adaptées. L’information doit se fonder sur une analyse rigoureuse, qui nécessite un perfectionnement continu des méthodes de recueil épidémiologique et de coordination des données collectées. La communication officielle est essentielle, car de la diffusion des connaissances sur une épidémie dépendent en grande partie les réactions face à la crise. Mais il faut surtout privilégier, entre les crises, l’éducation, éducation sur les microbes et la vulnérabilité des hommes, sur les modes de contagion, les risques d’émergence, ainsi que sur les moyens de prévenir les risques infectieux, notamment les vaccins. Développer une culture du risque est indispensable. À ce prix, les peurs seront efficacement raisonnées, les décisions politiques mieux comprises, les fausses rumeurs supprimées. C’est en comprenant mieux les épidémies du passé et celles à venir que le citoyen pourra davantage participer à une telle ambition.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Pentade de Pandore : l’image associe les cinq premières espèces animales domestiquées et Pandore (en grec, Pandora, « ornée de tous les dons »), la première femme de l’humanité, célèbre pour avoir ouvert la boîte contenant les maux de la terre, afin de représenter les premières épizooties (voir l’article « Les nouvelles maladies du néolithique » de Jean Zammit dans le dossier N° 50 de la revue Pour la science, 30 novembre 1999).
2 Transmission de l’animal à l’homme.
3 Sporulation : transformation de la bactérie en une forme particulière, appelée spore, pour résister à des conditions difficiles dans l’attente d’un environnement plus favorable.
4 L’enfouissement au cours des siècles passés de cadavres d’animaux morts de charbon a contribué à la contamination de certains sols où des foyers infectieux sont apparus périodiquement. La bactérie peut survivre dans la terre sous la forme d’une spore pendant de nombreuses années. Les spores peuvent être remises en surface et, ainsi, contaminer l’herbe, l’eau et les plantes fourragères ingérées par les animaux.
5 Ensemble des cinq premiers livres de la Bible (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome) pour le christianisme. Pour le judaïsme, ces cinq livres constituent la Torah.
6 Lépreux.
7 Ou léproserie, lieu de confinement des malades atteints de lèpre.
8 Nom donné à cinq conciles œcuméniques qui se tinrent au palais du Latran au Vatican.
9 La république de Raguse était une république maritime dont la cité-état était Raguse (aujourd’hui Dubrovnik en Croatie), créée en 1358. Elle était gouvernée par un recteur.
10 Un enclos en dehors de la ville de Raguse.
References
1.
Debré P.. Louis Pasteur. 1994 ; Paris: Éditions Flammarion;
2.
Debré P , Gonzalez JP . Vie et mort des épidémies. 2013 ; Paris: Éditions Odile Jacob;