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Med Sci (Paris). 36(5): 435–436.
doi: 10.1051/medsci/2020110.

Temps obscurs

José-Alain Sahel1,2*

1Directeur de l’Institut de la Vision (Sorbonne-Université/Inserm/CNRS/ CHNO des Quinze-Vingts) et de l’IHU FOReSIGHT75012Paris, France
2Distinguished Professor and Chairman of Ophthalmology, University of Pittsburgh School of Medicine, Pittsburgh, États-Unis
Corresponding author.

MeSH keywords: Recherche biomédicale, Prévision, Connaissances, attitudes et pratiques en santé, Histoire du 20ème siècle, Histoire du 21ème siècle, Humains, Lumière, Pandémies, Perception, Science, Révélation de la vérité, éthique, histoire, normes, tendances, méthodes, prévention et contrôle, physiologie

 

« … qu’est-ce qui vous pousse à vous occuper de cela ? Je ne sais pas. Ma morale peut-être ? Et laquelle ? La compréhension. »

Albert Camus. La Peste

Répondre à l’invitation du rédacteur en chef de médecine/sciences et évoquer les dix premières années de l’Institut de la vision, les questionnements et enthousiasmes qui ont rendu possibles certains succès imposent de tenter de reprendre du recul, peut-être de la hauteur, et « quitter d’un saut la ligne de combat » pour tenir un instant encore cette « position d’arbitre » au-dessus de la brèche entre le passé et le futur dont parle Hannah Arendt, citant Kafka. J’y faisais référence, en 2016, en évoquant notre aventure [1] et le chemin que fraie la recherche par sa promesse, toujours en suspens, de transformer l’impasse en perspective.

En ces temps d’épidémie, le sentiment d’urgence vitale, l’impatience anxieuse de dépasser la situation critique dans laquelle tous sont plongés, l’éloignement du cadre social et professionnel relèguent dans un lointain arrière-plan le temps long de la recherche translationnelle, en particulier sur des affections chroniques, a fortiori si celles-ci ne menacent pas la vie même.

Certes, la pandémie actuelle a peu à voir avec la vision, même si l’un des premiers lanceurs d’alerte, tragiquement lucide, a été un ophtalmologiste chinois, et même si l’un des grands romans sur une épidémie, LAveuglement [2], a fait de la cécité une métaphore sordide, et du rayonnement d’une seule voyante, une source d’humanité, héroïne à venir d’un autre roman : La lucidité [3].

Et si justement c’était la lucidité qui manquait, conduisant à prendre avec retard des mesures qui auraient été utiles, plus tôt, au moment où les « experts » rassuraient et brocardaient l’alarmisme de ceux qui regardaient simplement, avec perplexité, de l’autre côté des frontières et s’inquiétaient, et à appliquer, trop tard, dans un pays qu’il paralyse d’habitude, le fameux principe de précaution ? Et si l’opinion, qui tient lieu de conscience à un monde politique sans vision ni hauteur, attendait des experts plus et mieux ? Une occasion aiguë, unique, de placer le raisonnement scientifique au cœur de notre société vient de passer sous nos yeux fermés.

S’il est en effet plus difficile de prévoir que de voir, se soustraire à l’observation neutre des faits, à les contextualiser, à interroger les modèles sans les adapter à nos désirs ou à nos craintes, c’est renoncer à anticiper, à prédire pour pouvoir mieux proférer des oracles vains mais désirés.

Dans ce contexte, je me permets ici de détourner l’invitation qui m’a été faite, laissant à des moments plus sereins l’occasion, si elle m’est redonnée, d’évoquer notre quête d’un peu de lumière pour les aveugles, d’une meilleure acuité pour les malvoyants, bref d’espoir…

Ce dont je voudrais parler ici, c’est d’un obscurcissement inouï, inadmissible, celui de notre démarche de chercheurs.

La recherche scientifique ne connaît ni certitudes ni affirmations péremptoires. La médecine, certes science de l’incertain autant qu’art de la probabilité, pour citer William Osler, se doit d’être fondée sur des preuves, sur une méthode. L’expertise acquise ne donne aucun droit à proférer des vérités fondées sur le seul argument d’autorité. Elle ne devrait permettre que de mieux poser des questions nouvelles, avec une acuité affinée par la confrontation au réel, la vision d’ensemble née d’une connaissance critique, mais surtout l’humilité de ceux qui cherchent davantage à frayer un chemin qu’à affirmer leur propre trajectoire.

La crise actuelle a tourné les regards vers les médecins et les scientifiques, les « experts », dans l’attente anxieuse de réponses, sinon d’un sens donné aux évènements. Avons-nous seulement répondu par la démonstration d’un sens du questionnement ? N’était-ce pas l’occasion de partager notre démarche, tâtonnante mais honnête, nourrie de savoir et d’expérience, comme l’a fait, admirablement, Philippe Sansonetti [4] et donner un programme à l’éthique de la connaissance chère à Jacques Monod [5]. Nos concitoyens auraient pu ainsi retrouver, en même temps que l’élan actuel de confiance dans les professionnels du soin et leur dévouement admirable, celle dans la valeur de la science, dans l’exercice infiniment difficile de l’établissement, sinon de la vérité, au moins des faits.

Le public attend un discours de vérité. Mais la vérité en sciences existe t’elle ? J’avais tenté, il y a quelques années, lors d’un débat publié sur un site disparu [6], de formuler cette interrogation et me permets d’y revenir, m’inspirant de Michel Foucault.

Une telle question, au moment où le terme de vérité est frappé d’obsolescence voire de discrédit, semble absurde. Donald Davidson, dans un article séminal parlait de « la folie d’essayer de définir la vérité » et Friedrich Nietzsche la qualifiait de « plus profond mensonge ».

Depuis la déchéance du bon, du beau et du vrai dans nos sociétés modernes, une crise s’est ouverte, décrite par Henri Bergson, dans l’introduction au « Pragmatisme » de William James : « Pour les philosophes anciens, il y avait, au dessus du temps et de l’espace, un monde où siégeaient, de toute éternité, toutes les vérités possibles ; les affirmations humaines étaient pour eux d’autant plus vraies qu’elles copiaient fidèlement ces vérités éternelles. Les modernes ont fait descendre la vérité du ciel sur la terre ; mais ils y voient encore quelque chose qui préexisterait à nos affirmations. La vérité serait déposée dans les choses et dans les faits : notre science irait l’y chercher… ». Bergson assimile cette démarche à l’ouverture d’une coquille de noix protégeant et cachant sa vérité. J’ai souligné le « encore », si important.

Aujourd’hui, déchue de cette position d’absolu, la vérité n’a pas encore disparu, comme une illusion austère, hiératique mais rassurante. Postuler son existence reste nécessaire à toute démarche qui vise à l’approcher. Elle a perdu une posture, celle de l’a priori, position d’inaccessibilité au profit d’une fonction d’usage du mot vrai, comme le propose John L. Austin. Parlons donc d’usages de la vérité, de ce que certains appellent l’établissement des faits dont les critères sont la vérifiabilité, la correspondance, l’adéquation, l’objet d’expérience, le raisonnable, pas l’opportunité offerte par l’actualité.

Ces termes tracent un chemin qui est celui de la science, bordé par deux ornières : le scientisme, ou physicalisme, et le relativisme. L’un qui prétend tout comprendre après l’avoir réduit à l’élémentaire sinon au simple nous effraie car il permettrait de tout contrôler. Par son arrogance, qui trahit l’ignorance du caractère partiel et provisoire de nos connaissances, cette attitude rebute et, jointe à la peur et la fatigue générée par l’exigeante démarche scientifique, elle alimente par ses excès les thèses relativistes sur une science qui ne serait qu’un discours, une lecture relationnelle, opérationnelle, sans référence incontestable, et soumise aux aléas et pressions, lobbies, idéologies, croyances et intérêts. Elle n’aurait dès lors qu’une valeur d’usage, facile à disqualifier. Face à ce relativisme des valeurs, loin de celles décrites par Henri Poincaré à propos de la science, et plus encore de celles nourries par la foi, Edmund Husserl, dans la Krisis, avait craint que la science n’ait abandonné l’idéal grec de la « theoria », pour des « techniques théoriques », efficaces mais affranchies de leur exigence de vérité.

L’abandon de la quête totalitaire de la vérité absolue au profit d’une approche parcellaire, opérationnelle, itérative, des faits, implique de renoncer à un discours scientifique qui prétendrait tout connaître. Il faut donc admettre, en sollicitant le propos de Delacroix, que « l’exactitude n’est pas la vérité ».

Compagne plutôt qu’opposée à l’exactitude est l’erreur, contingente, nécessaire, féconde. Georges Canguilhem, en particulier dans « le normal et le pathologique » mais aussi à travers son œuvre au sens large, trace un chemin vers la vérité, non pas contre l’exactitude mais comme une connaissance par les gouffres, par l’erreur : « On a à faire l’histoire des « discours véridiques », c’est-à-dire de discours qui se rectifient, se corrigent, et qui opèrent sur eux-mêmes tout un travail d’élaboration finalisée par la tâche de « dire vrai ». C’est ce qu’il appelait, en référence à Galilée, être dans le vrai, faute de pouvoir dire le vrai, dans l’attente de preuves. Dans la même école de pensée, citons Jean Cavaillès : « … le progrès ne soit pas augmentation de volume par juxtaposition, l’antérieur subsistant dans le nouveau mais révision perpétuelle des contenus par approfondissement et rature ». Comme le soulignait Michel Foucault réfléchissant sur l’œuvre de Canguilhem, le travail s’effectue par la « discontinuité que constituent les remaniements, les refontes, la mise à jour de nouveaux fondements, les changements d’échelle, le passage à un nouveau type d’objets… » et il faisait de la « vérité scientifique d’aujourd’hui : un épisode ou un terme provisoire » [7].

Il ne s’agit pas ici de la « ruse de la raison » comme si toutes ces erreurs étaient nécessaires ni de contingence. C’est en refusant le relativisme que le tâtonnement obstiné du scientifique, après essais, erreurs, approfondissements et ratures, heurte, comme le découvre le narrateur du « Temps retrouvé », la porte qui ouvre vers le but de la recherche, en un instant décisif et éclairant où les voiles de la « vérité » nous sont moins opaques, donnant au cheminement précaire l’évidence a posteriori de la perspective.

Partager nos questionnements avec nos concitoyens, s’interdire un discours arrogant assis sur des titres et travaux, et laisser au doute, à la conscience de l’incertitude, la vertu d’inciter à la prudence, ce n’est pas manquer d’assurance mais inspirer la confiance.

Cela manque de panache, mais pas de pragmatisme.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
1.
Sahel JA. Rapprocher les regards. Autour de la restauration visuelle. Les leçons inaugurales du Collège de France . Paris: : Collège de France/Fayard; , 2016.
2.
Saramago J. L’Aveuglement . Paris: : Seuil; , 1997
3.
Saramago J . La lucidité . Paris: : Seuil; , 2006
5.
Monod J. Le hasard et la nécessité, essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne . Paris: : Seuil; , 1970.
6.
lesgrandsdebats.fr.
7.
Foucault M. La vie : l’expérience et la science . Revue de Métaphysique et de Morale. , 90e année, no 1 : Canguilhem; , janvier-mars 1985 : pp. :3.–14.