« Rien ne s’obtient sans computation, même la plus extraordinaire des
intuitions. »
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La médecine individualisée distingue une médecine « stratifiée » d’une médecine des
systèmes [23] : la première
cherche à déterminer des marqueurs personnalisés pour des sous-groupes d’individus
(comme le fait le RDoC) ; la seconde développe des outils pour relier ces marqueurs
au sein d’un réseau.
La médecine des systèmes est donc une médecine stratifiée qui, en étudiant les
relations entre des composants d’un système organique, propose d’analyser finement
les différences entre individus et entre catégories [24]. Cette médecine des réseaux détermine des
principes généraux sur l’organisation et les propriétés des individus : comme le
montre la Figure 2, elle est
capable de tracer les interactions entre les pathologies [25].
![Figure 2. Figure 2.](msc190163-fig2-thumbnail.png) | Figure 2.Diseasome : le réseau topologique des maladies humaines. La taille des
nœuds est proportionnelle au degré de connectivité. Le code couleur
permet de distinguer différentes classes de maladie (d’après [ 26]). |
Appliquée à la psychiatrie, l’approche en réseaux dépasse la vision de la sémiologie
épidémiologique (qui s’intéresse uniquement aux signes pertinents sur des
échantillons statistiques, comme le DSM) et à celle de la physio-biologie des
connexions, des molécules ou de la génétique (qui s’intéresse uniquement à l’analyse
isolée d’un ensemble de composants du système, comme le projet RDoC). Son objectif
est d’étudier les interactions entre les composants des systèmes humains.
La détermination de tels réseaux relève d’un travail qui est en cours de réalisation
en psychiatrie. On peut citer à ce propos le projet PsychoSystems3, qui travaille sur les réseaux de symptômes de la
psychopathologie. Ce modèle classificatoire, à la fois destiné à la clinique [27] et à la recherche [28], s’appuie sur une
intégration de la sémiologie et des autres niveaux d’analyse dans un réseau unique
pour un individu ou un trouble psychiatrique.
Ce modèle postule l’existence d’un réseau causal, c’est-à-dire un réseau dans lequel
une entité pourrait expliquer la survenue ou le maintien d’une autre entité
appartenant également au réseau. Ce réseau causal inclus à la fois des éléments
sémiologiques (par exemple, des reviviscences) des éléments environnementaux (par
exemple, un facteur de stress aigu) et des éléments biologiques (par exemple, des
gènes). C’est l’ensemble des nœuds et des interactions formant le réseau qui rend
compte du trouble mental observé (par exemple, un état de stress post-traumatique).
Les troubles mentaux peuvent donc être compris comme des états stables de réseaux de
symptômes fortement connectés [29]. Comme nous allons le développer, ces notions permettent d’étudier
plus aisément des facteurs d’émergence, de résilience, de vulnérabilité, de
comorbidité et de responsabilité causale [27]. Comme l’illustre la Figure
3 par l’exemple de la dépression, il est possible de
représenter les modèles du DSM, des RDoC et des réseaux de symptômes en en
présentant leur représentation de ce qu’est une « explication » d’un trouble mental.
Ainsi, à l’image du DSM, la catégorie clinique est l’effet commun d’un ensemble de
symptômes (« mécanisme à effet commun »). À l’instar des RDoC, une cause commune
explique un ensemble de symptômes cliniques (« mécanisme à cause commune »). Enfin,
comme cela est retrouvé dans les réseaux de symptômes, le mécanisme d’influence
causale entre les symptômes est réciproque (« mécanisme à effet réciproque »).
![Figure 3. Figure 3.](msc190163-fig3-thumbnail.png) | Figure 3.Trois mécanismes de causalité dans trois modèles de psychopathologie dont
le paradigme explicatif est divergent. À gauche, le « mécanisme à effet
commun » représente la manière avec laquelle trois symptômes déterminent
la catégorie clinique de la dépression. Au centre, le « mécanisme à
cause commune » indique la manière dont une cause peut agir en tant que
mécanisme explicatif de ces trois mêmes symptômes. Le schéma de droite
représente la causalité réciproque des symptômes, sans « cause » ni «
effet » communs (nommés « variables latentes »), tel que cela est
retrouvé dans les réseaux de symptômes (schéma issu de [ 30]). |
Les modèles en réseau de symptômes évitent certaines problématiques des
classifications sémiologiques actuelles et des RDoC.
D’abord, ils contournent la problématique de la variable latente : les troubles
mentaux sont constitués par des interactions directes entre symptômes [31]. En pratique, ces
variables sous-jacentes ont été peu identifiées en psychiatrie, notamment parce que
les différentes versions des DSM, du fait de leur « athéorisme », cherchaient à se
dégager de toute implication biologique.
De ce fait, ce type de réseaux permet de redistribuer la part de causalité
(c’est-à-dire l’implication) d’un symptôme donné ou d’une anomalie infra-clinique
dans le phénotype. Autrement dit, la causalité est répartie au sein du réseau,
rejoignant les thèses du pluralisme intégratif de Kendler [32].
Ils sont donc particulièrement intéressants lorsqu’il s’agit de discuter
l’intrication de facteurs causaux [33]. Comme nous l’avons dit, dans le DSM, ces facteurs causaux ne sont
pas inclus dans les critères diagnostiques. En cohérence avec les hypothèses de
Dennett, les réseaux de symptômes suggèrent que les troubles mentaux présentent des
facteurs biologiques et psychologiques étroitement imbriqués dans une « boucle à
retour d’information » : ni le niveau psychologique ni le niveau biologique ne peut
prétendre à une priorité causale ou explicative. Ils incorporent la complexité
inhérente à la psychiatrie [34].
Enfin, en lien avec ce pluralisme, ils évitent le réductionnisme naïf dans la
recherche en psychopathologie [35]. Par exemple, la force des relations dans le réseau dépendra de la
pondération des contextes culturels et historiques aussi bien que de celle des
mécanismes biologiques. Le Tableau
I résume les quatre caractéristiques épistémologiques des
réseaux de symptômes en psychopathologie que nous venons de décrire.
Tableau I.
Spécificités épistémologiques |
Conséquences cliniques |
Dépasser la question de la variable latente |
Mettre en relation mutualiste la sémiologie et les
paramètres physio-biologiques |
|
Redistribuer la causalité |
Intégrer différentes échelles d’exploration |
|
Modéliser la complexité |
Fournir une cartographie (« simulation »)
personnalisée |
|
Éviter le réductionnisme |
Laisser une grande part à la sémiologie
clinique |
Caractéristiques épistémologiques et implications cliniques des réseaux
de symptômes en psychopathologie. |
En pratique clinique, les réseaux de symptômes n’excluent pas les modèles
classificatoires existants, que ce soit le DSM (duquel il récupère les catégories)
ou les RDoC (dont il utilise les niveaux d’analyse). Dans une classification
polythétique telle que celle du DSM, ils permettent d’aider à définir quels sont les
critères les plus valides pour définir un trouble. Ils servent également de soutien
à ces cadres théoriques en tant qu’outils complémentaires [36]. Par exemple, ils permettent de comparer
les réseaux de personnes porteuses de troubles du spectre de l’autisme lorsque ce
trouble est associé ou non à une déficience intellectuelle [37], de comparer un même ensemble de symptômes
chez deux individus, d’étudier à intervalles réguliers l’efficacité d’un traitement
[28], d’aider à distinguer les
comorbidités ou les facteurs de risque [38], etc.
Mais en tant que classification, les réseaux de symptômes en psychopathologie sont
loin d’être inscrits dans la pratique courante. Ainsi, au premier abord, cette
approche pouvait apparaître comme une alternative naissante aux classifications
contemporaines. Mais de nombreux obstacles sont encore à surmonter. D’abord, en
pratique, l’utilisation des réseaux de symptômes en clinique semble être aussi
délicate à déployer (par exemple, du fait des contraintes liées à la modélisation
informatique) que difficile à justifier (par exemple, concernant la plus-value par
rapport aux classifications employées). Ensuite, en théorie, les débats sur le sujet
dans la littérature spécialisée sont encore animés, allant de la défense pour leur
replicabilité [39] à celle portant contre son réductionnisme [37], défenses qui pourraient conduire à la
récupération de notions issues de la médecine personnalisée et d’autres disciplines,
comme celles de driver adaptatif et d’addiction étiogénique [40]. Dans le fond, il est en
effet bien légitime de se demander si les réseaux de symptômes pourront surmonter
des problématiques inhérentes à leur propre constitution : comment vont-ils parvenir
à privilégier un ensemble de mécanismes par rapport à un autre ? Comment vont-ils
délimiter les catégories diagnostiques (« carving the nature at its joint
», selon l’expression célèbre des taxonomistes) ? Comment pourront-ils
construire une nosologie formant un tout cohérent ?