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Med Sci (Paris). 36(1): 87–89.
doi: 10.1051/medsci/2019258.

Méprise sur les cibles
Chroniques génomiques

Bertrand Jordan1*

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université /EFS/CNRS ; CoReBio PACA, case 901, Parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09, France.
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Antinéoplasiques, Survie cellulaire, Développement de médicament, Découverte de médicament, Humains, Thérapie moléculaire ciblée, Naphtyridines, Protein-Serine-Threonine Kinases, Erreur expérimentale, Terminologie comme sujet, Études de validation comme sujet, synthèse chimique, isolation et purification, pharmacologie, usage thérapeutique, effets des médicaments et substances chimiques, normes, tendances, méthodes, antagonistes et inhibiteurs, physiologie

 

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Vignette (Photo © Juan Ioavanna).

La recherche d’un médicament anticancéreux passe souvent par l’identification d’une protéine indispensable à la survie ou à la prolifération des cellules tumorales, puis par la mise au point d’un agent thérapeutique (souvent une petite molécule) capable de bloquer la fonction de cette protéine et de déclencher ainsi l’apoptose des cellules cancéreuses et la régression de la tumeur. Ce type de thérapie ciblée, mis en œuvre depuis une vingtaine d’années [1], a permis par exemple la mise au point d’un inhibiteur de kinase appelé lapatinib qui est efficace dans le cancer du sein positif pour HER2 (human epidermal growth factor receptor 2). L’identification de la protéine cible est essentielle dans ce processus ; or un article récent [2] montre que celle-ci est sujette à caution, et rapporte une dizaine d’exemples de médicaments en cours de développement et d’essais cliniques pour lesquels cette identification est fausse : l’observation de base sur laquelle est fondé tout un processus de mise au point long et coûteux est erronée. Cette situation pourrait expliquer en partie le taux d’échec très élevé dans ce domaine : seuls 3,4 % des médicaments anticancéreux entrant en phase I d’essais cliniques aboutissent à un produit approuvé et mis sur le marché [3], alors que le chiffre est supérieur à 30 % pour les vaccins.

Premier avertissement : la kinase MELK

Dans un premier article, paru en 2017 dans la revue en libre accès eLife [4], les mêmes auteurs s’intéressaient à la kinase MELK (maternal embryonic leucine zipper kinase) et à un inhibiteur spécifique appelé OTS167 alors en cours d’essais cliniques de phase II. Ils avaient constaté que, étonnament, l’inactivation du gène correspondant dans les cellules de diverses lignées cancéreuses n’affectait nullement leur viabilité, alors que la kinase MELK, sur la base d’expériences d’inactivation par ARN interférent (RNAi), était considérée comme indispensable à la croissance cellulaire. Quant à l’inhibiteur OTS167, il tuait bien les cellules cancéreuses, mais avec une efficacité identique, que ces cellules comportent ou non un gène MELK fonctionnel. L’interprétation la plus probable était donc que MELK n’était pas essentiel, et que OTS167 inactivait les cellules en interagissant avec des protéines autres que cette kinase. En d’autres termes, tout le travail de R&D (jusqu’à la phase II en cours !) investi sur cet inhibiteur était fondé sur des bases fausses, sur un mécanisme d’action erroné. Bien sûr, dans ces conditions, les chances d’aboutir à la validation de ce composé étaient très minces. On pouvait dès lors se demander s’il s’agissait d’un exemple isolé ou, au contraire, d’un cas fréquent, représentant une faille importante dans le dispositif en vigueur de drug development dans la Big Pharma. Comme nous allons le voir, le cas de MELK ne semble pas exceptionnel…

Dix agents qui n’agissent pas sur leur cible présumée - laquelle n’est pas indispensable à la prolifération cellulaire

L’article qui fait l’objet de cette chronique, paru en septembre 2019 dans Science Translational Medicine [2] montre que le problème décrit ci-dessus n’est pas rarissime, et même peut-être assez fréquent. Cette publication s’est visiblement heurtée à de sérieuses réticences (soumise début 2019, refusée puis re-soumise six mois plus tard), et comporte de nombreux contrôles et expériences complémentaires qui sont sans doute la marque de reviewers exigeants. En réalité, c’est un très joli travail avec des données impeccables, dont je ne pourrai pas détailler les 18 pages et les 257 références (sans compter les suppléments) dans une simple chronique. En voici néanmoins les points principaux.

Le choix des cibles : les auteurs ont choisi des cibles dont l’inhibition était censée bloquer la prolifération de cellules cancéreuses et pour lesquelles un ou deux inhibiteurs étaient en cours d’essais cliniques (dix inhibiteurs, voir Tableau I). Puisqu’ils étaient à la recherche de cas de fausse identification, ils ont écarté les exemples dans lesquels l’interaction drogue/cible avait été prouvée de manière concluante par l’existence de mutations dans la cible provoquant une résistance à l’inhibiteur. Dans la plupart des cas, les cibles avaient été identifiées par des expériences d’interférence ARN (RNAi).

Les gènes-cible sont-ils nécessaires ? Une inactivation de chacun d’entre eux a été effectuée par le système CRISPR-Cas9 dans des conditions particulières. D’une part, la transfection des cellules par le vecteur portant Cas9 et l’ARN guide est effectuée de telle manière qu’une partie seulement des cellules soit modifiée ; d’autre part, un gène codant la protéine GFP (green fluorescent protein) est inclus dans le vecteur. À l’arrivée, on a donc un mélange de cellules transfectées et fluorescentes dans lesquelles le gène cible est inactivé, et de cellules non fluorescentes dans lesquelles ce gène est intact. L’expérience consiste alors à cultiver ce mélange de cellules et à relever l’évolution de la fluorescence. Si la mutation introduite n’affecte pas la croissance des cellules, la proportion de cellules fluorescentes restera constante. Si au contraire leur viabilité est réduite, ces cellules fluorescentes vont disparaitre au fur et à mesure des passages en culture. La Figure 1 montre les résultats pour une lignée de cancer colorectal, après inactivation partielle et cinq passages en culture. L’échelle verticale mesure le taux de réduction des cellules fluorescentes (10 = réduction d’un facteur 10). Les gènes inactivés par CRISPR-Cas9 sont indiqués en bas, avec chaque fois deux ou trois constructions différentes (ARN guide ciblant différentes zones) pour le même gène. On voit qu’il n’y a aucune réduction pour les deux témoins négatifs, Rosa26 et AAVS1 (adeno-associated virus integration site 1), dont on sait qu’ils ne sont pas nécessaires à la croissance. Par contre pour RPA3 (replication protein A) et PCNA (proliferating cell nuclear antigen), témoins positifs correspondant à des gènes essentiels, le taux de réduction des cellules fluorescentes (mutées) augmente au fur et à mesure des passages successifs en culture, confirmant que ces gènes sont bien nécessaires. Enfin, pour les cinq gènes testés (HDAC6, MAPK14, PAK4, PBK, PIM1)1, aucun changement n’est visible, indiquant donc que l’inactivation de ces gènes n’affecte pas la viabilité des cellules. Or il s’agit là de gènes qui étaient censés être essentiels ! Ces résultats sont confirmés à de multiples reprises avec 32 lignées différentes ; la conclusion inévitable est que l’identification de ces cibles est erronée.

Confirmations et compléments

Une bonne partie de l’article est alors consacrée à la confirmation de cette conclusion grâce à des expériences complémentaires. Des clones purs de cellules dont les différents gènes ont été invalidés (KO) ont été obtenus dans plusieurs lignées de cellules cancéreuses ; l’élimination de la protéine-cible est vérifiée par western blot avec deux anticorps différents, et la croissance en culture et sur agar est comparée avec celle des cellules-témoins non modifiées, avec des résultats équivalents. La possibilité que l’inactivation du gène par CRISPR-Cas9 induise la surexpression d’un homologue de ce gène a été testée et éliminée. Une ré-analyse de criblages génome entier par CRISPR dans 485 lignées cellulaires de cancer a confirmé les résultats pour les six gènes étudiés. Enfin, les auteurs ont vérifié que des agents de chimiothérapie ne font pas apparaître une sensibilité à l’inactivation de la protéine-cible (supposée).

Deux expériences critiques, et un bel exercice de style

Les gènes étudiés ici avaient été identifiés par des expériences d’interférence ARN (RNAi) dans lesquelles un ARN complémentaire à une région de l’ARN messager (ARNm) correspondant est introduit dans les cellules et induit une baisse d’expression et une perte de viabilité (si le gène est essentiel). Les auteurs ont pu se procurer quatre constructions utilisées pour ces expériences, et ont montré que celles-ci inhibaient aussi bien la prolifération de cellules KO pour le gène-cible que celle de cellules normales ! Il faut donc admettre que l’effet sur la croissance des cellules passe par une interaction avec d’autres cibles que celle que l’on a cru identifier – une insuffisance de spécificité pour la technique RNAi qui est maintenant reconnue [5].

L’autre expérience critique a consisté à tester les dix inhibiteurs (Tableau I) sur les lignées cellulaires KO pour les gènes correspondants. Normalement, ils ne devraient pas avoir d’effet sur ces cellules puisque leur cible est absente – or ces lignées KO montrent la même sensibilité que les lignées normales : il est donc patent que ces drogues agissent par d’autres mécanismes que ceux qui sont annoncés.

Un dernier point, fort intéressant mais que je ne vais pas détailler ici : les auteurs ont aussi cherché (et réussi) à identifier la véritable cible du composé OTS964 (censé, à tort, agir sur la molécule PBK) (Tableau I). Ils ont utilisé pour cela une approche génétique, en isolant des mutants résistant à OTS964 et en identifiant par séquençage le gène muté, qui s’avère être CDK11B (cyclin-dependent kinase 11B). Cette identification a été ensuite confirmée par toute une série d’expériences : un bel exercice de style montrant que cette équipe est non seulement capable de démontrer que les cibles annoncées sont erronées, mais aussi de trouver les véritables cibles par une approche élégante et rigoureuse.

Moralité : la rigueur expérimentale n’est pas un luxe

Ces résultats sans appel sont très importants pour le domaine de l’oncologie. Ils ont sans nul doute semé la consternation dans les états-majors d’entreprises qui avaient misé des millions sur le développement pré-clinique (et même souvent clinique) de molécules qui n’agissent pas sur leur cible supposée, laquelle – contrairement au présupposé – n’est pas indispensable au développement tumoral. Ils montrent qu’une identification sérieuse de ces cibles, notamment grâce à des données génétiques, est un préalable incontournable à de lourds investissements, et que la caractérisation du mécanisme d’action des candidats-médicaments est essentielle si l’on veut diminuer le risque de coûteux échecs. Cet article dans lequel tous les artefacts imaginables ont été envisagés et soigneusement éliminés par des expériences impeccables est un bel exemple de la voie à suivre – je dirais même qu’il comporte un peu d’overkill, une surabondance de contrôles qui représentent un travail considérable et sont sans doute la trace des avis critiques dont il a dû faire l’objet de la part d’experts dont il dérangeait les certitudes.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 HDAC6 : Histone deacetylase 6 ; MAPK14 : Mitogen-Activated Protein Kinase 14 ; PAK4 : p21-Activated kinase 4 ; PBK : Lymphokine-activated killer T-cell-originated protein kinase ; PIM1 : Proto-oncogene serine/threonine-protein kinase Pim-1
References
1.
Sharma SV Settleman J Oncogene addiction: setting the stage for molecularly targeted cancer therapy . Genes Dev. 2007; ; 21 : :3214.–3231.
2.
Lin A, Giuliano CJ, Palladino A, et al. Off-target toxicity is a common mechanism of action of cancer drugs undergoing clinical trials . Sci Transl Med. 2019;; 11. Pii : eaaw8412..
3.
Wong CH Siah KW Lo AW Estimation of clinical trial success rates and related parameters . Biostatistics. 2019; ; 20 : :273.–286.
4.
Lin A, Giuliano CJ, Sayles NM, Sheltzer JM. CRISPR/Cas9 mutagenesis invalidates a putative cancer dependency targeted in on-going clinical trials . eLife. 2017;; 6. Pii : e24179..
5.
W. Putzbach, Q. Q. Gao, M. Patel, S. et al. Many si/shRNAs can kill cancer cells by targeting multiple survival genes through an off-target mechanism . eLife. 2017;; 6. Pii : e29702..