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Med Sci (Paris). 36(1): 80–82.
doi: 10.1051/medsci/2019262.

Granulocytes neutrophiles et cancer
Découverte d’un nouveau mécanisme de cytotoxicité cellulaire et perspectives thérapeutiques

Camille Victoor1* and Bertrand Dubois2**

1Master 1 cancer, module d’immunologie-virologie, université de Lyon, université Claude Bernard Lyon 1, Lyon, France
2Inserm 1052, CNRS 5286, centre Léon Bérard, centre de recherche en cancérologie de Lyon, 28 rue Laennec, 69373Lyon cedex 08, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Antinéoplasiques immunologiques, Cytophagocytose, Humains, Immunité cellulaire, Immunothérapie adoptive, Tumeurs, Infiltration par les neutrophiles, Granulocytes neutrophiles, Traitements en cours d'évaluation, pharmacologie, usage thérapeutique, effets des médicaments et substances chimiques, physiologie, méthodes, tendances, immunologie, thérapie, transplantation

 

Les cancers font partie des causes principales de mortalité. Des progrès scientifiques ont permis de développer de nouvelles thérapies efficaces permettant une meilleure prise en charge de ces maladies, notamment avec l’avènement de l’immunothérapie, qui vise à utiliser notre propre système immunitaire afin d’induire/restaurer une réponse antitumorale efficace et durable. Si les thérapies actuelles ciblent principalement les lymphocytes T, il est vraisemblable que la modulation des cellules immunitaires innées pourrait aussi entraîner un bénéfice thérapeutique. Parmi ces cellules, on trouve les granulocytes neutrophiles, dont le rôle est clairement établi dans la lutte contre les microorganismes pathogènes, mais reste controversé dans les cancers.

Le rôle des granulocytes neutrophiles dans le cancer

Ces cellules peuvent exercer des actions pro-tumorales ou anti-tumorales en fonction du type de cancer et de son stade de développement [1]. Les actions anti-tumorales reposent principalement sur leur capacité à tuer les cellules cancéreuses recouvertes d’anticorps ciblant un antigène membranaire par un mécanisme de cytotoxicité cellulaire (antibody-dependent cellular cytotoxicity, ou ADCC) [1]. Cela a été mis en évidence à la fois in vitro et in vivo à l’aide de modèles impliquant entre autres le rituximab, un anticorps monoclonal thérapeutique ciblant la molécule CD20 et utilisé pour le traitement des lymphomes B [2].

L’ADCC repose sur l’engagement et l’activation de différents récepteurs de la région constante (Fc) des immunoglobulines (Ig) sur les cellules à potentiel cytotoxique que sont les cellules NK (natural killer), les macrophages, et les granulocytes neutrophiles. Ces derniers ont cependant une efficacité d’ADCC supérieure à celles des autres cellules et expriment à la fois des récepteurs pour les IgG (RFcg) et les IgA (RFca). Si les IgA présentent une efficacité supérieure à celle des IgG pour induire l’ADCC via les neutrophiles, elles ont l’inconvénient d’avoir un temps de demi-vie très court. Des immunoglobulines hybrides IgGA, développées par ingénierie moléculaire et combinant à la fois l’efficacité des IgA pour l’ADCC dépendante des neutrophiles et la meilleure stabilité des IgG, ont montré leur efficacité in vivo dans des modèles précliniques tumoraux [3], et pourraient donc être utilisées pour de nouvelles thérapies.

S’il est établi que la cytotoxicité via les cellules NK se fait par l’intermédiaire de la libération de granules lytiques, et que celle via les macrophages fait intervenir la phagocytose, le mécanisme d’action cytotoxique des neutrophiles sur les cellules tumorales vient d’être découvert et implique un mécanisme différent [4].

La cytotoxicité induite par les granulocytes neutrophiles implique un mécanisme original : la trogoptose

En utilisant un modèle ex vivo impliquant des polymorphonucléaires (granulocytes) isolés de donneurs sains et de patients atteints de leucémie lymphoïde chronique, Valgardsdottir et al. ont montré que les granulocytes neutrophiles n’ont pas la capacité de phagocytose [5]. Par ailleurs, en utilisant des neutrophiles de patients porteurs de mutations empêchant la dégranulation ou la production de dérivés réactifs de l’oxygène par ces cellules, Matlung et al. ont également montré que la capacité des neutrophiles à tuer des cellules cancéreuses ne dépend pas non plus du relargage de granules lytiques ou de la production de dérivés réactifs de l’oxygène et n‘implique pas un mécanisme apoptotique [4] .

La trogoptose, qu’est-ce que c’est ?
La cytotoxicité induite par les neutrophiles implique un processus original consistant en un transfert actif de matériel membranaire et cytoplasmique d’une cellule donneuse (ici, la cellule cancéreuse opsonisée par des anticorps) vers une cellule receveuse (ici, le granulocyte neutrophile) [6]. Étant donné que cette cytotoxicité est due aux anticorps, on peut considérer qu’il s’agit d’une forme d’ADCC. Cette ADCC particulière, restreinte aux neutrophiles, a été baptisée trogoptose, en référence à la trogocytose, un processus d’échange de fragments de membranes entre deux cellules. En premier lieu, l’engagement des RFcg des neutrophiles par des anticorps opsonisant la cellule cancéreuse entraîne la formation d’une synapse immunologique renforcée par l’interaction entre les intégrines CD11b/CD18 et leur ligand ICAM-1 exprimé par la cellule cancéreuse. Cette synapse déclenche, en aval des RFcg, une cascade de signalisation impliquant la kinase Syk, la PI3K (phopshoinositol-3 kinase) et la MLCK (myosin light-chain kinase), conduisant à un réarrangement du cytosquelette et l’exercice d’une force suffisante pour arracher des fragments de la membrane des cellules cancéreuses. Ces fragments sont ensuite internalisés sous la forme d’un trogosome et détruits par les neutrophiles (Figure 1).

Une « morsure » unique de la cellule cancéreuse n’est pas suffisante pour induire la mort de cette dernière. La théorie actuelle est que l’augmentation de la proportion d’évènements trogocytiques sur une même cellule entraîne une accumulation de défauts au niveau de sa membrane, ce qui entraîne une mort par nécroptose [4]. Cette mort lytique s’accompagne de la libération d’antigènes tumoraux et de signaux de danger DAMP (damage-associated molecular patterns) susceptibles d’augmenter le recrutement des neutrophiles, d’activer les cellules présentatrices d’antigènes, et d’induire des lymphocytes T effecteurs, et donc une réponse anti-tumorale plus efficace [1] (Figure 1).

La trogoptose existe-t-elle chez l’homme ?
L’étude, par immunohistochimie et cytométrie en flux, de biopsies de patientes atteintes d’un cancer du sein « HER2/neu positif » ayant répondu à une thérapie néo-adjuvante par injection de trastuzumab (anticorps anti-HER2) a montré une importante infiltration tumorale par des granulocytes neutrophiles, souvent au contact des cellules tumorales et contenant, pour certains, des fragments de membranes incluant des molécules HER2 [4]. Ces données suggèrent donc que les neutrophiles joueraient bien un rôle anti-tumoral clé lors de l’injection d’anticorps thérapeutiques ciblant un antigène tumoral, et que ce rôle implique un processus de trogoptose.
Comment exploiter l’ADCC des granulocytes neutrophiles en thérapie ?

Le rôle des neutrophiles en tant qu’effecteurs de l’ADCC reste à déterminer chez les patients au cours de la progression tumorale, mais il est désormais établi que ces cellules jouent un rôle clé dans les thérapies utilisant des anticorps ciblant des antigènes tumoraux pour induire la mort des cellules tumorales [1]. Il est cependant important de noter qu’un effet clinique optimal de ces anticorps nécessite souvent d’y associer une chimiothérapie, source d’effets secondaires notables et d’une neutropénie [1]. Le potentiel thérapeutique des neutrophiles pourrait donc être fortement limité par la chimiothérapie constituant le traitement standard pour de nombreux cancers. Le ciblage des neutrophiles et l’optimisation de leurs fonctions cytotoxiques dans la cadre d’immunothérapies apparaît comme une piste d’avenir pour développer des traitements plus efficaces, qui permettraient peut-être d’éviter la chimiothérapie et ses effets secondaires indésirables.

Plusieurs pistes sont envisageables pour augmenter l’ADCC dépendante des neutrophiles, telles qu’une augmentation du nombre total de neutrophiles circulants en utilisant du G-CSF (granulocyte colony-stimulating factor), ou encore une stimulation de l’expression des RFcg en combinant G-CSF et interféron-g [1]. Il serait également intéressant d’étudier le potentiel des IgA et des RFca pour induire la trogoptose, ce qui permettrait alors d’utiliser des IgGA hybrides.

De plus, l’interaction entre CD47, à la surface des cellules tumorales et SIRPα, sur les granulocytes neutrophiles, pouvant avoir un effet inhibiteur sur le mécanisme de la trogoptose, l’inhibition de cette interaction est une stratégie possible pour potentialiser l’activité cytotoxique des neutrophiles (Figure 1). En effet, plusieurs études ont montré que l’inhibition de l’interaction entre CD47 et SIRPa exprimé sur les cellules myéloïdes optimise l’ADCC par ces dernières, à la fois in vivo et in vitro [1] : l’utilisation chez la souris de SSL6, une protéine dérivée de Staphylococcus aureus connue pour bloquer l’interaction CD47/SIRPa [7], entraîne une importante diminution des métastases hépatiques dans un modèle murin de mélanome. La déplétion de ces souris en granulocytes neutrophiles conduit à une ré-augmentation du nombre des métastases [4], indiquant que les neutrophiles sont des cibles de choix pour de nouvelles thérapies, et que bloquer l’interaction CD47/SIRPa pourrait contribuer à augmenter leur efficacité.

En conclusion

Même s’il reste de nombreux aspects du processus de trogoptose à éclaircir, l’identification récente de ce mécanisme dans l’action cytotoxique anti-tumorale des granulocytes neutrophiles laisse entrevoir de réelles perspectives thérapeutiques pour l’optimisation de l’efficacité des traitements actuels impliquant l’injection d’anticorps monoclonaux ciblant les cellules tumorales, voire, à terme, pour favoriser une action cytotoxique des anticorps produits de manière endogène chez les patients atteints de cancer.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
1.
Treffers LW, Hiemstra IH, Kuijpers TW, et al. Neutrophils in cancer . Immunol Rev. 2016;; 273 : :312.–328.
2.
Hernandez-Ilizaliturri FJ, Jupudy V, Ostberg J, et al. Neutrophils contribute to the biological antitumor activity of rituximab in a non-Hodgkin’s lymphoma severe combined immunodeficiency mouse model . Clin Cancer Res. 2003;; 9 : :5866.–73.
3.
Li B Xu L Tao F et al. Simultaneous exposure to FcγR and FcαR on monocytes and macrophages enhances antitumor activity in vivo . Oncotarget. 2017; ; 8 : :39356.–39366.
4.
Matlung HL, Babes L, Zhao XW, et al. Neutrophils kill antibody-opsonized cancer cells by trogoptosis . Cell Reports. 2018;; 23 : :3946.–59.e6.
5.
Valgardsdottir R, Cattaneo I, Klein C, et al., Human neutrophils mediate trogocytosis rather than phagocytosis of CLL B cells opsonized with anti-CD20 antibodies . Blood. 2017;; 129 : :2636.–44.
6.
Joly E, Hudrisier D. What is trogocytosis and what is its purpose? Nat Immunol. 2003;; 4 : :815..
7.
Fevre C, Bestebroer J, Mebius MM, et al. Staphylococcus aureus proteins SSL6 and SElX interact with neutrophil receptors as identified using secretome phage display . Cell Microbiol. 2014;; 16 : :1646.–65.