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| Med Sci (Paris). 36(1): 63–68. doi: 10.1051/medsci/2019265.Gregor Mendel fut-il soumis à la corvée avant de
devenir moine en 1843 ? Christiane Nivet1* 1Université Paris7 Denis Diderot,
Paris,
France |
En 1834, Johann Mendel, fils de paysans silésiens, alors âgé de douze ans, fut envoyé à
la ville pour y suivre des études secondaires, comme le rapportent les biographes Hugo
Iltis [1] et Vitezslav Orel
[2]. À cette époque, cette
portion de la Silésie et la Moravie1, voisine
faisaient partie de l’empire des Habsbourg où les paysans étaient encore soumis à la
Corvée2. Dans sa classe sociale, peu d’enfants
(les garçons seulement) arrivaient à dépasser le niveau de la formation primaire. Après
avoir terminé six ans d’éducation secondaire, le jeune Mendel, en suivant deux années
supplémentaires d’étude de Philosophie, affirme son projet d’entrer à l’Université. Mais
en 1843, après avoir suivi brillamment ces enseignements qui lui donnaient accès aux
études supérieures, il entre au monastère augustin Saint-Thomas d’Alt-Brünn (Brno) sous
le nom de religion Gregor et s’engage à étudier la théologie pour devenir prêtre. Ce changement d’orientation nous interroge et nous chercherons à découvrir les
circonstances qui l’ont alors mené à renoncer aux études universitaires. Comment a-t-il
pris la décision d’entrer dans les ordres ? Les informations sur la vie du jeune Mendel sont très rares, car il n’est devenu célèbre
que bien des années après sa mort. Toutefois, il la décrit lui-même dans un
curriculum vitae rédigé en avril 1850, joint à son dossier de
demande d’habilitation à l’enseignement secondaire. Ce document fut publié en allemand par Hugo Iltis en 1926 [3] puis en anglais en 1954 [4]. Ces deux publications s’accompagnent de
fac-similés présentant partiellement le texte manuscrit. La traduction française de ce
curriculum que nous proposons rend compte à la fois du texte
holographe et des deux versions imprimées. Ce texte est un document de circonstance,
hâtivement baptisé autobiographie par Iltis, et pris pour tel par tous ceux qui
voulaient connaître la vie du fondateur de la génétique. Nous montrons ici qu’en réalité, le récit que Mendel fait de sa jeunesse néglige certains
aspects déterminants de sa vie quotidienne ; nous essaierons de la reconstituer en
utilisant les données de la lettre de recommandation écrite en 1843 par Friedrich Franz,
son professeur de physique [1]. Elle fournit des
indications précieuses sur les circonstances de son entrée dans les ordres. De plus, des
informations archivées dans les divers établissements qui ont accueilli Mendel sont
accessibles : elles font connaître les dates où Mendel s’est inscrit pour suivre
différents enseignements, celles de ses absences durant ces enseignements et les notes,
toujours excellentes, qu’il a obtenues. Enfin nous ferons intervenir les circonstances
du drame familial qui perturba l’avenir du jeune Mendel3. |
Comment le jeune Mendel fut envoyé dans un établissement d’enseignement
secondaire D’après ses biographes [1, 2], l’intelligence du jeune Johann fut décelée
par son instituteur. Le prêtre de sa paroisse, Johann Schreiber, un pédagogue
réputé, persuada ses parents de faire suivre des études secondaires à leur unique
fils malgré leurs possibilités financières limitées. À cette époque, en Moravie, le cursus secondaire uniquement littéraire se décomposait
en quatre ans de Grammaire, suivis de deux ans d’Humanités ; toutes les disciplines
étaient enseignées en allemand par le même professeur [6]. Avant d’être admis à l’Université, le
candidat effectuait encore deux années d’études de Philosophie dans un Institut
approprié. Voici comment Mendel se présente ; il parle de lui à la troisième personne,
conformément à l’usage de l’époque : Le respectueux soussigné est né en l’an 1822 à Heinzendorf, en Silésie, où
son père exploitait un petit domaine agricole. Après avoir reçu une instruction
élémentaire dans l’école du dit village, puis au Collège des Piaristes à
Leipnik, il fut admis en première classe de Grammaire au Gymnasium Impérial et
Royal de Troppau en 1834. (CV 1) Mendel est né dans une famille catholique de langue allemande. Son père, Anton
Mendel, aurait voulu que Johann, seul garçon d’une famille de trois enfants, lui
succédât un jour. Mais il ne pouvait ignorer que les diplômes étaient pour son fils
la seule chance d’échapper à la vie difficile de la classe paysanne d’alors, encore
soumise à la Corvée. La classe d’études primaires, quand elle existait pour les
garçons, n’était pas ouverte aux filles. Mais Rosine, la mère de Johann, avait
appris à lire et à écrire avec un oncle instituteur, lorsqu’il faisait la classe aux
garçons du village dans leur maison familiale. Elle fut le parent le plus favorable
aux études de son fils. La famille était assez aisée mais endettée à cause des
améliorations apportées au domaine par Anton : dans leur village souvent sujet à des
incendies, les Mendel furent les premiers à remplacer leur maison de bois par une
maison en pierre. Comme la plupart des petits paysans qui ne vivent pas en milieu urbain, Johann fera
ses études secondaires comme pensionnaire au Gymnasium4 le plus proche de la ferme familiale, dans la ville de Troppau (de nos
jours Opava) en zone germanophone, à une quarantaine de kilomètres du domicile
familial. |
Début des études secondaires : Grammaire (1834-1838) D’après Hugo Iltis [1], dès le début de sa
scolarité à Troppau, l’enfant n’a pas une vie matérielle facile : faute de
numéraire, les parents de Mendel n’ont inscrit leur fils que pour le coucher et la
demi-pension, se réservant de lui procurer un complément de nourriture aussi souvent
que possible. Du jeune Mendel, le biographe dit que : « c’est un garçon robuste, de
petite taille, large d’épaules, qui dut bien souvent souffrir de la faim pendant sa
scolarité et qui, pendant ses vacances d’été, ne se reposait pas vraiment car il
aidait aux champs et à l’étable chez ses parents ». Après avoir mentionné dans son curriculum vitae son entrée au
Gymnasium de Troppau, Mendel évoque sans les décrire ses quatre premières années
d’études au cours desquelles il a poursuivi une scolarité brillante et apparemment
sans histoire. Quatre ans plus tard, une succession de malheurs mit ses parents hors d’état
d’assumer les dépenses exigées par la poursuite de ses études, et il arriva donc
que le soussigné, alors âgé d’à peine seize ans, se retrouva dans la triste
situation de pourvoir seul à sa subsistance. C’est pourquoi il suivit les cours
destinés aux « Candidats à l’enseignement dans les écoles primaires et au
professorat privé » dispensés par l’École Normale du district de Troppau. Ses
résultats à l’examen lui ayant valu un certificat d’aptitude avec la meilleure
mention, il réussit, comme répétiteur privé, à gagner de quoi vivre chichement
durant le cours de ses Humanités. (CV 2) Donc, à cette époque, à la suite de quatre ans d’études brillantes, Mendel a confirmé
haut la main son aptitude à suivre des études. De quelle nature est la succession de
malheurs qui se sont produits vers 1838 ? Quel rôle la famille de Mendel a-t-elle
joué au cours de ses études ? Dans son curriculum vitae, document
officiel censé montrer qu’il avait été surtout un élève exemplaire (non un fils
dévoué), Mendel pouvait-il décrire pleinement les conséquences, qu’il dut assumer,
de cette situation familiale ? |
Qu’advint-il exactement en 1838 ? La « succession de malheurs » juste évoquée par Mendel dans son curriculum
vitae, comporte, outre de mauvaises récoltes successives, l’accident
corporel grave de son père, renversé par la chute d’un arbre durant son service de
Corvée. Iltis nous dit qu’Anton Mendel devait travailler pour le seigneur des lieux
trois jours par semaine : un jour et demi avec ses deux chevaux et le reste
manuellement. Il a été blessé par un arbre coupé, ce qui suppose la coupe et le
transport d’arbres la moitié du temps. L’incapacité physique d’Anton Mendel eut pour conséquence immédiate pour son fils
l’arrêt de la prise en charge des frais exigés par sa demi-pension et son
hébergement ; sans doute aussi, une réduction de la nourriture fournie par la
famille. En même temps, le jeune homme est soumis à une forte pression psychologique
: son père invalide attend de son fils qu’il reprenne la ferme et qu’il assiste sa
mère et ses deux sœurs. Mais, au lieu d’interrompre ses études, confirmant ainsi sa
résolution de poursuivre son cursus scolaire, Johann passe au plus vite un examen
pour devenir répétiteur, afin de subvenir à ses besoins. |
Fin des études secondaires (1838-1840) A-t-il vraiment abandonné sa famille dans la détresse ? Dans de telles circonstances,
a-t-il cessé son assistance pendant les vacances scolaires ? Ne l’aurait-il pas, au
contraire, augmentée, prenant du temps sur ses études pour suppléer à l’invalidité
de son père ? C’est ce qu’il fit, puisque, l’année suivante (1839-40), sous prétexte
de maladie, Mendel écourta sa scolarité de deux mois : délaissant le Gymnasium à la
Pentecôte (début juin), il n’y revint qu’à la rentrée d’octobre. Ses biographes moraves [1, 2] considèrent que la maladie explique les
interruptions de sa scolarité, mais ils ne tiennent pas compte de la situation
dramatique où se trouvait sa famille. Ses absences ne se produisant jamais pendant
le repos hivernal agricole, mais en juin et juillet, alors que le travail agreste
bat son plein, nous suggérons plutôt que loin d’être malade et alité, Mendel a, la
plupart du temps, manqué la classe pour participer aux travaux de la ferme. Dans sa demande d’habilitation et pour éviter de perdre sa crédibilité d’excellent
élève et de futur enseignant, il n’avouera pas avoir privilégié parfois sa famille
au détriment de ses études. À partir de 1838, la vie du jeune homme se déroule donc
ainsi : il poursuit brillamment ses études secondaires à plein temps, enseigne pour
assumer maigrement sa subsistance et travaille à la ferme dès qu’il le peut, non
seulement pendant ses vacances scolaires, mais encore à l’occasion d’absences du
Gymnasium dites « pour maladie ». C’est dans ces difficiles conditions qu’il termine
avec brio sa scolarité secondaire en 1840. |
Une autre époque dramatique (1840-1841) Les conditions déjà difficiles devinrent extrêmement pénibles au cours de ses années
d’études pré-universitaires. Revenons au curriculum vitae pour
connaître la suite d’un récit qui nous paraît quelque peu édulcoré. En 1840, quand il quitta le Gymnasium avec son diplôme de fin d’études
secondaires, son premier souci fut de se procurer les moyens nécessaires à la
poursuite de ses études. Il fit pour cela des tentatives répétées en offrant ses
services comme précepteur à Olmütz (Olomouc), mais ses efforts
restèrent vains, faute de relations et de recommandations. Le chagrin de voir
ses espoirs déçus et la perspective angoissante et triste que lui offrait
l’avenir furent ressentis de façon si violente qu’il tomba malade et qu’il dut,
pour se remettre, passer une année chez ses parents. (CV 3) Il n’existait pas à Troppau d’établissement assurant les deux années d’études
pré-universitaires, dites de Philosophie ; il dut donc se rendre à Olomouc,
autrefois capitale tchèque de la Moravie. Mendel prétend que c’est par manque de
relations qu’il ne trouve pas de poste de précepteur dans une ville inconnue,
étrangère. Désespéré, il rentre chez ses parents, et passe avec eux une année à se
rétablir. Peut-on croire que, pendant si longtemps, le chagrin ait désarmé ce jeune homme
réputé pour la fermeté de son caractère et de sa constitution physique [1] ? Pouvons-nous croire qu’étant donné la
situation de sa famille, il lui a fallu un an à la ferme pour guérir un chagrin ? Il
faut donc tirer de ce roman une explication. D’après Iltis [1], depuis l’hiver 1838 et
l’accident d’Anton Mendel, la situation de la famille est dramatique. Au cours des
mois qui suivirent l’accident, la santé du père, loin de s’améliorer, se dégrada
tellement qu’il devint inapte au travail, laissant la ferme sans ouvrier et ses
devoirs de corvéable à l’abandon, au grand dam de son maître. Mais, contrairement à ce qu’il dit, Johann Mendel s’est inscrit à Olomouc à l’automne
1840 en trouvant sur place de quoi subsister pendant la première année de ses études
de Philosophie. Il avait donc assisté aux cours du premier semestre et avait
commencé les examens de semestre avec succès [6] lorsqu’il dut quitter les épreuves précipitamment, sans doute à la
suite d’une aggravation subite de l’état de son père. Il passa le deuxième semestre
de l’année à la ferme et ne reprit ses études qu’à l’occasion de la cession du
domaine familial à un autre paysan. En effet, Veronica, la fille aînée de la famille Mendel, épousa Alois Sturm et Anton
Mendel lui céda sa ferme par contrat en août 1841. Dans ce contrat, la propriété
était évaluée, une pension devait être payée aux parents et diverses sommes allouées
aux enfants. La cession de la ferme à son beau-frère, Alois, procurait à Johann le
strict minimum pour continuer ses études et exigeait de Sturm le paiement des frais
de la première messe au cas où Johann deviendrait prêtre. Elle ménageait aussi son
éventuel retour à la ferme dans le cas contraire [7]. Cet acte enregistre le fait qu’Anton Mendel abandonne définitivement l’espoir de voir
son fils lui succéder et constitue le premier document où la possibilité d’une
éventuelle entrée en religion de Johann est évoquée. Relayé en principe à la ferme grâce à cette alliance avec un homme valide, Johann
reprit ses études, son maigre pécule se trouvant augmenté d’une partie de la dot de
sa sœur Theresia, sa cadette de sept ans. Compte tenu de l’âge de sa sœur, cet
emprunt se fit grâce à l’intercession de Rosine, leur mère, qui se porta
probablement garant de son éventuel remboursement, confirmant par là son soutien, en
toutes circonstances, aux ambitions professorales de son fils. Mendel conserva pour
sa sœur une reconnaissance dont il s’acquitta honorablement en assumant les frais
d’études des trois fils de celle-ci. Mendel a caché son départ de la session d’examen car il aurait pu compter pour un
échec : il semblerait qu’il n’existe qu’une seule excuse acceptée pour manquement à
un parcours scolaire qui se doit d’être impeccable : la maladie ! |
Études de Philosophie (1841-1843) Comme un curriculum vitae n’est pas le lieu où faire part de ses
problèmes familiaux ni de son dénuement, Mendel écrit, sans plus de commentaire, que
tout s’arrange à la rentrée de 1841-1842 : L’année suivante, le respectueux soussigné se trouva enfin dans la situation
espérée de poursuivre ses études à Olmütz en couvrant ses besoins les plus
indispensables grâce à des leçons particulières. En mobilisant toutes ses
forces, il réussit à mener à bien les deux années de philosophie. (CV
4) Johann Mendel effectua donc ses études de Philosophie avec des moyens matériels
toujours aussi limités et s’absenta encore longuement pour cause de maladie vers la
fin du deuxième semestre de chacune de ces années, ce qui incite à penser qu’il a
probablement continué à aider son beau-frère à la ferme autant qu’il le pouvait : ce
dernier, lui aussi probablement redevable de la Corvée, avait en charge ses sœurs,
sa mère et les frais de la maison spécialisée dans laquelle Anton Mendel avait dû se
retirer en janvier 1842. C’est ce que nous retenons de la phrase : « En
mobilisant toutes ses forces, il réussit à mener à bien les deux années de
Philosophie ». En absence d’informations sur la nature précise des maladies avancées comme
responsables de ses absences au cours de ses études de philosophie, Hugo Iltis
[1] insinue que la cause en aurait été «
des troubles névrotiques » consécutifs à des « crises psychologiques dues à
l’adolescence ». Quant à Orel [2], il attribue
à des « désordres nerveux particuliers » les congés « pour maladie » que Mendel a dû
prendre « aux moments critiques de sa vie ». Au contraire, nous présentons ici des arguments qui montrent que les arrêts de sa
scolarité furent mis à profit par Mendel pour assumer, lui aussi, le service de
Corvée. L’astreinte à la Corvée qui portait sur la famille étant héréditaire et les
rapports entre seigneurs et paysans sans merci, il nous paraît possible que le
seigneur des lieux (dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est l’histoire fictive
rapportée par Iltis d’une comtesse qui aurait enseigné les sciences naturelles aux
enfants du village [8]) ait
exigé de Johann qu’il réponde de son statut héréditaire de corvéable : après 1650,
le paysan tchèque doit 150 jours de corvée par an et sa condition semble très dure à
tous les observateurs étrangers [9], et, devant l’absence du père, on a pu exiger du jeune Mendel, alors
âgé de seize ans, qu’il exécute le travail de Corvée assumé par son père auparavant.
Ce qui signifie que pendant les quatre premières années de Gymnasium, l’enfant
aurait bénéficié d’une dispense car, lors de ces années, aucune absence n’est
enregistrée [6]. Lorsque Mendel écrit « qu’il sentit qu’il ne lui serait pas possible de soutenir plus
longtemps de tels efforts », il ne pense pas au travail requis par les leçons qu’il
donnait aux enfants de bourgeois qui allaient au Gymnasium. Mais c’est bien de la
Corvée dont le caractère épuisant vient probablement non seulement du type de
travail mais aussi et surtout du fait qu’à cette période de l’année (mi-mai à fin
septembre), le jeune homme exécutait probablement ce travail hebdomadaire à temps
complet et non pas à mi-temps, comme son père faisait tout au long de l’année. Enfin, si on cherche à identifier le type d’activité à laquelle Mendel pouvait avoir
contribué, on peut ajouter l’entretien d’un four à chaux, spécialité de son village
[1], ce qui suppose le transport de
combustibles et de pierres calcaires puis l’entretien du feu à 1 000 degrés pour
obtenir de la chaux vive. On peut conclure que les maladies invoquées n’ont été que des subterfuges destinés à
cacher le cumul de la Corvée avec les études du jeune Mendel. L’attestation de bonne
santé exigée pour son admission au monastère, délivrée par le Docteur Schwarz le 7
septembre 1843, vient confirmer nos hypothèses. Mendel cache donc son astreinte à la Corvée qui aurait pu être considérée comme
incompatible à la poursuite d’études de qualité. Cette information aurait-elle suffi
à le disqualifier comme futur professeur de Gymnasium ? L’entrée au monastère était
à l’époque l’unique possibilité pour lui de quitter son statut et les efforts dont
parle Mendel ne correspondent pas au fait de cumuler études et préceptorat, comme
ses biographes ont l’air de le penser. |
Comment Mendel se résigna à devenir moine L’origine de la décision de Mendel d’entrer au monastère augustin Saint-Thomas
d’Alt-Brünn (Brno) est énoncée clairement dans le curriculum vitae
tel qu’il a été publié [3, 4]. Voici ce qui est dit de la période qui
précède son entrée au couvent : Mais le respectueux soussigné sentit qu’il ne lui serait pas possible de
soutenir plus longtemps de tels efforts. Après avoir terminé ses études de
Philosophie, il se vit contraint de s’engager dans un état qui l’exemptât de
l’amer souci de trouver des moyens de subsistance. Ses conditions de vie
décidèrent du choix de ce nouvel état. Il sollicita et obtint, en l’an 1843,
d’être admis au monastère des Augustins Saint-Thomas d’Alt-Brünn.
(CV5) Mendel dit être entré dans les ordres en 1843, sans vocation particulière, pour des
raisons matérielles qui cachent son besoin de changer de statut et se délivrer de la
Corvée. Arrivé aux portes de l’Université à 21 ans, Mendel déclare que : « ses
conditions de vie décidèrent du choix de ce nouvel état ». Peut-on mettre en doute
la réalité de son épuisement physique et mental ? On entrevoit mieux maintenant
comment fut prise sa décision d’entrer à Saint-Thomas : à bout de force, épuisé par
neuf ans de lutte pour s’instruire, gagner sa vie, assister sa famille en déroute et
plus particulièrement, pendant les cinq dernières années assumer ses obligations en
rapport avec la Corvée. Il parle de cette transition sans enthousiasme et laisse entendre que ce choix de vie
ne l’attire pas particulièrement. Néanmoins, comme nous allons le voir, il en espère
une contrepartie, car il n’abandonne pas son projet d’aller à l’Université pour
pouvoir se présenter à l’examen d’habilitation et devenir - enfin - enseignant
titulaire de l’enseignement secondaire. |
Pourquoi Mendel fut-il accepté au monastère Saint-Thomas en 1843 ? En juin 1843, le Supérieur du monastère augustin Saint-Thomas, Franz Cyril Napp,
cherchait de nouveaux impétrants dont certains, par leur mérite, seraient
susceptibles de devenir professeurs d’histoire naturelle, car son établissement
était censé fournir une partie des enseignants de l’Institut de Philosophie et du
Collège de Théologie de la ville de Brno [1,
2]. Dans ce but, il avait écrit, au début
de juin, à son collègue et ami Friedrich Franz, professeur de physique à l’Institut
de Philosophie d’Olomouc, pour lui demander de lui signaler les élèves dont les
qualités en feraient de bons candidats à l’entrée au monastère de Brno et dont
l’envoi à l’Université ne coûterait au monastère que les frais de trois semestres
universitaires. À la mi-juillet, ayant trouvé deux candidats, Friedrich Franz n’en recommande qu’un
seul : Johann Mendel, « à cause de ses excellents résultats au cours des deux années
de Philosophie, presque le meilleur dans ma spécialité… et de sa force de caractère
» [1]. Il précise que, sa connaissance du
tchèque étant insuffisante, Mendel est néanmoins tout disposé à en acquérir la
maîtrise pendant ses années de formation théologique. Il fut ainsi accepté à
Saint-Thomas sans avoir à se présenter à l’habituel entretien préalable à toute
candidature. Un mois séparant la demande de Napp de la réponse de Franz, on constate
que c’est le délai dont Mendel disposa pour se décider à postuler, et s’il en
accueillit sans enthousiasme la proposition, ce fut néanmoins avec un soulagement
probable qu’il accepta de demander à être reçu au monastère. Grâce à cette démarche sa situation matérielle changea alors totalement. Le
bien-être physique, si favorable aux études quelles qu’elles soient, rendit au
soussigné son courage et son énergie et c’est avec beaucoup de plaisir et
d’amour qu’il étudia les matières classiques au programme de son année de
probation. (CV6) Mendel entre donc à Saint-Thomas dans une certaine euphorie. Il consacrait ses loisirs aux petites collections de minéralogie et de
botanique que le monastère mettait à sa disposition. Plus il se familiarisait
avec les sciences naturelles, plus s’approfondissait le goût qu’il leur portait.
Bien qu’il ne pût bénéficier dans cette étude d’aucun soutien oral, alors que
dans cette discipline plus peut être que dans toute autre science, la méthode
autodidactique est extrêmement ardue et ne mène que lentement au but, il se
passionna si fort à partir de ce moment-là pour l’étude de la nature qu’il
n’épargna aucun effort pour combler ses lacunes grâce à ses propres recherches
et aux avis de personnes d’expérience. En 1846, il suivit également les cours
d’agriculture, de pomiculture et œnologie de l’Institut de Philosophie de
Brno. (CV7) Dès son intégration dans le monastère, on constate que Mendel découvre et se
passionne pour les sciences naturelles. Napp lui permet de s’inscrire aux divers
cours d’agriculture, professés par son ami et collaborateur Franz Diebl, que Mendel
suivit avec un grand intérêt et pour lesquels il obtint d’excellentes notes. Après avoir achevé ses études de théologie en 1848, le respectueux soussigné
reçut de son supérieur l’autorisation de préparer le « Rigorosum » de
Philosophie (doctorat en philosophie). L’année suivante, au
moment où il allait se présenter à cet examen, on lui demanda d’accepter le
poste de professeur remplaçant au Gymnase Impérial et Royal de Znaïm et il
accéda à cette demande avec plaisir. (CV8) Mendel s’abstient de mentionner ce qui pourrait rappeler un autre épisode turbulent
de sa vie : il omet la fonction de curé qu’il a occupée à Brno du 22 juillet 1848 au
début octobre 1849, à cause de laquelle il a engendré avec d’autres moines une
pétition acerbe [5]
(→).
(→) Voir le Forum de C. Nivet, m/s °11, novembre 2004, page
1050
Sans doute grâce à l’entregent de l’abbé Napp et dans le désordre qui a suivi la
période révolutionnaire, le ministre viennois Lazansky nomme Mendel professeur
suppléant à Znaïm le 28 septembre 1849. On observe que l’abbé en informe l’évêque le
4 octobre (au lieu de le consulter) et que Mendel se rend immédiatement à Znaïm le 7
octobre [5]. Cette nomination a un caractère
d’urgence qui s’explique par une mesure non préparée d’allongement de deux ans du
cursus scolaire des Gymnasia [14]. Ce qui créa une panique chez les fonctionnaires chargés de trouver
le personnel enseignant : ils engagèrent transitoirement même ceux qui, n’ayant pas
suivi les études universitaires exigées pour enseigner en secondaire, avaient
néanmoins suivi les études de philosophie : tel fut le cas de Mendel. On remarque
cependant que sa tentative de passer l’habilitation à la fin de cette année
d’enseignement fut un peu présomptueuse. Dès ses débuts en tant que professeur remplaçant, il s’attacha tout
particulièrement à présenter à ses élèves de la façon la plus aisément
compréhensible les matières qui lui étaient confiées. Et il est en droit de
penser que cet effort n’est pas demeuré vain, car les quatre années durant
lesquelles il avait gagné sa vie comme enseignant privé lui avaient permis
d’accumuler une expérience suffisante concernant les résultats que peuvent
obtenir les élèves et leurs différents niveaux de capacité
intellectuelle. (CV9) Mendel essaie de valoriser son expérience passée de maître privé.
Le respectueux soussigné pense avoir ainsi présenté un résumé de l’histoire
de sa vie. Sa triste jeunesse lui a enseigné précocement le sérieux de
l’existence et lui a aussi appris à travailler. Alors même qu’il jouissait des
fruits de la sécurité économique, il garda vivant en lui le désir d’être
autorisé à gagner sa vie. Le respectueux soussigné serait heureux de satisfaire
aux attentes de l’illustre Commission des examinateurs et de voir ainsi ses vœux
exaucés. Il n’épargnera assurément aucun effort ni aucun sacrifice pour
s’acquitter très ponctuellement de ses devoirs.
Znaïm, le 17 avril 1850.
Gregor Mendel Professeur remplaçant au gymnase Imperial et Royal de
Znaïm
(CV10) Dans la dernière partie de ce curriculum vitae, Mendel précise qu’il
demande à être habilité à l’enseignement secondaire afin de gagner sa vie. Cela
était possible pour les moines de St Thomas. Formés aux frais du monastère, ils
enseignaient ensuite dans les institutions pédagogiques de Brno et étaient rétribués
en retour par les instances locales. On trouve ici le souci de Mendel d’assurer la
vie matérielle de ses neveux pendant leur éducation en retour du don que sa sœur
cadette lui avait fait jadis de son héritage. |
Nous avons vu que le curriculum vitae rédigé par Mendel donne une
version bien édulcorée de la vie ardue qu’il a menée avant d’entrer à Saint Thomas.
Ses biographes moraves l’ont acceptée sans prendre en considération la solidarité de
Mendel avec sa famille, ni l’éventualité de son astreinte à la Corvée, pas plus que
les omissions commises afin de ménager ses chances d’être habilité comme professeur.
De confession catholique sans vocation religieuse particulière, il devient moine
pour des raisons strictement matérielles qui cachent son souhait probablement
inavouable de quitter son statut de paysan corvéable. Prenant en compte les circonstances que nous venons de décrire, il est plus facile de
comprendre la violence de sa réaction fin juillet 1848 [2, 5, 10], à l’annonce imprévue de sa
nomination à vie pour le travail pastoral à la fin de ses études de théologie. Alors
que Mendel avait atteint pour la deuxième fois le seuil de l’Université, après tant
d’années d’épreuves et de sacrifice, il s’est encore retrouvé dans la position de
celui qui ne décide pas et se voit simplement passé d’une sujétion à une autre. Il
est désespéré encore une fois de ne pas pouvoir réaliser sa vocation de professeur
pour laquelle, à la fin de ses études secondaires, il avait poursuivi en vain trois
ans éprouvants d’études supérieures de philosophie cumulées avec les impératifs de
la Corvée. Sous l’emprise de cette énorme déception, et dans l’ambiance enthousiaste de la
révolution, il est probablement, comme nous l’avons suggéré [11], à l’origine de la violente pétition du 8
août 1848 où grondent amertume et agressivité contre l’institution monacale mais
aussi contre le pouvoir politique impérial. Cette pétition a été lue publiquement
devant l’assemblée Constituante de Kremsier fin janvier 1849 alors que le pouvoir
impérial était en voie de restauration [10,
13]
(→).
(→) Voir le Forum de C. Nivet, m/s °4, avril 2006, page
430
On peut s’interroger sur le fait que, Iltis, premier biographe de Mendel, ne
mentionne pas l’existence de cette pétition qui n’est révélée que par Orel qui,
néanmoins, évite de parler des conséquences qui en ont résulté pour Mendel. Après que l’abbé Napp a révoqué Mendel en tant que curé, sa nomination comme
professeur suppléant par un ministre viennois [14] signifie-t-elle que Mendel est, alors, à nouveau sur le chemin
désiré ? |
Footnotes |
1.
Iltis
H. Life of Mendel .
New York: :
Norton; , 1932 :
:336. p. Life of Mendel, 2e ed. New York :
Hafner, 1966. Traduction anglaise de Gregor Johann Mendel : Leben, Werk und
Wirkung. Berlin : Springer, 1924.. 2.
Orel
V.
Gregor Mendel: the first geneticist.
1995 ; New York:
Oxford University Press;
3.
Iltis
H.
Gregor Mendels Selbstbiographie. Genetica (The Hague).
1926; ; 8 :
:329.–334. 4.
Iltis
A. Gregor Mendel’s
autobiography . J Heredity.
1954;; 45 : :231.–4.
Traduction française réalisée par Hélène Arnold et Daniel
Blanchard.. 5.
Nivet
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Une maladie énigmatique dans la vie de Gregor
Mendel . Med Sci (Paris).
2004; ; 20 :
:1050.–1053. 6.
Weiling
F.
Historical study: Johann Gregor Mendel,
1822–1884 . Am J Med Genet.
1991; ; 40 :
:1.–25. 7.
Orel
V
Armogathe
JR
Mendel, un inconnu célèbre.
1985 ; Paris:
Belin;
8.
Klein
J
Klein
N
Solitude of a humble genius: Gregor Johann Mendel.
2013; ; vol. 1 : Formative years.
New York:
Springer;
9.
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