I. Contexte socio-politique, données de surveillance de la santé et exposition des populations de Polynésie française aux retombées des essais nucléaires

2021


ANALYSE

1-

Contexte socio-politique de la question des conséquences
sanitaires des essais nucléaires en Polynésie française

Cette expertise collective sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires français en Polynésie française intervient dans un contexte socio-politique marqué par deux éléments : d’une part, il s’agit d’une question qui a fait l’objet de vives controverses au cours des dernières décennies et pour laquelle des groupes sont toujours mobilisés afin d’intervenir dans le débat et faire aboutir certaines revendications. D’autre part, il s’agit d’une question qui, dans les années récentes, a été « mise sur l’agenda » des autorités publiques, avec le vote d’une loi d’indemnisation en 2010. Ce chapitre a pour objet de revenir brièvement sur ces deux éléments.

L’impact sanitaire des essais nucléaires : une question récurrente

La question de l’impact sanitaire des essais nucléaires n’est pas une question récente : elle a régulièrement été soulevée au cours des cinquante dernières années, en Polynésie française comme ailleurs. Aux États-Unis, dès la fin des années 1950, des inquiétudes s’expriment au sujet du danger des expérimentations atomiques menées sur le site de test du Nevada (Nevada Test Site). Ces inquiétudes viennent se greffer sur la controverse qui oppose certains scientifiques au sujet des effets des faibles doses de radioactivité (Boudia, 2009renvoi vers). À partir du début des années 1970, les procès intentés contre le gouvernement américain par d’anciens travailleurs ainsi que des résidents concernés par les retombées radioactives (les « downwinders ») se multiplient (Boutté, 2002renvoi vers) et des auditions sur le sujet sont organisées au Congrès.
En Polynésie française, au moment de l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) en 1962, des élus polynésiens s’interrogent également sur les risques que font peser les expérimentations atomiques sur la santé de la population. Mais c’est surtout dans les décennies suivantes que la question occupe une place centrale dans les critiques formulées à l’encontre des essais nucléaires menés par la France dans le Pacifique. Un vaste mouvement de protestation s’organise, constitué de militants indépendantistes, d’associations environnementales, pacifistes ou antinucléaires ainsi que de représentants de l’Église évangélique de Polynésie française. Soutenus par certains États du Pacifique comme la Nouvelle-Zélande ou l’Australie, les opposants aux essais nucléaires français n’ont de cesse de contester la thèse de l’innocuité des expérimentations, tentent d’alerter l’opinion publique sur leur impact environnemental et sanitaire, et réclament que des études scientifiques indépendantes soient menées. Cependant, les missions scientifiques autorisées par le gouvernement français à partir du début des années 1980 (« mission Tazieff » en 1982, « mission Atkinson » en 1983 suite à une demande de la Nouvelle-Zélande, « mission Cousteau » en 1987) ne permettent pas de mettre un terme au débat : des questions sont certes soulevées, mais l’existence d’un risque sanitaire n’est pas établie avec certitude, ce que les opposants aux essais imputent aux données lacunaires à partir desquelles ces missions ont travaillé. Surtout, ces missions sont davantage orientées vers le problème de la sûreté radiologique des sites d’expérimentation que vers celui des conséquences sanitaires des essais déjà réalisés, en particulier durant la période des essais atmosphériques (de 1966 à 1974).
La question des conséquences sanitaires des essais nucléaires menés par la France en Polynésie française resurgit à la fin des années 1990. Au moment où la France renonce définitivement aux essais, des enquêtes sont lancées par des ONG auprès d’anciens travailleurs des sites d’essais et d’habitants des îles situées autour de ces sites, lesquelles font état de problèmes de santé rencontrés (De Vries et Seur, 1997renvoi vers). C’est dans le sillage de ces enquêtes que deux associations voient le jour : en 2001, l’association « Moruroa e tatou » est créée en Polynésie française ; elle regroupe d’anciens travailleurs polynésiens ayant participé aux expérimentations atomiques menées par la France. Parallèlement, en métropole, une « Association des vétérans des essais nucléaires » (AVEN) est fondée par d’anciens militaires ayant servi au Sahara et en Polynésie française durant les campagnes de tir et souffrant de pathologies qu’ils estiment liées à leur séjour militaire. Avec l’aide d’une ONG pacifiste et antinucléaire, le Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits (CDRPC), ces associations se donnent pour objectif premier de faire connaître à l’opinion la situation des vétérans des essais et de défendre collectivement les intérêts de ces anciens militaires et travailleurs dans leur demande de réparation. Certains d’entre eux, en effet, réclament des pensions d’invalidité que le ministère de la Défense refuse de leur attribuer en raison de l’incertitude qui entoure le lien de causalité entre l’exposition subie par ces anciens militaires et les pathologies que ces derniers présentent plusieurs dizaines d’années plus tard.

Incertitudes scientifiques et présomption de causalité

Les difficultés rencontrées par les vétérans des essais nucléaires pour apporter la preuve scientifique d’un lien entre leur participation aux expérimentations atomiques et les pathologies que certains d’entre eux leur imputent sont nombreuses. La difficulté principale est liée au fait que les effets d’une contamination radioactive renvoient à un processus qui s’inscrit dans la longue durée, les pathologies pouvant faire leur apparition plusieurs années après l’exposition. Ce sont ces phénomènes de « déliaison temporelle » (Teissonnière, 2005renvoi vers) entre l’exposition au risque et l’apparition du dommage, qui rendent difficile l’établissement d’un lien de causalité entre l’un et l’autre. De ce point de vue, la question des conséquences des essais nucléaires s’apparente à d’autres problèmes sanitaires pour lesquels une origine environnementale peut être soupçonnée mais demeure difficile à prouver.
Dans certaines situations, ces incertitudes peuvent être dissipées. L’événement causal à l’origine des pathologies pourra ainsi plus facilement être identifié dès lors que les pathologies en question portent une « signature », c’est-à-dire qu’elles sont caractéristiques de l’exposition à une substance particulière (comme le mésothéliome dans le cas de l’amiante). Par ailleurs, même en l’absence d’une « signature », il est parfois possible d’identifier les facteurs responsables de de la survenue de certaines pathologies en ayant recours à des études épidémiologiques permettant de mettre au jour certaines corrélations.
Mais de telles investigations sont parfois difficiles à mener, notamment lorsque le temps de latence entre l’événement causal suspecté et le moment où se déclare la maladie est important. Car les causes possibles à l’origine des maladies en question peuvent alors être nombreuses. C’est précisément le cas avec les essais nucléaires : le lien de causalité entre l’exposition à la radioactivité subie par certaines personnes au moment des essais et les pathologies qu’elles présentent aujourd’hui est difficile sinon impossible à établir scientifiquement. D’une part, il est difficile d’obtenir des données fiables sur l’exposition ; d’autre part, ces pathologies peuvent être radio-induites mais peuvent également avoir une autre origine. Dans ces conditions, le lien de causalité sera dans le meilleur des cas fortement suspecté, notamment lorsque la dose reçue aura pu être reconstituée, mais non scientifiquement prouvé. Or le code des pensions militaires, qui régit les demandes d’indemnisation des anciens militaires ayant participé aux essais nucléaires, exige que la preuve d’un « lien direct et certain » soit apportée pour qu’une pathologie donnée puisse être imputée au service. Les anciens travailleurs civils, quant à eux, doivent également apporter cette preuve d’un « lien direct et certain » dès lors que leur pathologie n’est pas prise en charge par le dispositif d’indemnisation des maladies professionnelles, c’est-à-dire qu’elle n’est pas inscrite au tableau no 6 des affections provoquées par les rayonnements ionisants.
C’est pourquoi les associations ont cherché à remettre en cause la nécessité d’une preuve scientifique du lien causal et ont revendiqué, dans le cadre de l’indemnisation, l’application d’un principe de « présomption de causalité ». C’est d’abord devant les tribunaux des pensions militaires et les tribunaux des affaires de sécurité sociale que l’application de ce principe a été défendue par les avocats des vétérans des essais nucléaires. Comme son nom l’indique, le raisonnement par présomption consiste à présumer, à partir de certains faits établis, un lien de causalité qui ne peut pas être prouvé scientifiquement. Le code civil prévoit ainsi qu’« en l’absence de preuve du lien de causalité entre le fait générateur et le dommage, les juges peuvent éventuellement forger leur conviction et fonder leur décision en ayant recours à un faisceau de présomptions » (Laurent, 2007renvoi vers). Pour cela, il est indiqué que ces présomptions doivent être « graves, précises et concordantes ». Ainsi, en fonction des éléments de preuve apportés tant en ce qui concerne l’exposition que le dommage, le juge, en vertu du raisonnement par présomption, pourra considérer que le lien entre les deux, bien qu’incertain sur le plan scientifique, est lui aussi prouvé et accorder par conséquent le droit à l’indemnisation du préjudice.
Cependant, ce n’est qu’avec une grande prudence que les juges utilisent ce type de raisonnement. À la fin des années 2000, sur une centaine de procédures engagées, un peu plus d’une dizaine de vétérans seulement obtiennent des jugements favorables, qui ne sont d’ailleurs pas définitifs puisque le ministère de la Défense fait alors systématiquement appel et obtient gain de cause en dernière instance (Barthe, 2017renvoi vers). Il reste que ces procès sont l’occasion de faire connaître la situation des vétérans, de publiciser leur cause, et de pointer l’inadaptation d’un système d’indemnisation trop dépendant de preuves scientifiques impossibles à apporter. La rigidité de ce système juridique, au sein duquel le raisonnement par présomption est rarement utilisé, conduit les associations à réclamer la mise en place d’un dispositif légal d’indemnisation fondé sur le principe de la présomption de causalité (Barrillot, 2007renvoi vers).
Pour les personnes cherchant à obtenir un statut de victime, l’intérêt d’un tel principe est qu’il permet de contourner l’obstacle de la preuve scientifique du lien de causalité. En vertu du principe de présomption, il suffit en effet qu’un certain nombre de conditions soient remplies, tant en ce qui concerne l’exposition que le dommage, pour qu’un lien entre les deux soit admis et qu’un droit à l’indemnisation soit alors reconnu. C’est le dispositif qui a été adopté par le Sénat des États-Unis en 1988 dans le cadre de l’indemnisation des soldats de l’armée américaine ayant participé aux expérimentations atomiques menées dans le Pacifique et dans le désert du Nevada (Radiation Exposed Veterans Compensation Act) (REVCA). À la suite notamment de plusieurs procès intentés contre le gouvernement des États-Unis, ce dispositif a été élargi en 1990 pour ouvrir la possibilité d’une indemnisation aux personnes civiles ayant été exposées aux retombées des essais atmosphériques (les downwinders). Ce dispositif, connu sous le nom de Radiation Exposure Compensation Act (RECA), repose à nouveau sur le principe d’une présomption de causalité, même s’il est assorti d’un certain nombre de restrictions complexes selon chaque maladie considérée (par exemple, selon la maladie, l’âge de la personne au moment du diagnostic ou encore la durée séparant le moment de l’exposition et celui du diagnostic).
En France, les procès et leur issue aléatoire ont donné du crédit à l’idée d’une réforme du système de réparation devant permettre, sur le modèle de l’indemnisation des maladies professionnelles, non seulement d’alléger la charge de la preuve pour les requérants mais encore de mettre fin au manque d’homogénéité des réponses contentieuses. Entre 2001 et 2008, plus d’une dizaine de propositions de loi sont déposées qui s’appuient sur les revendications des associations : création d’un fonds d’indemnisation des victimes civiles et militaires des essais nucléaires, établissement d’un principe de présomption de lien avec le service pour les maladies dont souffrent les personnes ayant participé aux expérimentations, suivi sanitaire de cette population, etc. Bien qu’elles soient déposées par des groupes politiques différents, toutes ces propositions de loi vont dans le même sens. Aussi l’idée est-elle avancée de déposer une proposition de loi commune afin de forcer son inscription à l’ordre du jour, voire d’obtenir qu’elle soit votée par le Parlement. C’est cette possibilité, avancée notamment par les parlementaires de la majorité, qui conduit le ministre de la Défense à présenter un projet de loi en 2009 « relatif à la réparation des conséquences sanitaires des essais nucléaires français ».

La loi Morin de 2010 et ses suites

La loi du 5 janvier 2010 « relative à la reconnaissance et l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français », dite « loi Morin », met en place un dispositif d’indemnisation ambigu. D’un côté, c’est bien un principe de présomption de causalité qui est reconnu, en vertu duquel le demandeur, pour obtenir réparation, devra simplement justifier qu’il a résidé ou séjourné dans certaines zones durant des périodes précises et qu’il souffre d’une pathologie figurant dans une liste fixée par décret1 (i). Mais, d’un autre côté, la formulation de l’article 4 de cette loi restreint considérablement la portée de ce principe de présomption de causalité en conditionnant l’indemnisation par l’évaluation du risque en fonction de l’exposition subie (ii).
(i) La présomption légale est un mécanisme d’imputation qui supprime tout raisonnement probatoire et qui ne dépend plus d’un pouvoir d’appréciation, comme c’était le cas dans les procès. Dans ce dispositif, les éléments de preuve à apporter pour bénéficier d’une réparation sont – en principe – considérablement allégés puisqu’il s’agit seulement de justifier d’une présence dans certaines zones au moment des tirs et de l’atteinte par une pathologie incluse dans la liste établie par décret. Dès lors que le demandeur a séjourné sur place, son exposition est présumée, et si la pathologie qui fait l’objet de la demande d’indemnisation est incluse dans la liste préalablement fixée, elle est également présumée être la conséquence de cette exposition. Il s’agit en définitive d’une double présomption (entre présence sur place et exposition, et entre exposition et dommage), à l’instar du système retenu aux États-Unis avec le Radiation Exposed Veterans Compensation Act de 1988, qui revient à établir un lien entre la participation aux essais et une pathologie, quelle qu’ait été, au fond, le risque auquel la personne a été exposée (Arnold et Smith, 2006renvoi vers).
(ii) Cependant, l’introduction dans l’article 4 de la loi d’un examen par un comité d’indemnisation2 des « conditions de l’exposition » (encadré 1.I), à partir desquelles le risque pourra éventuellement être considéré comme « négligeable » est en complète contradiction avec ce principe de présomption de causalité affirmé dans le même article3 . La présomption n’a en effet plus rien d’automatique et les conditions préalablement mentionnées ne sont plus suffisantes ; c’est au comité d’indemnisation qu’il revient d’apprécier la causalité. Juridiquement, comme l’ont fait observer les nombreux commentateurs du texte, ce système ne peut finalement pas être qualifié de présomption d’imputabilité, puisque celle-ci « aurait dû conduire à une réparation automatique dès lors que les conditions posées par la loi étaient satisfaites sauf preuve contraire apportée par l’État » (Jean-Pierre, 2010renvoi vers).

Encadré 1.I : Extrait de l’article 4-II de la loi Morin (version 2010)

Article 4-II de la loi Morin – version 2010 (extrait)
II. – Ce comité examine si les conditions de l’indemnisation sont réunies. Lorsqu’elles le sont, l’intéressé bénéficie d’une présomption de causalité à moins qu’au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. [...]
En raison de ses ambiguïtés, la loi Morin, parfois présentée par ses promoteurs comme une occasion de « tourner la page » des essais nucléaires, n’a pas produit l’effet escompté, loin s’en faut. Dans la plupart des cas soumis à leur examen au cours des années suivantes, les experts du CIVEN ont estimé que le risque attribuable aux essais nucléaires pouvait être considéré comme « négligeable ». Trois ans après le vote de la loi, en 2013, un rapport parlementaire révèle que seulement 11 personnes ont été indemnisées grâce à ce dispositif législatif, sur un total de 840 dossiers examinés (Bouchoux et Lenoir, 2013renvoi vers). En 2017, elles ne sont qu’une vingtaine à avoir bénéficié d’une indemnisation. Qualifié de véritable « nid à contentieux » par les auteurs du rapport parlementaire, l’article 4 de la loi Morin devient la cible des associations. Il faut attendre l’année 2017 pour que cet article soit modifié, par le biais d’un amendement déposé par des élus polynésiens dans le cadre des discussions relatives à la loi pour l’Égalité réelle Outre-mer (Erom) qui supprime la mention du « risque négligeable ».
La loi Erom a également mis en place une commission chargée de « formuler des recommandations à l’attention du gouvernement » afin que l’indemnisation soit « réservée aux personnes dont la maladie est causée par les essais ». Le rapport de cette commission a été remis au Premier ministre le 20 novembre 2018. De son côté, et dans l’attente des conclusions de ce rapport, le CIVEN a modifié la méthodologie jusqu’ici suivie dans l’examen des dossiers : désormais, la présomption de causalité s’applique dès lors que l’exposition dépasse 1 mSv par an, ce qui correspond à la limite de dose efficace4 pouvant être reçue par le public fixée par le code de la santé publique5 . La loi Morin a finalement été modifiée en ce sens le 20 décembre 2018, grâce à un amendement introduit dans la loi de finances 2019 (encadré 1.II).

Encadré 1.II : Extrait de l’article 4-V de la loi Morin (version en vigueur)

Article 4-V de la loi Morin – version en vigueur (extrait)
V. Ce comité examine si les conditions sont réunies. Lorsqu’elles le sont, l’intéressé bénéficie d’une présomption de causalité, à moins qu’il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l’intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l’exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3o de l’article L. 1333-2 du code de la santé publique.
Suite aux revendications exprimées par le mouvement associatif et les élus polynésiens, d’autres modifications avaient été préalablement introduites, visant les conditions permettant de bénéficier de la présomption de causalité afin d’obtenir une indemnisation. Une première modification de la loi Morin est ainsi intervenue en 2012 avec la modification de la liste des maladies concernées par l’indemnisation : un décret du 30 avril 2012 ajoute trois pathologies aux 18 maladies qui avaient été retenues dans le décret d’application de 2010. Une seconde modification intervient avec le vote de la loi de finance 2013, qui ouvre la possibilité d’une indemnisation à toute personne ayant résidé en Polynésie française au moment des essais, sans qu’aucune zone précise ne soit requise comme c’était le cas avec la loi Morin dans sa version initiale. Le décret du 27 mai 2019 a ajouté le cancer de la vésicule biliaire et le cancer des voies biliaires dans la liste des maladies radio-induites (encadré 1.III).
Aujourd’hui, en Polynésie française, de vives revendications s’expriment à nouveau en faveur d’une extension du périmètre de la loi Morin afin d’en faire bénéficier le plus grand nombre. Tandis qu’une plainte a été déposée le 2 octobre 2018 contre la France devant la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité, les associations – dont l’association « 193 » créée en 2014 pour défendre les intérêts de la population polynésienne dans son ensemble face aux conséquences des essais nucléaires – réclament l’introduction de nouvelles pathologies dans la liste des maladies visées par la loi. En référence aux pathologies incluses dans les différents systèmes d’indemnisation américains (REVCA et RECA notamment), les associations demandent que soient pris en considération d’autres types de cancer ainsi que certaines pathologies non cancéreuses comme les maladies cardiovasculaires. Au total, 19 pathologies sont communes aux listes des maladies radio-induites selon la France et les États-Unis (voir le chapitre 4 « Estimation de l’impact de l’exposition aux radiations ionisantes sur la santé des populations : approche épidémiologique générale » pour une comparaison entre ces deux listes). Cependant, la comparaison avec les systèmes d’indemnisation américains est discutable au sens où ceux-ci distinguent des maladies présomptives, qui peuvent faire l’objet d’une présomption de causalité, et les maladies non présomptives qui, pour être reconnues comme radio-induites, doivent faire l’objet d’un examen dans lequel la dose reçue ainsi que d’autres critères restrictifs sont pris en considération (Tetuani, 2018renvoi vers). Les associations réclament également des études scientifiques sur les éventuels effets transgénérationnels liés aux essais nucléaires. Cette préoccupation résulte d’un rapport publié en janvier 2018 par un pédopsychiatre, le Dr Christian Sueur, qui fait état de troubles envahissants du développement (TED) avec anomalies morphologiques et/ou retard mental chez les enfants dont les grands-parents ont été exposés aux retombées radioactives des essais nucléaires6 .

Encadré 1.III : Liste des 23 pathologies pouvant faire l’objet d’une indemnisation dans le cadre de la loi Morin (version en vigueur)

Leucémies (sauf leucémie lymphoïde chronique car considérée comme non radio-induite)
Myélodysplasiesa
Cancer du sein
Cancer du corps thyroïde pour une exposition pendant la période de croissance
Cancer cutané sauf mélanome malin
Cancer du poumon
Cancer du côlon
Cancer des glandes salivaires
Cancer de l’œsophage
Cancer de l’estomac
Cancer du foie
Cancer de la vessie
Cancer de l’ovaire
Cancer du cerveau et système nerveux central
Cancer des os et du tissu conjonctif
Cancer de l’utérus
Cancer de l’intestin grêle
Cancer du rectum
Cancer du rein
Cancer de la vésicule biliaireb
Cancer des voies biliairesb
Lymphomes non hodgkiniensa
Myélomesa
1

1. a Pathologies ajoutées par décret en 2012 ; b Pathologies ajoutées par décret en 2019.

Conclusion

Au regard du contexte socio-politique, fortement marqué par l’évolution du dispositif d’indemnisation mis en place par la loi Morin, par les revendications qui s’expriment à son sujet mais aussi par des controverses scientifiques inhérentes aux problématiques santé-environnement, une expertise collective relative aux conséquences sanitaires des essais nucléaires en Polynésie française présente deux enjeux principaux :
• le premier enjeu est d’examiner, au vu des connaissances disponibles, la possibilité d’inclure de nouvelles pathologies dans le dispositif, en s’appuyant notamment sur les données relatives à l’état de santé de la population polynésienne. La question est ici de savoir si certaines pathologies, comme les maladies cardiovasculaires, ou d’éventuels effets transgénérationnels, peuvent être considérés comme radio-induits ou, à tout le moins, si des recherches sont nécessaires pour pouvoir fournir un avis scientifique sur le sujet ;
• le deuxième enjeu est de fournir des éléments scientifiques relatifs à l’exposition à la radioactivité subie par la population polynésienne. La question ici est de savoir si, avec la limite de 1 mSv par an fixée par la loi, tous les polynésiens présents au moment des tirs remplissent les conditions d’exposition permettant de bénéficier d’une indemnisation ou si une partie seulement d’entre eux peut légitimement y prétendre.
Sauf à revenir sur le principe de présomption de causalité instauré par la loi Morin, toute autre considération (comme les modes de calculs du risque en fonction de l’exposition à la radioactivité), bien que présentant un intérêt scientifique, n’aurait pas de pertinence du point de vue d’une expertise tenant compte du contexte socio-politique.

Références

[1] Arnold L, Smith M. Britain, Australia and the bomb: the nuclear tests and their aftermath. Lodon:Palgrave Macmillan; 2006. Retour vers
[2] Barrillot B. Quelle justice pour les victimes des essais nucléaires ? Pour l’adoption du principe de présomption légale. Lyon:Observatoire des armements/CDRPC-AVEN-Moruroa e tatou; 2007. Retour vers
[3] Barthe Y. Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime. Paris:Le Seuil; 2017. Retour vers
[4] Bouchoux C, Lenoir J-C. Rapport d’information fait au nom de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois sur la mise en œuvre de la loi no 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Rapport no 856. Sénat; 2013; Retour vers
[5] Boudia S. Les problèmes de santé publique de longue durée. Les effets des faibles doses de radioactivité. In: Gilbert C, Henry E, editors. Comment se construisent les problèmes de santé publique. Paris:La Découverte; 2009. p. 33-53Retour vers
[6] Boutté MI. Compensating for health: the acts and outcomes of atomic testing. Human Organization. 2002; 61:41-50Retour vers
[7] De Vries P, Seur H. Moruroa et nous. Expériences des Polynésiens au cours des 30 années d’essais nucléaires dans le Pacifique Sud. Lyon:Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits; 1997. Retour vers
[8] Jean-Pierre D. Le cancer et la « présomption de causalité » au service : le cas des victimes des essais nucléaires. La semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales. 2010; 5:36-8Retour vers
[9] Laurent W. Pensions des vétérans : la désillusion nucléaire ?. Journal des Accidents et Catastrophes. 2007; 76:http://www.jac.cerdacc.uha.fr/. Retour vers
[10] Teissonnière J-P. Les risques invisibles. Semaine Sociale Lamy. 2005; 17 (suppl):28-9Retour vers
[11] Tetuani L. Rapport de la commission de l’article 113 de la loi du 28 février 2017 sur les mesures destinées à réserver l’indemnisation aux personnes dont la maladie est causée par les essais nucléaires. 15 novembre; 2018; 86 p. Retour vers

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